Métrique en Ligne
NOA_1/NOA68
Anna de NOAILLES
Les Vivants et les Morts
1913
II
LES CLIMATS
L'ÎLE DES FOLLES À VENISE
La lagune a le dense éclat du jade vert. 6+6 a
Le noir allongement incliné des gondoles 6+6 b
Passe sur cette eau glauque, et sous le ciel couvert. 6+6 a
— Ce rose bâtiment, c'est la maison des folles. 6+6 b
5 Fleur de la passion, île de Saint-Clément, 6+6 a
Que de secrets bûchers dans votre enceinte ardente ! 6+6 b
La terre desséchée exhale un fier tourment, 6+6 a
Et l'eau se fige autour comme un cercle du Dante. 6+6 b
— Ce soir mélancolique où les cieux sont troublés, 6+6 a
10 Où l'air appesanti couve son noir orage, 6+6 b
J'entends ces voix d'amour et ces cœurs exilés 6+6 a
Secouer la fureur de leurs mille mirages ! 6+6 b
Le vent qui fait tourner les algues dans les flots 6+6 a
Et m'apporte l'odeur des nuits de Dalmatie, 6+6 b
15 Guide jusqu'à mon cœur ces suprêmes sanglots, 6+6 a
— O folie, ô sublime et sombre poésie ! 6+6 b
Le rire, les torrents, la tempête, les cris 6+6 a
S'échappent de ces corps que trouble un noir mystère. 6+6 b
Quelle huile adoucirait vos torrides esprits, 6+6 a
20 Bacchantes de l'étroite et démente Cythère ? 6+6 b
Cet automne, où l'angoisse, où la langueur m'étreint, 6+6 a
Un secret désespoir à tant d'ardeur me lie ; 6+6 b
Déesse sans repos, sans limites, sans frein, 6+6 a
Je vous vénère, active et divine Folie ! 6+6 b
25 — Pleureuses des beaux soirs voisins de l'Orient, 6+6 a
Déchirez vos cheveux, égratignez vos joues, 6+6 b
Pour tous les insensés qui marchent en riant, 6+6 a
Pour l'amante qui chante, et pour l'enfant qui joue. 6+6 b
O folles ! aux judas de votre âpre maison 6+6 a
30 Posez vos yeux sanglants, contemplez le rivage : 6+6 b
C'est l'effroi, la stupeur, l'appel, la déraison, 6+6 a
Partout où sont des mains, des yeux et des visages. 6+6 b
Folles, dont les soupirs comme de larges flots 6+6 a
Harcèlent les flancs noirs des sombres Destinées, 6+6 b
35 Vous sanglotez du moins sur votre morne îlot ; 6+6 a
Mais nous, les cœurs mourants, nous, les assassinées, 6+6 b
Nous rôdons, nous vivons ; seuls nos profonds regards, 6+6 a
Qui d'un vin ténébreux et mortel semblent ivres, 6+6 b
Dénoncent par l'éclat de leurs rêves hagards 6+6 a
40 L'effroyable épouvante où nous sommes de vivre. 6+6 b
— Par quelle extravagante et morne pauvreté, 6+6 a
Par quel abaissement du courage et du rêve 6+6 b
L'esprit conserve-t-il sa chétive clarté 6+6 a
Quand tout l'être éperdu dans l'abîme s'achève ? 6+6 b
45 — O folles, que vos fronts inclinés soient bénis ! 6+6 a
Sur l'épuisant parcours de la vie à la tombe 6+6 b
Qui va des cris d'espoir au silence infini, 6+6 a
Se pourrait-il vraiment qu'on marche sans qu'on tombe ? 6+6 b
Se pourrait-il vraiment que le courage humain, 6+6 a
50 Sans se rompre, accueillît l'ouragan des supplices ? 6+6 b
Douleur, coupe d'amour plus large que les mains, 6+6 a
Avoir un faible cœur, et qu'un Dieu le remplisse ! 6+6 b
— Amazones en deuil, qui ne pouvez saisir 6+6 a
L'ineffable langueur éparse sur les mondes, 6+6 b
55 Sanglotez ! A vos cris de l'éternel désir, 6+6 a
Des bords de l'infini les amants vous répondent 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite périodique
schéma : 14(abab)
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