Métrique en Ligne
NOU_2/NOU89
Germain NOUVEAU
Valentines
et Autres Vers
1922
CAS DE DIVORCE
Adam était fort amoureux. 8 a
Maigre comme un clou, les yeux creux ; 8 a
Son Ève était donc bien heureuse 8 a
D’être sa belle Ève amoureuse, 8 a
5 Mais… fiez-vous donc à demain ! 8 a
Un soir, en promenant sa main 8 a
Sur le moins beau torse du monde, 8 a
Ah !… sa surprise fut profonde ! 8 a
Il manquait une côte… là. 8 a
10 Tiens ! Tiens ! que veut dire cela ? 8 a
Se dit Ève, en baissant la tête. 8 a
Mais comme Ève n’était pas bête, 8 a
Tout d’abord Ève ne fit rien 8 a
Que s’en assurer bel et bien. 8 a
15 « Vous, Madame, avec cette mine ? 8 a
Qu’avez-vous donc qui vous chagrine ? » 8 a
Lui dit Adam, le jour suivant. 8 a
« Moi, rien… dit Ève… c’est… le vent. » 8 a
Or, le vent donnait sous la plume, 8 a
20 Contrairement à sa coutume. 8 a
Un autre eût été dépité, 8 a
Mais comme il avait la gaieté 8 a
Inaltérable de son âge, 8 a
Il s’en fut à son jardinage 8 a
25 Tout comme si de rien n’était. 8 a
Cependant, Ève s’em…bêtait 8 a
Comme s’ennuie une Princesse. 8 a
« Il faut, nom de Dieu ! que ça cesse », 8 a
Se dit Ève, d’un ton tranchant. 8 a
30 « Je veux le voir, oui, sur-le-champ », 8 a
Je dirai : « Sire, il manque à l’homme 8 a
Une côte, c’est sûr ; en somme, 8 a
En général, ça ne fait rien, 8 a
Mais ce général, c’est le mien. 8 a
35 Il faut donc la lui donner vite. 8 a
Moi, j’ai mon compte, ça m’évite 8 a
De vous importuner ; mais lui, 8 a
N’a pas le sien, c’est un ennui. 8 a
Ce détail me gâte la fête. 8 a
40 Puisque je suis toute parfaite, 8 a
J’ai bien droit au mari parfait. 8 a
Il ne peut que dire : en effet », 8 a
Ici la Femme devint… rose, 8 a
« Et s’il dit, prenant mal la chose : 8 a
45 « Ton Adam n’est donc plus tout nu ! 8 a
Que lui-même il n’est pas venu ? 8 a
A-t-il sa langue dans sa poche ? 8 a
Sur la mèche où le cœur s’accroche, 8 a
La casquette à n’en plus finir ? 8 a
50 Est-il en train de devenir 8 a
Soutenu ?… » Que répliquerai-je ? 8 a
La Femme ici devint… de neige. 8 a
Sitôt qu’Adam fut de retour 8 a
Ève passa ses bras autour 8 a
55 Du cou, le plus fort de son monde, 8 a
Et, renversant sa tête blonde, 8 a
Reçut deux grands baisers joyeux ; 8 a
Puis fermant à demi les yeux, 8 a
Pâmée au rire de sa bouche, 8 a
60 Elle l’attira vers sa couche, 8 a
Où, commençant à s’incliner, 8 a
L’on se mit à se lutiner. 8 a
Soudain : « Ah ! qu’as-tu là ? » fit Ève. 8 a
Adam parut sortir d’un rêve. 8 a
65 « Là… mais, rien… », dit-il. « Justement, 8 a
Tu n’as rien, comme c’est charmant ! 8 a
Tu vois, il te manque une côte. 8 a
Après tout, ce n’est pas ta faute, 8 a
Tu ne dois pas te tourmenter ; 8 a
70 Mais sur l’heure, il faut tout quitter, 8 a
Aller voir le Prince, et lui dire 8 a
Ce qu’humblement ton cœur désire ; 8 a
Que tu veux ta côte, voilà. 8 a
Or, pour lui, qu’est-ce que cela ? 8 a
75 Moins que rien, une bagatelle. » 8 a
Et prenant sa voix d’Immortelle : 8 a
« Allons ! Monsieur… tout de ce pas. » 8 a
Ève changea de ritournelle, 8 b
Et lorsqu’Adam était… sur elle, 8 b
80 Elle répétait d’un ton las : 8 a
« Pourquoi, dis, que tu m’aimes pas ? » 8 a
« Mais puisque ça ne se voit pas », 8 a
Dit Adam. « Ça se sent », dit Ève, 8 a
Avec sa voix sifflante et brève. 8 a
85 Adam partit à contrecœur, 8 a
Car dans le fond il avait peur 8 a
De dire, en cette conjoncture, 8 a
À l’Auteur de la créature : 8 a
Vous avez fait un pas de clerc 8 a
90 En ratant ma côte, c’est clair. 8 a
Sa démarche impliquait un blâme. 8 a
Mais il voulait plaire à sa femme. 8 a
Ève attendit une heure vingt 8 a
Bonnes minutes ; il revint 8 a
95 Souriant, la mine attendrie, 8 a
Et, baisant sa bouche fleurie, 8 a
L’étreignant de son bras musclé : 8 a
« Je ne l’ai pas, pourtant je l’ai. 8 a
Je la tiens bien puisque je t’aime, 8 a
100 Sans l’avoir, je l’ai tout de même. » 8 a
Ève, sentant que ça manquait 8 a
Toujours, pensa qu’il se moquait ; 8 a
Mais il lui raconta l’histoire 8 a
Qu’il venait d’apprendre, il faut croire, 8 a
105 De l’origine de son corps, 8 a
Qu’Ève était sa côte, et qu’alors 8 a
La chose…
« Ah ! c’est donc ça…, dit-elle, 8 a
Que le jour, oui, je me rappelle, 8 a
Où nous nous sommes rencontrés 8 a
110 Dans les parterres diaprés, 8 a
Tu m’as, en tendant tes mains franches, 8 a
Dit : « Voici la fleur de mes branches, 8 a
Et voilà le fruit de ma chair ! » 8 a
« En effet, ma chère ! »
« Ah !… mon cher ! 8 a
115 J’avais pris moi cette parole 8 a
Au figuré… Mais j’étais folle ! » 8 a
« Je t’avais prise au figuré 8 a
Moi-même », dit Adam, paré 8 a
De sa dignité fraîche éclose 8 a
120 Et qui lui prêtait quelque chose 8 a
Comme un ton de maître d’hôtel, 8 a
Déjà suffisamment mortel ; 8 a
« L’ayant dit un peu comme on tousse. 8 a
Vois, quand la vérité nous pousse, 8 a
125 Il faut la dire, malgré soi. » 8 a
« Je ne peux pas moi comme toi », 8 a
Fut tout ce que répondit Ève. 8 a
La nuit s’en va, le jour se lève, 8 a
Adam saisit son arrosoir, 8 a
130 Et : « Ma belle enfant, à ce soir ! » 8 a
Sa belle enfant ! pauvre petite ! 8 a
Elle, jadis sa… favorite, 8 a
Était son enfant, à présent. 8 a
Quoi ? Ce n’était pas suffisant 8 a
135 Qu’Adam n’eût toujours pas sa côte, 8 a
À présent c’était de sa faute ! 8 a
Elle en avait les bras cassés ! 8 a
Et ce n’était encore assez. 8 a
Il fallait cette côte absente 8 a
140 Qu’elle en parût reconnaissante ! 8 a
Doux Jésus !
Tout fut bien changé. 8 a
Ève prit son air affligé, 8 a
Et lorsqu’Adam parmi les branches 8 a
Voyait bouder ses… formes blanches 8 a
145 Et que, ne pouvant s’en passer, 8 a
Il accourait, pour l’embrasser, 8 a
Tout rempli d’une envie affreuse : 8 a
« Ah ! que je suis donc malheureuse ! » 8 a
Disait Ève, qui s’affalait. 8 a
150 Enfin, un jour qu’Adam parlait 8 a
D’une voix trop brusque et trop haute : 8 a
« Pourquoi, dis, que t’as pas ta côte ? » 8 a
« Voyons ! vous vous… fichez de moi ! 8 a
Tu le sais bien,… comment, c’est toi, 8 a
155 Toi, ma côte, qui se réclame ! » 8 a
« Ça n’empêche pas, dit la Femme, 8 a
À ta place, j’insisterais. » 8 a
« Si je faisais de nouveaux frais, 8 a
Dit Adam, j’aurais trop de honte. 8 a
160 Nous avons chacun notre compte, 8 a
Toi comme moi, tu le sais bien, 8 a
Et le Prince ne nous doit rien ; 8 a
Car nul en terme de boutique 8 a
Ne tient mieux son arithmétique. » 8 a
165 Ce raisonnement était fort, 8 a
Ève pourtant n’avait pas tort. 8 a
Sur ces entrefaites, la femme 8 a
S’en vint errer, le vague à l’âme, 8 a
Autour de l’arbre défendu. 8 a
170 Le serpent s’y trouvait pendu 8 a
Par la queue, il leva la tête. 8 a
« Ève, comme vous voilà faite ! » 8 a
Dit-il, en la voyant venir. 8 a
La pauvre Ève n’y put tenir ; 8 a
175 Elle lui raconta sa peine, 8 a
Et même fit voir… une veine. 8 a
Le bon Vieux en parut navré. 8 a
« Tiens ! Tiens ! dit-il ; c’est pourtant vrai. 8 a
Eh ! bien ! moi : j’ai votre remède ; 8 a
180 Et je veux vous venir en aide, 8 a
Car je sais où tout ça conduit. 8 a
Écoute-moi, prends de ce fruit. » 8 a
« Oh ! non ! » dit Ève « Et la défense ? » 8 a
« Ton prince est meilleur qu’il ne pense 8 a
185 Et ne peut vous faire mourir. 8 a
Prends cette pomme et va l’offrir 8 a
À ton mari, pour qu’il en mange, 8 a
Et, dit, entr’autres choses, l’Ange, 8 a
Parfaits alors, comme des Dieux, 8 a
190 En lui, plus de vide odieux ! 8 a
Vois quelle épine je vous ôte. 8 a
Ce pauvre Adam aura sa côte. » 8 a
C’était tout ce qu’Ève voulait. 8 a
Le fruit était là qui parlait, 8 a
195 Ève étendît donc sa main blanche 8 a
Et le fit passer de la branche 8 a
Sous sa nuque, dans son chignon. 8 a
Ève trouva son compagnon 8 a
Qui dormait étendu sur l’herbe, 8 a
200 Dans une pose peu superbe, 8 a
Le front obscurci par l’ennui. 8 a
Ève s’assit auprès de lui, 8 a
Ève s’empara de la pomme, 8 a
Se tourna du côté de l’Homme 8 a
205 Et la plaçant bien sous son nez, 8 a
Loin de ses regards étonnés : 8 a
« Tiens ! regarde ! la belle pêche ! » 8 a
— « Pomme », dit-il d’une voix sèche. 8 a
« Pêche ! Pêche ! » — « Pomme. » — « Comment ? 8 a
210 Ce fruit d’or, d’un rose charmant, 8 a
N’est pas une pomme bien ronde ? 8 a
Voyons !… demande à tout le monde ? » 8 a
— « Qui, tout le monde ? » Ève sourit : 8 a
« J’ai dit tout le monde ? » et reprit, 8 a
215 Lui prenant doucement la tête : 8 a
« Eh ! oui, c’est une pomme, bête, 8 a
Qui ne comprends pas qu’on voulait 8 a
T’attraper… Ah ! fi ! que c’est laid ! 8 a
Pour me punir, mon petit homme, 8 a
220 Je vais t’en donner, de ma pomme. » 8 a
Et l’éclair de son ongle luit, 8 a
Qui se perd dans la peau du fruit. 8 a
On était au temps des cerises, 8 a
Et justement l’effort des brises, 8 a
225 Qui soufflait dans les cerisiers, 8 a
En fit tomber une à leurs pieds ! 8 a
« Malheureuse ! que vas-tu faire ? » 8 a
Crie Adam, rouge de colère, 8 a
Qui soudain a tout deviné, 8 a
230 Veut se saisir du fruit damné, 8 a
Mais l’homme avait trouvé son maître. 8 a
« Je serai seule à la commettre », 8 a
Dit Ève en éloignant ses bras, 8 a
Si hautaine… qu’il n’osa pas. 8 a
235 Puis très tranquillement, sans fièvres, 8 a
Ève met le fruit sur ses lèvres, 8 a
Ève le mange avec ses dents. 8 a
L’homme baissa ses yeux ardents 8 a
Et de ses mains voila sa face. 8 a
240 « Moi, que voulez-vous que j’y fasse ? 8 a
Dit Ève ; c’est mon bon plaisir ; 8 a
Je n’écoute que mon désir 8 a
Et je le contente sur l’heure. 8 a
Mieux que vous… qu’a-t-il donc ? il pleure ! 8 a
En voulez-vous ?
245 Non, et pourquoi ? 8 a
Vous voyez, j’en mange bien, moi. 8 a
D’ailleurs, songez qu’après ma faute 8 a
Nous ne vivrons plus côte à côte, 8 a
On va nous séparer… c’est sûr, 8 a
250 On me l’a dit, par un grand mur. 8 a
En voulez-vous ? »
Lui, tout en larmes, 8 a
S’enfonçait, songeant à ses charmes, 8 a
Dans le royaume de Sa voix. 8 a
Enfin, pour la dernière fois 8 a
255 Prenant sa tête qu’Ève couche, 8 a
« En veux-tu, dis ? Ouvre ta bouche ! » 8 a
Et c’est ainsi qu’Adam mangea 8 a
À peu près tout, Ève déjà 8 a
N’en ayant pris qu’une bouchée ; 8 a
260 Mais Ève eût été bien fâchée 8 a
Du contraire, pour l’avenir. 8 a
Il a besoin de devenir 8 a
Dieu, bien plus que moi, pensait-Elle. 8 a
Quand l’homme nous l’eut baillé belle, 8 a
265 Tu sais ce qui lors arriva ; 8 a
Le pauvre Adam se retrouva 8 a
Plus bête qu’avant, par sa faute. 8 a
Car s’il eût su plaindre sa côte, 8 a
Son Ève alors n’eût point péché ; 8 a
270 De plus, s’il se fût attaché 8 a
À son Prince, du fond de l’âme, 8 a
S’il n’eût point écouté sa femme, 8 a
Ton cœur a déjà deviné 8 a
Que le Seigneur eût pardonné, 8 a
275 Le motif d’Ève, au fond valable, 8 a
N’ayant pas eu pour détestable 8 a
Suite la faute du mari. 8 a
Lequel plus tard fut bien chéri 8 a
Et bien dorloté par « sa chère », 8 a
280 Mais quand, mécontent de la chère, 8 a
Il disait : « Je suis trop bon, moi ! 8 a
— Sans doute, disait Ève, toi, 8 a
T’es-un-bon-bonhomme, sur terre, 8 a
Mais… tu n’as pas de caractère ! » 8 a
mètre profil métrique : 8
forme globale type : suite de strophes
schéma : 140[aa] 1[abba]
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