Métrique en Ligne
NOA_1/NOA110
Anna de NOAILLES
Les Vivants et les Morts
1913
III
LES ÉLÉVATIONS
VERS ÉCRITS SUR LES CHAMPS DE BATAILLE
D'ALSACE-LORRAINE
O morts pour mon pays, je suis votre envieux…
V. HUGO.
Ce matin de brouillard, d'orage et de langueur, 6+6 a
Devant un glorieux et triste paysage, 6+6 b
Je ressens, avec plus de fièvre et de vigueur, 6+6 a
L'amour et la fierté qui divisent le cœur 6+6 a
5 Élancer vers les cieux leur différent courage ! 6+6 b
Hélas ! les grands sanglots de l'orgueil menacé 6+6 a
Ne sont souvent qu'un bruit de vagues, que domine, 6+6 b
De ses bras éperdus, de ses cris insensés, 6+6 a
Le désir des humains, qui rôde, convulsé, 6+6 a
10 Dans son empire d'or, de soif et de famine ! 6+6 b
— Quel mortel n'a connu vos somptueux élans, 6+6 a
Passion de l'amour, unique multitude, 6+6 b
Danger des jours aigus et des jours indolents, 6+6 a
Orchestre dispersé sur les vents turbulents, 6+6 a
15 Rossignol du désir et de la servitude ! 6+6 b
Mais pour que soient domptés ces iniques transports, 6+6 a
Nous irons aujourd'hui parmi les tombes vertes 6+6 b
Où les croix ont l'éclat des mâts blancs dans les ports ; 6+6 a
Et nous suivrons, le cœur incliné vers les morts, 6+6 a
20 La route de l'orgueil qu'ils ont laissée ouverte. 6+6 b
Voix des champs de bataille, âpre religion ! 6+6 a
Insistance des morts unis à la nature ! 6+6 b
Ils flottent, épandus, subtile légion, 6+6 a
Mêlés au blé, au pain, au vin des régions, 6+6 a
25 Hors des funèbres murs et des humbles clôtures. 6+6 b
— Un jour, ils étaient là, vivants, graves, joyeux. 6+6 a
Les brumes du matin glissaient dans les branchages, 6+6 b
Les chevaux hennissaient, indomptés, anxieux, 6+6 a
L'automne secouait son vent clair dans les cieux, 6+6 a
30 Les casques de l'Iliade ombrageaient les visages ! 6+6 b
On leur disait : «Afin qu'une minute encor 6+6 a
Le sol que vous couvrez soit la terre latine, 6+6 b
Il faut dans les ravins précipiter vos corps 6+6 a
Et comme un formidable et musical accord 6+6 a
35 Ces cavaliers d'argent s'arrachaient des collines ! 6+6 b
Ivre de quelque ardente et mystique liqueur, 6+6 a
Leur âme, en s'élançant, les lâchait dans l'abîme. 6+6 b
Ils croyaient que mourir c'était être vainqueurs, 6+6 a
Et les armées semblaient les battements de cœur 6+6 a
40 De quelque immense dieu palpitant et sublime. 6+6 b
Ils tombaient au milieu des vergers, des houblons, 6+6 a
Avec une fureur rugissante et jalouse ; 6+6 b
Leurs bras sur leur pays se posaient tout du long, 6+6 a
Afin que, dans les bois, les plaines, les vallons, 6+6 a
45 On ne sépare plus l'époux d'avec l'épouse 6+6 b
— O terre mariée au sang de vos héros, 6+6 a
Ceux qui vous aimaient tant sont une forteresse 6+6 b
Ténébreuse, cachée, où le fer et les os 6+6 a
Font entendre des chocs de sabre et des sanglots 6+6 a
50 Quand l'esprit inquiet vers vos sillons se baisse. 6+6 b
Plus encor que ceux-là, qui, vivants et joyeux, 6+6 a
Tiendront les épées d'or des guerres triomphales, 6+6 b
Ces morts gardent le sol qu'ils ramènent sur eux ; 6+6 a
Leur pays et leur cœur s'endorment deux à deux, 6+6 a
55 Et leur rêve est entré dans la nuit nuptiale 6+6 b
Le Rhin, paisible et sûr comme un large avenir 6+6 a
Où s'avancent les pas de la France éternelle, 6+6 b
Verse à ces endormis un puissant élixir, 6+6 a
Qui, dans toute saison, les fait s'épanouir 6+6 a
60 Comme un rose matin sur la molle Moselle ! 6+6 b
— Les blés roux et liés sont aux ruches pareils, 6+6 a
De tous les chauds vallons monte un parfum d'enfance, 6+6 b
Mais, embusqué le soir sur le coteau vermeil, 6+6 a
Comme un pourpre boulet le rapide soleil 6+6 a
65 Semble prêt à venger quelque indicible offense. 6+6 b
Ni le doux ciel coulant sur les fruits verts et bleus, 6+6 a
Ni l'eau pâle qui dort dans le cercle des saules, 6+6 b
En ces graves pays ne nous penchent vers eux, 6+6 a
En vain l'été répand ses baumes vaporeux, 6+6 a
70 Un plus fort compagnon s'appuie à notre épaule : 6+6 b
C'est vous, ange irrité, taciturne, anxieux, 6+6 a
Par qui le sang jaillit et l'ardeur se délivre, 6+6 b
Honneur secret et fier, qui marchez dans les cieux, 6+6 a
Par qui l'agonie est un vin délicieux, 6+6 a
75 Quand, pour vous obtenir, il faut cesser de vivre ! 6+6 b
Exaltants souvenirs ! O splendeur de l'affront 6+6 a
Par qui chaque être, ainsi qu'une foule qui prie, 6+6 b
Se délaisse soi-même, et, la lumière au front, 6+6 a
Vif comme le soleil qu'un fleuve ardent charrie, 6+6 b
80 Préfère aux voluptés, qui toujours se défont, 6+6 a
Le grand embrassement du mort à sa patrie ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite périodique
schéma : 15(abaab) 1(ababab)
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