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MUS_3/MUS107
Alfred de MUSSET
POÉSIES COMPLÉMENTAIRES
1828-1855
La Loi sur la Presse
I
Je ne fais pas grand cas des hommes politiques ; 6+6 a
Je ne suis pas l'amant de nos places publiques, 6+6 a
On n'y fait que brailler et tourner à tous vents. 6+6 b
Ce n'est pas moi qui cherche, aux vitres des boutiques, 6+6 a
5 Ces placards éhontés, débaucheurs de passants, 6+6 b
Qui tuaient la pudeur dans les yeux des enfants. 6+6 b
II
Que les hommes entre eux soient égaux sur la terre, 6+6 a
Je n'ai jamais compris que cela pût se faire, 6+6 a
Et je ne suis pas né de sang républicain ; 6+6 b
10 Je n'ai jamais été, Dieu merci, pamphlétaire : 6+6 a
Je ne suis pas de ceux qui font mentir leur faim, 6+6 b
Et dans tous les égouts vont s'enfournant du pain. 6+6 b
III
Pour être d'un parti j'aime trop la paresse, 6+6 a
Et dans aucun haras je ne suis étalon. 6+6 b
15 Ma Muse, vierge encor, n'a rien d'écrit au front. 6+6 b
Je n'ai servi que Dieu, ma mère et ma maîtresse, 6+6 a
Et par quelque sentier qu'ait passé ma jeunesse, 6+6 a
Aucun gravier fangeux ne lui traîne au talon. 6+6 b
IV
J 'ai fléchi le genou sur la dalle sanglante, 6+6 a
20 Chaude et tremblante encor d'un meurtre surhumain, 6+6 b
Quand de joie et d'horreur la France palpitante 6+6 a
Vit un père et ses fils, se tenant par la main, 6+6 b
A travers les éclairs d'une muraille ardente, 6+6 a
Passer en souriant, conduits par le Destin. 6+6 b
V
25 J 'ai prié, j 'ai pleuré, moi, fils d'un siècle impie, 6+6 a
Le jour qu'à Notre-Dame, aux pieds du Dieu sauveur, 6+6 b
Une reine, une mère, ô fatale grandeur ! 6+6 b
Vint, la tête baissée, et par les pleurs maigrie, 6+6 a
Prier pour ses enfants l'ange de la patrie, 6+6 a
30 Et rendre grâce à Dieu, pâle encor de terreur. 6+6 b
VI
Que la liberté sainte engendre la licence, 6+6 a
C'est un mal, je le sais ; et de tous les fléaux 6+6 b
Le pire est qu'un bandit soit bâtard d'un héros. 6+6 b
C'est un ardent soleil que celui de la France, 6+6 a
35 Son immense clarté projette une ombre immense : 6+6 a
Dieu voulut qu'un grand bien fît toujours de grands maux. 6+6 b
VII
Oui, c'est la vérité, le théâtre et la presse 6+6 a
Étalent aujourd'hui des spectacles hideux, 6+6 b
Et c'est en pleine rue à se boucher les yeux. 6+6 b
40 Un vil mépris de tout nous travaille sans cesse ; 6+6 a
La muse, de nos temps, ne se fait plus prêtresse, 6+6 a
Mais bacchante ; et le monde a dégradé ses dieux. 6+6 b
VIII
Oui, c'est la vérité qu'à peine émancipée, 6+6 a
L'intelligence humaine, hier esclave encor, 6+6 b
45 A pris à tire-d'aile un monstrueux essor. 6+6 b
Nos hommes ont souillé leur plus vaillante épée, 6+6 a
La parole, cette arme au sein de Dieu trempée, 6+6 a
Dont notre siècle au flanc porte la lame d'or. 6+6 b
IX
Oui, c'est la vérité, la France déraisonne ; 6+6 a
50 Elle donne aux badauds, comme à Lacédémone, 6+6 a
Le spectacle effrayant d'un esclave enivré. 6+6 b
C'est que nous avons bu d'un vin pur et sacré, 6+6 b
Et, joyeux vigneron qu'un pampre vert couronne, 6+6 a
Nous vendangeons encor d'un pas mal assuré. 6+6 b
X
55 Mais morbleu ! c'est un sourd ou c'est une statue, 6+6 a
Celui qui ne dit rien de la loi qu'on nous fait ! 6+6 b
Messieurs les députés ne visent qu'à l'effet. 6+6 b
Eh ! pour l'amour de Dieu, si votre âme est émue, 6+6 a
Soyez donc trivial, comme on l'est dans la rue, 6+6 a
60 La Bruyère l'a dit ; celui-là s'y connaît. 6+6 b
XI
Une loi sur la presse ! ô peuple gobe-mouche ! 6+6 a
La loi, pas vrai ? quel mot ! comme il emplit la bouche ! 6+6 a
Une loi maternelle et qui vous tend les bras ! 6+6 b
Une loi, notez bien, qui ne réprime pas, 6+6 b
65 Qui supprime ! Une loi, comme Sainte-n'y-touche, 6+6 a
Une petite loi qui marche à petits pas ! 6+6 b
XII
Une charmante loi, pleine de convenance, 6+6 a
Qui couvre tous les seins que l'on ne saurait voir ! 6+6 b
Vous pouvez tout écrire en toute confiance ; 6+6 a
70 Votre intention seule est ce qu'on veut savoir. 6+6 b
Rien que l'intention ! Voyez quelle indulgence ! 6+6 a
La loi flaire un écrit ; s'il sent mauvais, bonsoir ! 6+6 b
XIII
Avez-vous insulté par quelque raillerie 6+6 a
Les hauts représentants de la société ? 6+6 b
75 Médîtes-vous d'un pair, ou bien d'un député ? 6+6 b
L'offense la plus grave a droit de seigneurie ; 6+6 a
Les pairs vous jugeront, s'il plaît à la pairie ; 6+6 a
Sinon, c'est le pays, refait et recompté. 6+6 b
XIV
Avez-vous comparé dans quelque théorie 6+6 a
80 L'état de république avec la royauté ? 6+6 b
Avez-vous fait un rêve, et dit à la patrie 6+6 a
Ce que pour elle un jour vous auriez souhaité ? 6+6 b
Les pairs vous jugeront, s'il plaît à la pairie ; 6+6 a
Sinon, c'est le pays, refait et recompté. 6+6 b
XV
85 Avez-vous quelque place, ou bien quelque industrie, 6+6 a
Dont les jours de juillet vous aient déshérité 6+6 b
D'un vieux maître banni serviteur regretté, 6+6 b
Osez-vous à l'exil faire une flatterie ? 6+6 a
Les pairs vous jugeront, s'il plaît à la pairie ; 6+6 a
90 Sinon, c'est le pays, refait et recompté. 6+6 b
XVI
N'auriez-vous pas construit, pour quelque espièglerie, 6+6 a
Au fond d'une campagne ou d'une métairie, 6+6 a
Un théâtre forain sur deux tréteaux planté ? 6+6 b
Les pairs vous jugeront s'il plaît à la pairie, 6+6 a
95 Sinon, c'est le pays, refait et recompté ; 6+6 b
Et vous verrez le bât dont vous serez bâté ! 6+6 b
XVII
Mais monsieur le ministre a dit à la tribune 6+6 a
Que l'art était perdu, que le goût s'en allait ; 6+6 b
Que la loi, pour la scène, était ce qu'il fallait ; 6+6 b
100 Qu'autrefois l'éloquence était chose commune, 6+6 a
Mais qu'en France, aujourd'hui, l'on n'en voyait aucune, 6+6 a
Et la chose, à l'ouïr, parut claire en effet. 6+6 b
XVIII
Je voudrais bien savoir, pour la rendre plus claire, 6+6 a
Ce que c'est que ce goût dont on nous parle tant. 6+6 b
105 Le goût ! toujours le goût ! — Lorsque j'étais enfant, 6+6 b
J'avais un précepteur qui m'en disait autant. 6+6 b
Je vois bien trois mille ans depuis la mort d'Homère ; 6+6 a
Mais depuis trois mille ans je ne vois sur la terre 6+6 a
XIX
Qu'un seul siècle de goût qu'on appelle le grand. 6+6 a
110 C'est celui de Boileau, c'est celui de Corneille. 6+6 b
Mais enfin, monsieur Thiers, cette terre est bien vieille ; 6+6 b
Que ce siècle soit beau, soit grand, c'est à merveille, 6+6 b
Et je n'en dirai pas de mal assurément ; 6+6 a
Quand le diable y serait, ce n'en est qu'un, pourtant. 6+6 a
XX
115 Est-ce une loi pour tous qu'un siècle dans l'histoire ? 6+6 a
Parce que trois pédants m'ont farci la mémoire 6+6 a
De je ne sais quels vers, à contre-cœur appris, 6+6 b
N'est-il pour moi qu'un siècle, et pour moi qu'un pays ? 6+6 b
Eh ! s'il est glorieux, qu'il dorme dans sa gloire, 6+6 a
120 Ce siècle de malheur ! c'est du mien que je suis. 6+6 b
XXI
Dans quel temps vivons-nous, voyons, je vous en prie ? 6+6 a
Vivons-nous sous Louis quatorzième du nom ? 6+6 b
Alors portons perruque, allons à Trianon, 6+6 b
Soyons des fleurs d'amour et de galanterie ; 6+6 a
125 Enfin, décidez-vous, monsieur Thiers, ou sinon, 6+6 b
Laissez-nous être au monde et vivre notre vie. 6+6 a
XXII
Serait-ce par hasard que ce goût si vanté 6+6 a
Passerait à vos yeux pour quelque vieil usage ? 6+6 b
Ne le croiriez-vous pas de la Grèce apporté ? 6+6 a
130 Cela pourrait bien être, et vous pensez, je gage, 6+6 b
Que ce goût merveilleux, dont vous faites tapage, 6+6 b
Vient de la vénérable et sainte antiquité. 6+6 a
XXIII
L'an de la quatre-vingt-cinquième olympiade 6−6 a
(C'était, vous le savez, le temps d'Alcibiade, 6+6 a
135 Celui de Périclès, et celui de Platon), 6+6 b
Certain vieillard vivait, vieillard assez maussade 6+6 a
Mais vous le connaissez, et vous savez son nom : 6+6 b
C'était Aristophane, ennemi de Cléon. 6+6 b
XXIV
Lisez-le, monsieur Thiers, c'est un rude génie ; 6+6 a
140 Il avait peu de grâce, et de goût nullement. 6+6 b
On le voyait le soir, devant l'Académie, 6+6 a
Poser sa large main sur sa tempe blanchie, 6+6 a
A l'ombre du smilax et du peuplier blanc. 6+6 b
Le siècle qui l'a vu s'en est appelé grand. 6+6 b
XXV
145 Quand son regard perçant fixait la face humaine, 6+6 a
Pour fouiller la pensée, il allait droit au cœur ; 6+6 b
Mais il n'en montrait rien qu'un sourire moqueur, 6+6 b
Jusqu'au jour où lui-même à la face d'Athène, 6+6 a
Tout barbouillé de lie, il montait sur la scène, 6+6 a
150 Attaquait un archonte, et revenait vainqueur. 6+6 b
XXVI
Il nommait par leur nom les choses et les hommes. 6+6 a
Ni le bien, ni le mal, pour lui n'était voilé ; 6+6 b
Ses vers, au peuple même au théâtre assemblé, 6+6 b
De dures vérités n'étaient point économes, 6+6 a
155 Et s'il avait vécu dans le temps où nous sommes, 6+6 a
A propos de la loi peut-être eût-il parlé. 6+6 b
XXVII
« Étourdis habitants de la vieille Lutèce, 6+6 a
Dirait-il, qu'avez-vous, et quelle étrange ivresse 6+6 a
Vous fait dormir debout ? Faut-il prendre un bâton ? 6+6 b
160 Si vous êtes vivants, à quoi pensez-vous donc ? 6+6 b
Pendant que vous donnez, on bâillonne la presse, 6+6 a
Et la chambre en travail enfante une prison. » 6+6 b
XXVIII
« On bannissait jadis, au temps de barbarie ; 6+6 a
Si l'exil était pire ou mieux que l'échafaud, 6+6 b
165 Je ne sais ; mais, du moins, sur les mers de la vie 6+6 a
On laissait l'exilé devenir matelot. 6+6 b
Cela semblait assez de perdre sa patrie. 6+6 a
Maintenant avec l'homme on bannit le cachot 6+6 b
XXIX
« Dieu juste ! nos prisons s'en vont en colonie ! 6+6 a
170 Je ne m'étonne pas qu'on civilise Alger. 6+6 b
Les pauvres musulmans ne savaient qu'égorger ; 6+6 b
Mais nous, notre océan porte à Philadelphie 6+6 a
Une rare merveille, une plante inouïe, 6+6 a
Que nous ferons germer sur le sol étranger. 6+6 b
XXX
175 « Regardez, regardez, peuples du nouveau monde ! 6+6 a
N'apercevez-vous rien sur votre mer profonde ? 6+6 a
Ne vient-il pas à vous, du bout de l'horizon, 6+6 b
Un cétacée énorme, au triple pavillon ? 6+6 b
Vous ne devinez pas ce qui se meut sur Tonde, 6+6 a
180 C'est la première fois qu'on lance une prison. 6+6 b
XXXI
« Enfants de l'Amérique, accourez au rivage ! 6+6 a
Venez voir débarquer, superbe et pavoisé, 6+6 b
Un supplice nouveau par la mer baptisé. 6+6 b
Vos monstres quelquefois nous arrivent en cage ; 6+6 a
185 Venez, c'est votre tour, et que l'homme sauvage 6+6 a
Fixe ses yeux ardents sur l'homme apprivoisé. 6+6 b
XXXII
« Voyez-vous ces forçats que de cette machine 6+6 a
On tire deux à deux pour les descendre à bord ? 6+6 b
Les voyez-vous fiévreux et le fouet sur l'échine, 6+6 a
190 Glisser sur leur boulet dans les sables du port ? 6+6 b
Suivez-les, suivez-les, le monde est en ruine ; 6+6 a
Car le génie humain a fait pis que la mort. 6+6 b
XXXIII
« Qu'ont-ils fait, direz-vous, pour un pareil supplice ? 6+6 a
Ont-ils tué leurs rois, ou renversé leurs dieux ? 6+6 b
195 Non. Ils ont comparé deux esclaves entre eux ; 6+6 b
Ils ont dit que Solon comprenait la justice 6+6 a
Autrement qu'à Paris les préfets de police, 6+6 a
Et qu'autrefois en Grèce il fut un peuple heureux. 6+6 b
XXXIV
« Pauvres gens ! c'est leur crime ; ils aiment leur pensée, 6+6 a
200 Tous ces pâles rêveurs au langage inconstant. 6+6 b
On ne fera d'eux tous qu'un cadavre vivant. 6+6 b
Passez, Américains, passez, tête baissée ; 6+6 a
Et que la liberté, leur triste fiancée, 6+6 a
Chez vous, du moins, au front les baise en arrivant 6+6 b
mètre profil métrique : 6−6
forme globale type : suite périodique
schéma : 4(aababb) 15(abbaab) 5(ababab) 5(aabbab) 2(abbbaa) 1(abbaba) 1(ababba) 1(abaabb)
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