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MUS_2/MUS38
Alfred de MUSSET
POÉSIES NOUVELLES
1836-1852
LES NUITS
LA NUIT DE MAI
LA MUSE
Poète, prends ton luth, et me donne un baiser ; 6+6 a
La fleur de l'églantier sent ses bourgeons éclore. 6+6 b
Le printemps naît ce soir ; les vents vont s'embraser ; 6+6 a
Et la bergeronnette, en attendant l'aurore, 6+6 b
5 Aux premiers buissons verts commence à se poser. 6+6 a
Poète, prends ton luth, et me donne un baiser. 6+6 a
LE POÈTE
Comme il fait noir dans la vallée ! 8 a
J'ai cru qu'une forme voilée 8 a
Flottait là-bas sur la forêt. 8 a
10 Elle sortait de la prairie ; 8 b
Son pied rasait l'herbe fleurie ; 8 b
C'est une étrange rêverie ; 8 b
Elle s'efface et disparaît. 8 a
LA MUSE
Poète, prends ton luth ; la nuit, sur la pelouse, 6+6 a
15 Balance le zéphyr dans son voile odorant. 6+6 b
La rose, vierge encor, se referme jalouse 6+6 a
Sur le frelon nacré qu'elle enivre en mourant. 6+6 b
Écoute ! tout se tait ; songe à la bien-aimée. 6+6 a
Ce soir, sous les tilleuls, à la sombre ramée 6+6 a
20 Le rayon du couchant laisse un adieu plus doux. 6+6 a
Ce soir, tout va fleurir ; l'immortelle nature 6+6 b
Se remplit de parfums, d'amour et de murmure, 6+6 b
Comme le lit joyeux de deux jeunes époux. 6+6 a
LE POÈTE
Pourquoi mon cœur bat-il si vite ? 8 a
25 Qu'ai-je donc en moi qui s'agite ? 8 a
Dont je me sens épouvanté ! 8 a
Ne frappe-t-on pas à ma porte ? 8 b
Pourquoi ma lampe à demi morte 8 b
M'éblouit-elle de clarté ? 8 a
30 Dieu puissant ! tout mon corps frissonne. 8 c
Qui vient ? qui m'appelle ? — Personne. 8 c
Je suis seul ; c'est l'heure qui sonne ; 8 c
O solitude ! O pauvreté ! 8 a
LA MUSE
Poète, prends ton luth ; le vin de la jeunesse 6+6 a
35 Fermente cette nuit dans les veines de Dieu. 6+6 b
Mon sein est inquiet ; la volupté l'oppresse, 6+6 a
Et les vents altérés m'ont mis la lèvre en feu. 6+6 b
O paresseux enfant, regarde, je suis belle. 6+6 a
Notre premier baiser, ne t'en souviens-tu pas, 6+6 b
40 Quand je te vis si pâle au toucher de mon aile, 6+6 a
Et que, les yeux en pleurs, tu tombas dans mes bras ? 6+6 b
Ah ! je t'ai consolé d'une amère souffrance ! 6+6 a
Hélas ! bien jeune encor, tu le mourais d'amour. 6+6 b
Console-moi ce soir, je me meurs d'espérance ; 6+6 a
45 J'ai besoin de prier pour vivre jusqu'au jour. 6+6 b
LE POÈTE
Est-ce toi dont la voix m'appelle, 8 a
O ma pauvre Muse, est-ce toi ? 8 b
O ma fleur ! ô mon immortelle ! 8 a
Seul être pudique et fidèle 8 a
50 Où vive encor l'amour de moi ! 8 b
Oui, le voilà, c'est toi, ma blonde, 8 a
C'est toi, ma maîtresse et ma sœur ! 8 b
Et je sens, dans la nuit profonde, 8 a
De ta robe d'or qui m'inonde 8 a
55 Les rayons glisser dans mon cœur. 8 b
LA MUSE
Poète, prends ton luth ; c'est moi, ton immortelle, 6+6 a
Qui l'ai vu cette nuit triste et silencieux, 6+6 b
Et qui, comme un oiseau que sa couvée appelle, 6+6 a
Pour pleurer avec loi, descends du haut des cieux. 6+6 b
60 Viens, lu souffres, ami. Quelque ennui solitaire 6+6 a
Te ronge ; quelque chose a gémi dans ton cœur ; 6+6 b
Quelque amour t'est venu, comme on en voit sur terre, 6+6 a
Une ombre de plaisir, un semblant de bonheur. 6+6 b
Viens ! chantons devant Dieu ; chantons dans tes pensées, 6+6 a
65 Dans tes plaisirs perdus, dans tes peines passées ; 6+6 a
Partons, dans un baiser, pour un monde inconnu. 6+6 a
Éveillons au hasard les échos de la vie, 6+6 b
Parlons-nous de bonheur, de gloire, et de folie, 6+6 b
Et que ce soit un rêve, et le premier venu. 6+6 a
70 Inventons quelque part des lieux où l'on oublie ; 6+6 a
Parlons, nous sommes seuls ; l'univers est à nous. 6+6 b
Voici la verte Écosse, et la brune Italie, 6+6 a
Et la Grèce, ma mère, où le miel est si doux ; 6+6 b
Argos, et Ptéléon, ville des hécatombes, 6+6 a
75 Et Messa la divine, agréable aux colombes ; 6+6 a
Et le front chevelu du Pélion changeant ; 6+6 a
Et le bleu Titarèse, et le golfe d'argent 6+6 a
Qui montre dans ses eaux, où le cygne se mire, 6+6 a
La blanche Oloossone à la blanche Camyre. 6+6 a
80 Dis-moi, quel songe d'or nos chants vont-ils bercer ? 6+6 a
D'où vont venir les pleurs que nous allons verser ? 6+6 a
Ce matin, quand le jour a frappé ta paupière, 6+6 a
Quel séraphin pensif, courbé sur ton chevet, 6+6 b
Secouait des lilas dans sa robe légère, 6+6 a
85 Et te contait tout bas les amours qu'il rêvait ? 6+6 b
Chanterons-nous l'espoir, la tristesse ou la joie ? 6+6 a
Tremperons-nous de sang les bataillons d'acier ? 6+6 b
Suspendrons-nous l'amant sur l'échelle de soie ? 6+6 a
Jetterons-nous au vent l'écume du coursier ? 6+6 b
90 Dirons-nous quelle main, dans les lampes sans nombre 6+6 a
De la maison céleste, allume nuit et jour 6+6 b
L'huile sainte de vie et d'éternel amour ? 6+6 b
Crierons-nous à Tarquin : « Il est temps, voici l'ombre ! 6+6 a
Descendrons-nous cueillir la perle au fond des mers ? 6+6 a
95 Mènerons-nous la chèvre aux ébéniers amers ? 6+6 a
Montrerons-nous le ciel à la Mélancolie ? 6+6 a
Suivrons-nous le chasseur sur les monts escarpés ? 6+6 b
La biche le regarde ; elle pleure et supplie ; 6+6 a
Sa bruyère l'attend ; ses faons sont nouveau-nés ; 6+6 b
100 Il se baisse, il l'égorge, il jette à la curée 6+6 a
Sur les chiens en sueur son cœur encor vivant. 6+6 b
Peindrons-nous une vierge, à la joue empourprée, 6+6 a
S'en allant à la messe, un page la suivant ? 6+6 b
Et d'un regard distrait, à côté de sa mère, 6+6 a
105 Sur sa lèvre entr'ouverte oubliant sa prière, 6+6 a
Elle écoute en tremblant dans l'écho du pilier, 6+6 a
Résonner l'éperon d'un hardi cavalier. 6+6 a
Dirons-nous aux héros des vieux temps de la France 6+6 a
De monter tout armés aux créneaux de leurs tours, 6+6 b
110 Et de ressusciter la naïve romance 6+6 a
Que leur gloire oubliée apprit aux troubadours ? 6+6 b
Vêtirons-nous de blanc une molle élégie ? 6+6 a
L'homme de Waterloo nous dira-t-il sa vie, 6+6 a
Et ce qu'il a fauché du troupeau des humains, 6+6 a
115 Avant que l'envoyé de la nuit éternelle 6+6 b
Vînt sur son tertre vert l'abattre d'un coup d'aile, 6+6 b
Et sur son cœur de fer lui croiser les deux mains ? 6+6 a
Clouerons-nous au poteau d'une satire altière 6+6 a
Le nom sept fois vendu d'un pâle pamphlétaire, 6+6 a
120 Qui, poussé par la faim, du fond de son oubli, 6+6 a
S'en vient, tout grelottant d'envie et d'impuissance, 6+6 b
Sur le front du génie insulter l'espérance, 6+6 b
Et mordre le laurier que son souffle a sali ? 6+6 a
Prends ton luth ! prends ton luth ! je ne peux plus me taire. 6+6 a
125 Mon aile me soulève au souffle du printemps. 6+6 b
Le veut va m'emporter ; je vais quitter la terre. 6+6 a
Une larme de toi ! Dieu m'écoute ; il est temps. 6+6 b
LE POÈTE
S'il ne te faut, ma sœur chérie, 8 a
Qu'un baiser d'une lèvre amie, 8 a
130 Et qu'une larme de mes yeux, 8 a
Je te les donnerai sans peine ; 8 b
De nos amours qu'il te souvienne, 8 b
Si lu remontes dans les cieux. 8 a
Je ne chante ni l'espérance, 8 a
135 Ni la gloire, ni le bonheur, 8 b
Hélas ! pas même la souffrance. 8 a
La bouche garde le silence, 8 a
Pour écouter parler le cœur. 8 b
LA MUSE
Crois-tu donc que je sois comme le vent d'automne, 6+6 a
140 Qui se nourrit de pleurs jusque sur un tombeau, 6+6 b
Et pour qui la douleur n'est qu'une goutte d'eau ? 6+6 b
O poète ! un baiser, c'est moi qui te le donne ; 6+6 a
L'herbe que je voulais arracher de ce lieu, 6+6 a
C'est ton oisiveté ; ta douleur est à Dieu. 6+6 a
145 Quel que soit le souci que ta jeunesse endure, 6+6 a
Laisse-la s'élargir, cette sainte blessure 6+6 a
Que les noirs séraphins t'ont faite au fond du cœur ; 6+6 a
Rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur. 6+6 a
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète, 6+6 a
150 Que ta voix ici-bas doive rester muette. 6+6 a
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux, 6+6 a
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots. 6+6 a
Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage, 6+6 a
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux, 6+6 b
155 Ses petits affamés courent sur le rivage 6+6 a
En le voyant au loin s'abattre sur les eaux. 6+6 b
Déjà, croyant saisir et partager leur proie, 6+6 a
Ils courent à leur père avec des cris de joie, 6+6 a
En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux. 6+6 a
160 Lui, gagnant à pas lents une roche élevée, 6+6 b
De son aile pendante abritant sa couvée, 6+6 b
Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux. 6+6 a
Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ; 6+6 a
En vain il a des mers fouillé la profondeur ; 6+6 b
165 L'Océan était vide, et la plage déserte ; 6+6 a
Pour toute nourriture il apporte son cœur. 6+6 b
Sombre et silencieux, étendu sur la pierre, 6+6 a
Partageant à ses fils ses entrailles de père, 6+6 a
Dans son amour sublime il berce sa douleur ; 6+6 a
170 El regardant couler sa sanglante mamelle, 6+6 b
Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle, 6+6 b
Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur. 6+6 a
Mais parfois, au milieu du divin sacrifice, 6+6 a
Fatigué de mourir dans un trop long supplice, 6+6 a
175 Il craint que ses enfants ne le laissent vivant ; 6+6 a
Alors il se soulève, ouvre son aile au vent, 6+6 a
Et se frappant le cœur avec un cri sauvage, 6+6 a
Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu, 6+6 b
Que les oiseaux des mers désertent le rivage, 6+6 a
180 Et que le voyageur attardé sur la plage, 6+6 a
Sentant passer la mort, se recommande à Dieu. 6+6 b
Poète, c'est ainsi que font les grands poètes. 6+6 a
Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps ; 6+6 b
Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes 6+6 a
185 Ressemblent la plupart à ceux des pélicans. 6+6 b
Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées, 6+6 a
De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur, 6+6 b
Ce n'est pas un concert à dilater le cœur. 6+6 b
Leurs déclamations sont comme des épées ; 6+6 a
190 Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant ; 6+6 a
Mais il y pend toujours quelque goutte de sang. 6+6 a
LE POÈTE
O muse, spectre insatiable, 8 a
Ne m'en demande pas si long. 8 b
L'homme n'écrit rien sur le sable 8 a
195 A l'heure où passe l'aquilon. 8 b
J'ai vu le temps où ma jeunesse 8 a
Sur mes lèvres était sans cesse 8 a
Prêle à chanter comme un oiseau, 8 a
Mais j'ai souffert un dur martyre, 8 b
200 Et le moins que j'en pourrais dire, 8 b
Si je l'essayais sur ma lyre, 8 b
La briserait comme un roseau. 8 a
mètre profils métriques : 8, 6+6
forme globale type : suite de strophes
schéma : 18[abab] 26[aa] 2[abbba] 10[abba] 1[abbaccca] 4[abaab]
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