Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
NOA_1/NOA113
Anna de NOAILLES
Les Vivants et les Morts
1913
IV
LES TOMBEAUX
LES MORTS
«Si belle qu'ait été la Comédie en tout le reste…»
PASCAL.
Seigneur, j'ai vu la face | inerte de vos morts, 6+6 a
J'ai vu leur blanc visage | et leurs mains engourdies ; 6+6 b
J'ai cherché, le front bas | devant ces calmes corps, 6+6 a
Ce qui reste autour d'eux | d'une âme ivre et hardie. 6+6 b
5 Leur triste bouche, hélas ! | hors du bien et du mal 6+6 a
A conquis la suprême | et vaine sauvegarde ; 6+6 b
Comme un remous secret, | hésitant, inégal, 6+6 a
Un flottant inconnu | sous leurs traits se hasarde. 6+6 b
Rien en leurs membres las | n'a gardé la tiédeur 6+6 a
10 De la haute aventure, | humaine, ample et vivace ; 6+6 b
Ils sont emplis d'oubli, | d'abîme, de lourdeur ; 6+6 a
On sent s'éloigner d'eux | l'atmosphère et l'espace. 6+6 b
Barques à la dérive, | ils ont quitté nos ports ; 6+6 a
Ainsi qu'une momie | au fil d'un flot funèbre, 6+6 b
15 Ils vont, fardeau traîné | vers d'étranges ténèbres 6+6 b
Par la complicité | du temps rapide et fort. 6+6 a
Nos déférents regards | humblement les contemplent : 6+6 a
Soldats anéantis, | victimes sans splendeur ! 6+6 b
— J'écoute s'écrouler | les colonnes du temple 6+6 a
20 Que mon orgueil avait | élevé sur mon cœur. 6+6 b
Hélas ! nul Dieu, nul Dieu | ne parle par leur ombre ; 6+6 a
Aucun tragique jet | de flamme et de fierté 6+6 b
N'émane de ces corps, | qui, détachés des nombres, 6+6 a
Sont tombés dans le gouffre | où rien n'est plus compté… 6+6 b
25 Ainsi je m'en irai, | cendre parmi les cendres ; 6+6 a
Mon regard qui marquait | son sceau sur le soleil, 6+6 b
Mes pas qui, s'élevant, | voyaient les monts descendre, 6+6 a
Subiront ce destin | singulier et pareil. 6+6 b
Je serai ce néant | sans volonté, sans geste, 6+6 a
30 Ce dormeur incliné | qui, si on l'insultait, 6+6 b
Garderait le silence | absorbé qui lui reste, 6+6 a
N'opposerait qu'un front | qui consent et se tait. 6+6 b
— Ah ! quand j'étais si jeune | et que j'aimais les heures 6+6 a
Par besoin d'épuiser | mon courage infini, 6+6 b
35 Je songeais en tremblant | à la sombre demeure 6+6 a
Qu'on creuse dans le sol | granuleux et bruni ; 6+6 b
Mais rien n'irritera | l'épave solitaire ; 6+6 a
La peur est aux vivants, | mais les morts sont exclus. 6+6 b
Quoi ! rien n'est donc pour eux ? | Quoi ! pas même la terre 6+6 a
40 Ne se fera connaître | à leurs sens révolus ? 6+6 b
Rien ! voilà donc ton sort, | âme altière et régnante ; 6+6 a
Voilà ton sort, cœur ivre | et brûlant de désir ; 6+6 b
Regard ! voilà ton sort. | Douleur retentissante, 6+6 a
Voilà votre tonnerre | et votre long loisir ! 6+6 b
45 Rien ! oui, j'ai bien compris, | mon esprit s'agenouille ; 6+6 a
Je jette mon amour | sur cette humanité 6+6 b
Qui, toujours encerclée | et prise par la rouille, 6+6 a
Transmet l'ardent flambeau | de son inanité… 6+6 b
Ainsi, je sais, je sais ! | Accordez-moi la grâce 6+6 a
50 De souffrir à l'écart, | de laisser à mon cœur 6+6 b
Le temps de regarder | les univers en face 6+6 a
Et de ne pas faiblir | de honte et de stupeur : 6+6 b
— Ainsi je n'étais rien, | et mon esprit qui songe 6+6 a
Avait bien parcouru | les espaces, les temps ; 6+6 b
55 Comme l'aigle qui monte | et le dauphin qui plonge 6+6 a
Je revenais portant | les riants éléments ! 6+6 b
La fierté, la pitié, | les pardons, le courage, 6+6 a
En possédant mon cœur | se l'étaient partagé ; 6+6 b
Sans répit, sans repos, | je luttais dans l'orage 6+6 a
60 Comme un vaisseau qu'un flot | fougueux rend plus léger ! 6+6 b
C'est bien, j'accepte cet | écroulement du rêve, 6−6 a
Ce suprême répons | à mon esprit dressé 6+6 b
Comme une tour puissante | et guerrière où se lèvent 6+6 a
L'Attente impétueuse | et l'Espoir offensé ! 6+6 b
65 Mais avant d'accepter, | sans plus jamais me plaindre, 6+6 a
Ce lot où vont périr | l'espérance et la foi, 6+6 b
Hélas ! avant d'aller | m'apaiser et m'éteindre, 6+6 a
Amour, je vous bénis | une dernière fois : 6+6 b
Je vous bénis, Amour, | archange pathétique, 6+6 a
70 Sublime combattant | contre l'ombre et la mort, 6+6 b
Lucide conducteur | d'un monde énigmatique, 6+6 a
Exigeant conseiller | que consulte le sort ; 6+6 b
Par vos terribles soins, | comme de grandes fresques, 6+6 a
L'Histoire des humains | suspend au long des jours 6+6 b
75 Des figures en feu, | pourpres et romanesques, 6+6 a
Dont la flamme et le sang | ont tracé les contours. 6+6 b
— Seigneur, l'âme est l'élan, | la dépense infinie, 6+6 a
Seigneur, tout ce qui est, | est amour ou n'est rien. 6+6 b
Au centre d'une ardente | et plaintive agonie 6+6 a
80 J'ai possédé les jours | futurs, les temps anciens ; 6+6 b
Vienne à présent la mort | et son atroce calme, 6+6 a
Mer où les vaisseaux n'ont | ni voiles ni hauban, 6+6 b
Contrée où nul zéphyr | ne fait bouger les palmes, 6+6 a
Arène où nul couteau | ne trouve un cœur sanglant ! 6+6 b
85 Vienne la mort, mon âme | a dépassé les bornes, 6+6 a
Mon esprit, comme un astre, | aux cieux s'est projeté, 6+6 b
J'ignorerai l'abîme | humiliant et morne, 6+6 a
Mon cœur dans la douleur | eut son éternité ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6−6
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