Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
MUS_2/MUS85
Alfred de MUSSET
POÉSIES NOUVELLES
1836-1852
LE TREIZE JUILLET
STANCES
I
La joie est ici-bas | toujours jeune et nouvelle, 6+6 a
Mais le chagrin n'est vrai | qu'autant qu'il a vieilli. 6+6 b
A peine si le Prince, | hier enseveli, 6+6 b
Commence à s'endormir | dans la nuit éternelle ; 6+6 a
5 L'ange qui l'emporta | n'a pas fermé son aile ; 6+6 a
Peut-être est-ce bien vite | oser parler de lui. 6+6 b
II
Ce fut un triste jour, | quand, sur une civière, 6+6 a
Celte mort sans raison | vint nous épouvanter. 6+6 b
Ce fut un triste aspect, | quand la nef séculaire 6+6 a
10 Se para de son deuil | comme pour le fêter. 6+6 b
Ce fut un triste bruit, | quand, au glas funéraire, 6+6 a
Les faiseurs de romans | se mirent à chanter. 6+6 b
III
Nous nous tûmes alors, | nous, ses amis d'enfance. 6+6 a
Tandis qu'il cheminait | vers le sombre caveau, 6+6 b
15 Nous suivions le cercueil | en pensant au berceau, 6+6 b
Nos pleurs, que nous cachions, | n'avaient pas d'éloquence, 6+6 a
Et sou ombre peut-être | entendit le silence 6+6 a
Qui se fit dans nos cœurs | autour de son tombeau. 6+6 b
IV
Maintenant qu'elle vient, | plus vieille d'une année, 6+6 a
20 Réveiller nos regrets | et nous frapper au cœur, 6+6 b
Il faut la saluer, | la sinistre journée 6+6 a
Où ce jeune homme est mort | dans sa force et sa Heur, 6+6 b
Préservé du néant | par l'excès du malheur, 6+6 b
Par sa jeunesse même | et par sa destinée. 6+6 a
V
25 A qui donc, juste Dieu, | peut-on dire : A demain ? 6+6 a
L'Espérance et la Mort | se sont donné la main ; 6+6 a
Et traversent ainsi | la terre désolée. 6+6 b
L'une marche à pas lents, | toujours calme et voilée ; 6+6 b
Sur ses genoux tremblants | l'autre tombe en chemin, 6+6 a
30 Et se traîne en pleurant, | meurtrie et mutilée. 6+6 b
VI
O Mort ! tes pas sont lents, | mais ils sont bien comptés. 6+6 a
Qui donc t'a jamais crue | aveugle, inexorable ? 6+6 b
Qui donc a jamais dit | que ton spectre implacable 6+6 b
Errait, ivre de sang, | frappant de tous côtés, 6+6 a
35 Balayant au hasard, | comme des grains de sable, 6+6 b
Les temples, les déserts, | les champs et les cités ? 6+6 a
VII
Non, non, tu sais choisir. | Par instants sur la terre 6+6 a
Tu peux sembler commettre, | il est vrai, quelque erreur ; 6+6 b
Ta main n'est pas toujours | bien sûre, et la colère 6+6 a
40 Ménage obscurément | ceux qui savent te plaire, 6+6 a
Épargne l'insensé, | respecte l'imposteur, 6+6 b
Laisse blanchir le vice | et languir le malheur. 6+6 b
VIII
Mais quand la noble enfant | d'une race royale, 6+6 a
Fuyant des lourds palais | l'antique oisiveté, 6+6 b
45 S'en va dans l'atelier | chercher la vérité, 6+6 b
Et là, créant en rêve | une forme idéale, 6+6 a
Entr'ouvre un marbre pur | de sa main virginale, 6+6 a
Pour en faire sortir | la vie et la beauté ; 6+6 b
IX
Quand col esprit charmant, | quand ce naïf génie 6+6 a
50 Qui courait à sa mère | au doux nom de Marie, 6+6 a
Sur son œuvre chéri | penche son front rêveur, 6+6 b
El, pour nous peindre Jeanne, | interrogeant son cœur, 6+6 b
A la fille des champs | qui sauva la patrie 6+6 a
Prête sa piété, | sa grâce et sa pudeur ; 6+6 b
X
55 Alors ces nobles mains, | qui, du travail lassées, 6+6 a
Ne prenaient de repos | que le temps de prier, 6+6 b
Ces mains riches d'aumône | et pleines de pensées, 6+6 a
Ces mains où tant de pleurs | sont venus s'essuyer, 6+6 b
Frissonnent tout à coup | et retombent glacées. 6+6 a
60 Le cercueil est à Pise ; | on va nous l'envoyer. 6+6 b
XI
Et lui, mort l'an passé, | qu'avait-il fait, son frère ? 6+6 a
A quoi bon le tuer ? | Pourquoi, sur ce brancard, 6+6 b
Ce jeune homme expirant | suivi par un vieillard ? 6+6 b
Quel cœur fut assez froid | sur notre froide terre 6+6 a
65 Ou pour ne pas frémir, | ou pour ne pas se taire, 6+6 a
Devant ce meurtre affreux | commis par le hasard ? 6+6 b
XII
Qu'avait-il fait que naître | et suivre sa fortune, 6+6 a
Sur les bancs avec nous | venir étudier, 6+6 b
Avec nous réfléchir, | avec nous travailler, 6+6 b
70 Prendre au soleil son rang | sur la place commune, 6+6 a
De grandeur, hors du cœur, | n'en connaissant aucune, 6+6 a
Et, puisqu'il était Prince, | apprendre son métier ? 6+6 b
XIII
Qu'avait-il fait qu'aimer, | chercher, voir par lui-même 6+6 a
Ce que Dieu fit de bon | dans sa bonté suprême, 6+6 a
75 Ce qui pâlit déjà | dans ce monde ennuyé ? 6+6 b
Patrie, honneur, vieux mots | dont on rit et qu'on aime, 6+6 a
Il vous savait, donnait | au pauvre aide et pitié, 6+6 b
Au plus sincère estime, | au plus brave amitié. 6+6 b
XIV
Qu'avait-il fait, enfin, | que ce qu'il pouvait faire ? 6+6 a
80 Quand le canon grondait, | marcher sous la bannière, 6+6 a
Quand la France dormait, | s'exercer dans les camps. 6+6 b
Il s'en fût souvenu | peut-être avec le temps ; 6+6 b
Car parfois sa pensée | était sur la frontière, 6+6 a
Pendant qu'il écoutait | les tambours battre aux champs. 6+6 b
XV
85 Que lui reprocherait | même la calomnie ? 6+6 a
Jamais coup plus cruel | fut-il moins mérité ? 6+6 b
A défaut de regret, | qui ne l'a respecté ? 6+6 b
Faites parler la foule, | et la haine, et l'envie 6+6 a
Ni tache sur son front, | ni faute dans sa vie. 6+6 a
90 Nul n'a laissé plus pur | le nom qu'il a porté. 6+6 b
XVI
Qu'importe tel parti | qui triomphe ou succombe ? 6+6 a
Quel ennemi du père | ose haïr le fils ? 6+6 b
Qui pourrait insulter | une pareille tombe ? 6+6 a
On dit que, dans un bal, | du temps de Charles-Dix, 6+6 b
95 Sur les marches du trône | il s'arrêta jadis. 6+6 b
Qu'il y dorme en repos, | du moins, puisqu'il y tombe ! 6+6 a
XVII
Hélas ! mourir ainsi, | pauvre Prince, à trente ans ! 6+6 a
Sans un mot de sa femme, | un regard de sa mère, 6+6 b
Sans avoir rien pressé | dans ses bras palpitants ! 6+6 a
100 Pas même une agonie, | une douleur dernière ! 6+6 b
Dieu seul lut dans son cœur | l'ineffable prière 6+6 b
Que les anges muets | apprennent aux mourants. 6+6 a
XVIII
Que ce Dieu, qui m'entend, | me garde d'un blasphème ! 6+6 a
Mais je ne comprends rien | à ce lâche destin 6+6 b
105 Qui va sur un pavé | briser un diadème, 6+6 a
Parce qu'un postillon | n'a pas sa guide en main. 6+6 b
O vous qui passerez | sur ce fatal chemin, 6+6 b
Regardez à vos pas, | songez à qui vous aime ! 6+6 a
XIX
Il aimait nos plaisirs, | nos maux l'ont attristé. 6+6 a
110 Dans ce livre éternel | où le temps est compté, 6+6 a
Sa main avec la nôtre | avait tourné la page. 6+6 b
Il vivait avec nous, | il était de notre âge. 6+6 b
Sa pensée était jeune, | avec l'ancien courage ; 6+6 b
Si l'on peut être Roi | de France, il l'eût été. 6+6 a
XX
115 Je le pense et le dis | à qui voudra m'en croire, 6+6 a
Non pas en courtisan | qui flatte la douleur, 6+6 b
Mais je crois qu'une place | est vide dans l'histoire. 6+6 a
Tout un siècle était là, | tout un siècle de gloire, 6+6 a
Dans ce hardi jeune homme | appuyé sur sa sœur, 6+6 b
120 Dans cette aimable tête, | et dans ce brave cœur. 6+6 b
XXI
Certes, c'eût été beau, | le jour où son épée, 6+6 a
Dans le sang étranger | lavée et retrempée, 6+6 a
Eût au pays natal | ramené la fierté ; 6+6 b
Pendant que de son art | l'enfant préoccupée, 6+6 a
125 Sur le seuil entr'ouvert | laissant la Charité, 6+6 b
Eût fait, avec la Muse, | entrer la Liberté. 6+6 b
XXII
A moi, Nemours ! à moi, | d'Aumale ! à moi, Joinville ! 6+6 a
Celles, c'eût été beau, | ce cri dans notre ville, 6+6 a
Par le peuple entendu, | par les murs répété ; 6+6 b
130 Pendant qu'à l'oratoire, | attentive et tranquille, 6+6 a
Pâle, et les yeux brillants | d'une douce clarté, 6+6 b
La sœur eût invoqué | l'éternelle Bonté. 6+6 b
XXIII
Certes, c'eût été beau, | la jeunesse et la vie, 6+6 a
Ce qui fut tant aimé, | si longtemps attendu, 6+6 b
135 Se réveillant ainsi | dans la mère-patrie. 6+6 a
J'en parle par hasard | pour l'avoir entrevu ; 6+6 b
Quelqu'un peut en pleurer | pour l'avoir mieux connu ; 6+6 b
C'est sa veuve, c'était | sa femme et son amie. 6+6 a
XXIV
Pauvre Prince ! quel rêve | à ses derniers instants ! 6+6 a
140 Une heure (qu'est-ce donc | qu'une heure pour le Temps ?) 6+6 a
Une heure a détourné | tout un siècle. O misère ! 6+6 b
Il partait, il allait | au camp, presque à la guerre. 6+6 b
Une heure lui restait, | il était fils et père ; 6+6 b
Il voulut embrasser | sa mère et ses enfants. 6+6 a
XXV
145 C'était là que la Mort | attendait sa victime. 6+6 a
Il en fut épargné | dans les déserts brûlants 6+6 b
Où l'Arabe fuyard, | qui recule à pas lents, 6+6 b
Autour de nos soldats, | que la fièvre décime, 6+6 a
Rampe, le sabre au poing, | sous les buissons sanglants. 6+6 b
150 Mais il voulut revoir | Neuilly ; ce fut son crime. 6+6 a
XXVI
Neuilly ! charmant séjour, | triste et doux souvenir ! 6+6 a
Illusions d'enfants, | à jamais envolées ! 6+6 b
Lorsqu'au seuil du palais, | dans les vertes allées, 6+6 b
La Reine, en souriant, | nous regardait courir, 6+6 a
155 Qui nous eût dit qu'un jour | il faudrait revenir 6+6 a
Pour y trouver la mort, | et des têtes voilées ! 6+6 b
XXVII
Quels projets nous faisions | à cet âge ingénu 6+6 a
Où toute chose parle, | où le cœur est à nu ! 6+6 a
Quand, avec tant de force, | eut-on tant d'espérance ? 6+6 b
160 Innocente bravoure, | audace de l'enfance ! 6+6 b
Nous croyions l'heure prête | et le moment venu ; 6+6 a
Nous étions fiers et fous, | mais nous avions la France. 6+6 b
XXVIII
Songe étrange ! il est mort, | et tout s'est endormi. 6+6 a
Comment une espérance | et si juste et si belle 6+6 b
165 Peut-elle devenir | inutile et cruelle ! 6+6 b
Il est mort l'an dernier, | et son deuil est fini, 6+6 a
La sanglante masure | est changée en chapelle ; 6+6 b
Qui nous dira le reste, | et quel âge a l'oubli ? 6+6 a
XXIX
Il n'est pas tombé seul | en allant à Neuilly. 6+6 a
170 Sur neuf que nous étions, | marchant en compagnie, 6+6 b
Combien sont morts ! — Albert, | son jeune et brave ami, 6+6 a
Et Mortemart, et toi, | pauvre Laborderie, 6+6 b
Qui le hâtais d'aimer | pour jouir de la vie, 6+6 b
Le meilleur de nous tous | et le premier parti ! 6+6 a
XXX
175 Si le regret vivait, | vos noms seraient célèbres, 6+6 a
Amis ! — Que celte sombre | et triste déité 6+6 b
Qui prêle à notre temps | sa tremblante clarté, 6+6 b
Vous éclaire en passant | de ses torches funèbres ! 6+6 a
Et nous, enfants perdus | d'un siècle de ténèbres, 6+6 a
180 Tenons-nous bien la main | dans cette obscurité ! 6+6 b
XXXI
Car la France, hier encor | la maîtresse du monde, 6+6 a
A reçu, quoi qu'on dise, | une atteinte profonde, 6+6 a
Et comme Juliette | au fond des noirs arceaux, 6+6 b
A demi réveillée, | à demi moribonde, 6+6 a
185 Trébuchant dans les plis | de sa pourpre en lambeaux, 6+6 b
Elle marche au hasard, | errant sur des tombeaux. 6+6 b
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