Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
NOA_1/NOA21
Anna de NOAILLES
Les Vivants et les Morts
1913
I
LES PASSIONS
CANTIQUE
«Amphore de Cécrops, verse ta rosée bachique !»
(Anthologie grecque.)
Mon amour, je ne puis | t'aimer : le jour éclate 6+6 a
Comme un blanc incendie, | au mont des aromates ! 6+6 a
Le gazon, telle une eau, | fraîchit au fond des bois : 6+6 a
Un délire sacré | m'entraîne loin de toi. 6+6 a
5 — Cette odeur de soleil | étreignant la prairie, 6+6 a
Ce doux hameau, cuisant | comme une poterie, 6+6 a
Avec ses toits de brique, | ardents, pourpres, poreux, 6+6 a
Et le calme palmier | de Bethléem près d'eux, 6+6 a
Cette abeille qui danse, | ivre, imprudente et brave, 6+6 a
10 Dans les bleus diamants | de la chaleur suave, 6+6 a
Me font un corps céleste, | aux dieux appareillé ! 6+6 a
— L'aigu soleil extrait | des fentes du laurier, 6+6 a
Des étangs sommeillants | où le serpent vient boire, 6+6 a
Une opaque senteur | qui semble verte et noire. 6+6 a
15 L'été, de tous côtés | sur le temps refermé, 6+6 a
Noie de lueurs l'azur, | étale et parfumé ; 6+6 a
La montagne bleuâtre | a l'aspect héroïque 6+6 a
Du bouclier d'Achille | et des guerriers puniques, 6+6 a
Et je me sens pareille | à quelque aigle hardi 6+6 a
20 Dont le vol palpitant | touche des paradis ! 6+6 a
Mais je ne puis t'aimer ! |
— Étincelants atomes, 6+6 a
Jardins voluptueux, | confitures d'aromes, 6+6 a
Baisers dissous, coulant | dans les airs qui défaillent, 6+6 a
Chaude ivresse en suspens, | lumière qui tressaille, 6+6 a
25 Navires au lointain | se détachant du port, 6+6 a
Promettant plus d'espoir | que la gloire et que l'or, 6+6 a
Dont le pont clair est comme | un pays sans rivage, 6+6 a
Ressemblant au désir, | ressemblant au nuage, 6+6 a
Et dont les sifflements | et la sourde vapeur 6+6 a
30 Dispensent un diffus | et sensuel bonheur !… 6+6 a
— O sifflets des vaisseaux, | mugissements languides, 6+6 a
Nostalgiques appels | vers les îles torrides, 6+6 a
Sourde voix du taureau, | plein d'ardeur et d'ennui, 6+6 a
A qui Pasiphaé | répondait dans la nuit !… 6+6 a
35 — Non, je ne puis t'aimer, | tu le sens ; les dieux mêmes 6+6 a
Sont venus vers mon cœur | afin que je les aime ; 6+6 a
Laisse-moi diriger | mes pas dansants et sûrs 6+6 a
Vers mes frères divins | qui règnent dans l'azur ! 6+6 a
— Mais toi, lorsque le soir | répandra de son urne 6+6 a
40 L'ardeur mélancolique | et les cendres nocturnes, 6+6 a
Lorsqu'on verra languir | l'air et l'arbre étonnés, 6+6 a
Lorsque tout l'Univers | viendra se confiner 6+6 a
Au cercle étroit du cœur ; | quand, dans l'ombre qui mouille, 6+6 a
On entendra le chant | acharné des grenouilles 6+6 a
45 Quand tout sera furtif, | secret, mystérieux, 6+6 a
O mon ami, rends-moi | le soleil de tes yeux ! 6+6 a
Plus beaux que la clarté, | plus sûrs, plus saisissables, 6+6 a
Nous goûterons ensemble | un bonheur misérable. 6+6 a
Tes deux bras s'ouvriront | comme des routes d'or 6+6 a
50 Où mes rêves courront | sans halte et sans effort ; 6+6 a
La douce ombre que fait | ton menton sur ta gorge 6+6 a
Sera comme un pigeon | traversant un champ d'orge ; 6+6 a
Je verrai dans tes yeux | profonds et fortunés 6+6 a
Tout ce que l'Univers | n'a pas pu me donner : 6+6 a
55 O grain d'encens par qui | l'on goûte l'Arabie ! 6+6 a
Étroit sachet humain | où je touche et déplie 6+6 a
Des parfums, des pays, | des temps, des avenirs, 6+6 a
Plus que mon vaste cœur | ne peut en contenir !… 6+6 a
— Ainsi, qu'avais-je fait | pendant cette journée ? 6+6 a
60 J'étais ivre, j'étais | éblouie ! Étonnée, 6+6 a
Je parlais à travers | les siècles transparents 6+6 a
Aux bergers grecs, chantant | sur le bord des torrents. 6+6 a
La jeunesse, l'immense, | aveuglante jeunesse 6+6 a
Me leurrait de sa longue, | expectante paresse, 6+6 a
65 Et je ne pensais pas | qu'il faut, pour être heureux, 6+6 a
Être comme un troupeau | attendri et peureux 6+6 a
Qui, lorsque naît la nuit | provocante et bleuâtre, 6+6 a
Se range sous la main | et sous la voix du pâtre. 6+6 a
— Mais le jour chancelant | a quitté l'horizon. 6+6 a
70 Un doux soupir entr'ouvre | et creuse les maisons, 6+6 a
Voici la nuit : l'air fuit, | pressé, glissant, agile, 6+6 a
Esclave libéré | qui rejoint son asile. 6+6 a
Deux ormeaux délicats, | sous les brises penchants, 6+6 a
Sont deux syrinx feuillues | d'où s'élancent des chants. 6+6 a
75 La lune plie au poids | des nuages de jade, 6+6 a
Comme un rocher poli | sent bondir les dorades. 6+6 a
Nous sommes seuls ; le soir | semble nous engloutir. 6+6 a
J'ai besoin d'un vivant, | d'un constant avenir ! 6+6 a
Retiens par ta multiple | et claire exubérance 6+6 a
80 Mon âme qu'attiraient | l'espace et le silence ; 6+6 a
J'ai besoin de ton souffle | humain, qui dit : «Je suis 6+6 a
Le compagnon sensible | et mortel qui te suit 6+6 a
Sur la route incertaine, | et, plus tard, dans la terre 6+6 a
Où tu seras poussière, | oubli, ombre et poussière. 6+6 a
85 Je suis ton âme ailée, | et ce qui restera 6+6 a
De toi, lorsque tes yeux, | tes lèvres et tes bras, 6+6 a
Dont tu fis une aurore, | une lyre, une épée, 6+6 a
Seront aussi oisifs | que des branches coupées…» 6+6 a
Ainsi me parlera | la voix de cet ami. 6+6 a
90 Alors, malgré l'élan | de mon cœur insoumis, 6+6 a
Portant dans mon esprit | plus d'éclairs, de vertige 6+6 a
Que la fougère n'a | de pollen sur sa tige, 6+6 a
Que dans sa profondeur | et sa nappe la mer 6+6 a
N'a de scintillements | argentés et amers, 6+6 a
95 Je fermerai sur toi, | créé à mon image, 6+6 a
Le cercle de mon rêve, | où l'étoile des Mages 6+6 a
Vers quelque nouveau dieu | me conduisait toujours. 6+6 a
J'étais comme un prophète | éveillé sur les tours, 6+6 a
Et qui, s'émerveillant | d'avoir compris les causes 6+6 a
100 Que l'obscur Univers | à son esprit propose, 6+6 a
Appelle avec une ivre | et sacrilège ardeur 6+6 a
Plus d'astres, de secrets, | d'orage et de douleur ! 6+6 a
— Mais ces ambitions | d'une âme insatiable, 6+6 a
Sont un désert, gonflé | de tempête et de sable. 6+6 a
105 Je préfère à ce faste, | à ces âpres transports, 6+6 a
La douceur de ton âme | alliée à ton corps, 6+6 a
Ces moments infinis, | concentrés, chauds et tristes 6+6 a
Où mon cœur, par le tien, | reconnaît qu'il existe, 6+6 a
Où, lorsque le désir | avide et violent 6+6 a
110 Se dilue en un rêve | harassé, grave et lent 6+6 a
Par qui l'âme est soudain | comblée et raffermie, 6+6 a
Je sens, — ô mon ami | ailé, suave, humain, 6+6 b
Ton visage pensif | enfoncer dans ma main 6+6 b
Son odeur de nuée | et de rose endormie… 6+6 a
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