Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
NER_3/NER32
Gérard de NERVAL
ÉLÉGIES NATIONALES ET SATIRES POLITIQUES
1826
SATIRES
Une Répétition
Draconnet, Truffaldin.
DRACONNET
(Il lit un discours manuscrit)
Ne sont point dans ce cas… Mais, qu’entends-je ? on murmure… 6+6 a
TRUFFALDIN
Non, c’est moi qui disais : Tant mieux ! c’est la censure ! 6+6 a
DRACONNET
Et pourquoi parlez-vous ?
TRUFFALDIN
Ce n’est donc pas bien dit. 6+6 b
DRACONNET
Regardez, s’il vous plaît, mon discours manuscrit : 6+6 b
Ces mots s’y trouvent-ils ?
TRUFFALDIN
5 Pardonnez à mon zèle ; 6+6 a
Je pensais…
DRACONNET
Vous pensiez… Indocile cervelle ! 6+6 a
Avez-vous oublié que, dans les bons endroits, 6+6 b
Pour servir de guide-âne, on vous a fait des croix ?… 6+6 b
Ne pourra-t on jamais brider votre sottise ? 6+6 a
10 Je veux bien vous permettre, alors que j’improvise, 6+6 a
Les exclamations, et même quelques mots, 6+6 b
Pourvu qu’ils soient bien dits, et placés à propos ; 6+6 b
Mais un discours écrit n’admet pas cette excuse, 6+6 a
Votre naïve trop souvent vous accuse, 6+6 a
15 Et cela sert de texte à de mauvais plaisans 6+6 b
Pour nous incriminer, ou rire à nos dépens. — 6+6 b
Retenez bien ceci, cette fois je le passe, 6+6 a
Mais un pareil méfait n’obtiendrait plus de grâce ; 6+6 a
Maintenant, poursuivons : — Ne sont point dans ce cas 6+6 b
20 Catéchismes, sermons, adresses, almanachs, 6+6 b
Billets de faire part… pourvu qu’il ne s’y trouve 6+6 a
Aucune allusion que notre goût l’éprouve. — 6+6 a
En faisant aux auteurs cette concession, 6+6 b
Nous montrons bien, messieurs, que notre intention 6+6 b
25 N’est pas de nuire en rien aux travaux de la presse : 6+6 a
Pourquoi donc ose-t-on nous répéter sans cesse 6+6 a
Que notre beau projet, au commerce fatal, 6+6 b
Va mener par la main la France à l’hôpital ?… 6+6 b
L’état dépend-il donc du sort d’un mauvais livre, 6+6 a
30 Et, sans quelques pamphlets, l’homme ne peut-il vivre ?… 6+6 a
Au contraire, messieurs, la science l’aigrit, 6+6 b
On est toujours méchant quant on a trop d’esprit ; 6+6 b
Et nous avons vu tous que maint ouvrage atroce 6+6 a
Peut, d’un peuple mouton, faire un peuple féroce. 6+6 a
35 Mais, dit-on, par la loi que vous allez porter, 6+6 b
Des milliers d’écrivains cesseront d’exister : 6+6 b
Belle perte ! A l’état sont-ils si nécessaires ? 6+6 a
Pour un seul qui promet combien d’auteurs vulgaires ! 6+6 a
Nous en purgeons la France… et, s’il le faut d’ailleurs, 6+6 b
40 Nous saurons bien d’entr’eux distinguer les meilleurs, 6+6 b
Qui, par nous protégés, pourront, exempts de crainte, 6+6 a
Écrire décemment, et sans trop de contrainte : 6+6 a
— Comme Chateaubriand pourrait de son coté ! 6+6 b
S’ennuyer du silence et de l’oisiveté, 6+6 b
45 Au cas qu’il le désire, il aura l’avantage 6+6 a
D’écrire dans l’Étoile, à quatre sous la page ; 6+6 a
Lacretelle, Ségur, Barante, Villemain, 6+6 b
Lui devront au besoin donner un coup de main ; 6+6 b
S’il faut absolument que Lavigne rimaille, 6+6 a
50 Pour le quatre novembre on permet qu’il travaille ; 6+6 a
Benjamin, Montlosier, feront quelques sermons, 6+6 b
Jouy, des alphabets pour les petits garçons ; 6+6 b
Enfin, d’être sau si Béranger se pique, 6+6 a
Il pourra sans danger chansonner le cantique. — 6+6 a
55 Voilà de la douceur : mais des mauvais écrits 6+6 b
Les plus durs châtimens seront le juste prix : 6+6 b
Bien n’en peut aux auteurs sauver l’ignominie ; 6+6 a
Et, s’il est dans ce cas, le plus brillant génie 6+6 a
Ira dans quelque bagne, ou dans quelque prison, 6+6 b
60 Travailler à la chaîne, ou filer du coton. 6+6 b
(Il s’arrête, et se tourne vers Truffaldin.)
Eh bien ! mons Truffaldin, ne savez-vous pas lire ? 6+6 a
Après un tel morceau, c’est bravo qu’il faut dire : 6+6 a
Comment donc se fait-il, qu’oubliant ma leçon, 6+6 b
Vous restiez devant moi muet comme un poisson ? 6+6 b
TRUFFALDIN
65 Monseigneur, c’en est trop ! il n’est plus temps de feindre ! 6+6 a
Mon indignation ne peut plus se contraindre ; 6+6 a
Et, dans mon cœur surpris, la crainte, le courroux 6+6 b
Surmontent à la fin tout mon respect pour vous. 6+6 b
DRACONNET
Qu’est-ce que c’est, monsieur ? Et qui peut faire naître 6+6 a
70 Le scrupule nouveau que vous faites connaître ? 6+6 a
Je croyais bien pourtant qu’il avait expi 6+6 b
Sous les mets somptueux dont nous l’avions bourré : 6+6 b
Est-ce là, dites-moi, votre reconnaissance ? 6+6 a
TRUFFALDIN
Je vous en dois beaucoup, je le sais ; mais la France 6+6 a
75 Aurait trop à souffrir du projet désastreux 6+6 b
Qu’ose Votre Grandeur exposer à nos yeux : 6+6 b
Ce n’est pas qu’en cela ma vertu considère 6+6 a
L’amour de la patrie, ou la peur de mal faire, 6+6 a
J’en ai su dès long-temps affranchir mon esprit ; 6+6 b
80 De tous ces préjugés l’homme sage se rit ; 6+6 b
Mais je frémis de voir que cette conjoncture 6+6 a
De nos petits péchés va combler la mesure, 6+6 a
Et que le dernier coup que vous osez porter, 6+6 b
Dans l’abîme avec vous va nous précipiter. 6+6 b
DRACONNET
85 Où donc en est le mal ? Compagnons de fortune, 6+6 a
La chance du destin doit nous être commune !… 6+6 a
Oui, je l’ai résolu, qu’on cède à mon désir : 6+6 b
Dût cette fois encor le destin me trahir, 6+6 b
Je veux faire éprouver mon amour à la France ; 6+6 a
90 Puisqu’elle a ri long-temps de mon indifférence, 6+6 a
Je veux…
TRUFFALDIN
Le calembourg est assez amusant : 6+6 b
Nous avons, je le vois, un consul très-plaisant ; 6+6 b
C’est bien heureux pour lui… Mais, moi, je ne puis rire 6+6 a
Lorsque son imprudence aussi loin nous attire ; 6+6 a
95 À ses autres projets j’ai pu donner les mains, 6+6 b
Mais il est une borne au pouvoir des humains, 6+6 b
Une borne, imposée au plus bouillant courage : 6+6 a
Croyez-moi, la prudence est la vertu du sage ; 6+6 a
S’il faut, pour vous prouver mon respect, mon amour, 6+6 b
100 Voter vos autres lois, crier l’ordre du jour, 6+6 b
Aux discours ennemis prodiguer le murmure, 6+6 a
Hurler, selon les temps : A l’ordre ! La clôture ! 6+6 a
Ou même, chaque année, appuyer avec vous 6+6 b
Ce monstrueux budget, où nous pâturons tous… 6+6 b
105 Je suis là ! Vous savez que mon cœur sans scrupule 6+6 a
Affronte le mépris comme le ridicule ; 6+6 a
Mais, de quelque couleur qu’on puisse le parer, 6+6 b
Ce projet m’a semblé trop dur à digérer ; 6+6 b
Et que sera — ce donc, si jamais il arrive 6+6 a
110 Que vous le présentiez dans sa beauté naïve ?… 6+6 a
Bientôt un juste cri d’horreur et de courroux, 6+6 b
De tous côtés parti, s’élancerait sur vous ; 6+6 b
On verrait aussitôt, déchus du rang suprême, 6+6 a
Les six petits tyrans crouler sous l’anathème : 6+6 a
115 Et, comme il eût dé tout pris sous son bonnet, 6+6 b
On conçoit bien qu’alors messire Draconnet 6+6 b
Ne serait pas sans peur, non plus que sans reproche, 6+6 a
Et dirait, un peu tard : J’ai fait une brioche ! — 6+6 a
Ne vous exposez pas à des regrets certains, 6+6 b
120 Seigneur ; de vos amis concevez les chagrins, 6+6 b
Quand un nouveau concierge en vos nobles demeures 6+6 a
Voyant, selon l’usage, accourir à cinq heures 6+6 a
Les trois cents invités d’un banquet solennel, 6+6 b
Leur dirait : C’en est fait ! le dieu manque à l’hôtel ! 6+6 b
DRACONNET
125 Oh ! je n’ignore pas qu’ils aiment ma cuisine, 6+6 a
Et moi par contre-coup, car c’est chez moi qu’on dîne. 6+6 a
Mais, si le sort trompait mon effort glorieux, 6+6 b
Cet hôtel cependant aurait de nouveaux dieux ; 6+6 b
Et mes trois centsamis, pour avoir la pitance, 6+6 a
130 Leur iraient humblement tirer la révérence. 6+6 a
TRUFFALDIN
Monseigneur…
DRACONNET
Et vous même on pourrait vous y voir, 6+6 b
Car vous fûtes toujours très-fidèle… au pouvoir : 6+6 b
D’ailleurs, en ce moment, il s’agit d’autre chose, 6+6 a
Songez que c’est sur vous que ma faveur repose ; 6+6 a
135 Songez que vos efforts doivent mieux qu’autrefois’ 6+6 b
Envers vous, à leur tour, justifier mon choix. 6+6 b
Jusqu’ici votre tâche était assez facile, 6+6 a
Un peu plus de courage est maintenant utile ; 6+6 a
Ne m’abandonnez pas au moment du danger, 6+6 b
140 Qui fit beaucoup pour vous peut beaucoup exiger ! 6+6 b
Oui, vous m’appartenez, gardez-en la mémoire ; 6+6 a
Croyez que Bonaparte, aux beaux jours de sa gloire, 6+6 a
N’eut point sur ses soldats des droits plus absolus, 6+6 b
Il disait : Mes grognards ! moi je dis : Mes ventrus ! 6+6 b
145 O nobles instrumens de toute ma puissance ! 6+6 a
Il faut récompenser ma longue patience 6+6 a
Mats vous bien souvenir, pour n’en point abuser, 6+6 b
Que je vous fis moi-même… et pourrais vous briser ! 6+6 b
TRUFFALDIN
Ah ! ce beau mouvement n’attendrit point mon âme, 6+6 a
150 Voyez-vous, monseigneur, il faut changer de gamme ; 6+6 a
Votre projet vous plaît, gardez-le donc pour vous… 6+6 b
Moi, je n’y vois du reste à gagner que des coups : 6+6 b
Que si votre pouvoir marche à sa décadence, 6+6 a
Faire route avec vous serait une imprudence ; 6+6 a
155 D’ailleurs, assez long-temps mon art sut l’appuyer, 6+6 b
Et je m’ennuie enfin d’un si vilain métier. 6+6 b
DRACONNET
Ah ! ah ! le prenez-vous ainsi, monsieur le drôle ? 6+6 a
Nous allons en ce cas jouer un nouveau rôle : 6+6 a
Trop bon jusqu’à présent, si je vous fis du bien, 6+6 b
Je puis…
TRUFFALDIN
160 Votre menace à mes yeux n’est plus rien ! 6+6 b
DRACONNET
Non, de ce calme en vain votre orgueil se décore, 6+6 a
Vous avez des emplois, vous me craindrez encore ; 6+6 a
Vous avez des pareils qui, par mes soins placés, 6+6 b
Par mes soins aussi bien se verraient renversés : 6+6 b
165 Oh ! quoique mon pouvoir vous paraisse fragile, 6+6 a
Le heurter maintenant n’est pas chose facile ; 6+6 a
Et, ce qui va bien mieux eu prouver les effets, 6+6 b
C’est que j’ose à moi soûl ce qu’on n’osa jamais : 6+6 b
Renverser d’un seul coup, et dans le même abîme, 6+6 a
170 Tout ce qu’il est de beau, d’utile, de sublime… 6+6 a
Un si grand tour de force a de puissans appas, 6+6 b
Il plaît à mon courage, et ne l’étonné pas ! 6+6 b
Ce peuple de badauds courbera sous ma chaîne ; 6+6 a
À coup sur son effroi me défend de sa haine… 6+6 a
175 C’est en vain qu’un instant, sortant de son repos ? 6+6 b
Sa timide fureur s’exhale en vains propos ; 6+6 b
Pour soutenir ses droits que, dit il, je profane, 6+6 a
Il invoque le trône… Eh bien, j’en suis l’organe ! 6+6 a
Il invoque Thémis… J’en dicte les arrêts ! 6+6 b
180 Il invoque les lois… et c’est moi qui les fais ! 6+6 b
TRUFFALDIN, ébranlé.
Oui, je dois avouer…
DRACONNET
Sachez mieux me connaître : 6+6 a
Sûr d’un heureux succès, j’ai des raisons pour l’être ; 6+6 a
Bientôt, quand à mes vœux tout se sera soumis, 6+6 b
Triomphe et récompense à mes dignes amis ! 6+6 b
185 À ceux, qui m’appuyant dans un si noble ouvrage, 6+6 a
N’auront point un instant douté de mon courage… 6+6 a
Mais opprobre à celui qui, perfide apostat, 6+6 b
Aura quitté son maître au moment du combat ! 6+6 b
TRUFFALDIN
Je n’y puis résister : l’éloquence m’entraîne, 6+6 a
190 Je vous demande grâce, et je reprends ma chaîne ; 6+6 a
Mon digne bienfaiteur, daignez me pardonner 6+6 b
L’écart où ma faiblesse avait pu m’entrner ; 6+6 b
Rendez-moi votre amour, calmez votre colère… 6+6 a
DRACONNET, tendrement
Truffaldin, j’ai pour toi des entrailles de père : 6+6 a
195 Sois docile à mes vœux, et bientôt tu verras 6+6 b
Que de notre embonpoint tous nos amis sont gras ; 6+6 b
Même, afin d’affermir une amitié si pure, 6+6 a
Je pourrai, t’inscrivant pour une préfecture, 6+6 a
À ta fidéli l’offrir au premier jour… 6+6 b
TRUFFALDIN
200 O Dieu ! quelle justice !… et surtout quel amour ! 6+6 b
DRACONNET
Tu vois mon amitié, tu vois ma bienveillance ; 6+6 a
Mais je compte, à mon tour, sur ta reconnaissance : 6+6 a
Feras-tu maintenant ?
TRUFFALDIN
Tout comme il vous plaira ! 6+6 b
Je vote désormais tout ce que l’on voudra ! 6+6 b
Oui je vote… Quand même !
DRACONNET
205 Ah ! c’est comme il faut être ; 6+6 a
Mon petit Truffaldin, viens, embrasse ton maître ! 6+6 a
Mon ami, mon espoir… Je t’attends à dîner : 6+6 b
(A part avec triomphe.)
Oh ! que nous savons bien nous les acoquiner ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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