Métrique en Ligne
MUS_1/MUS30
Alfred de MUSSET
PREMIÈRES POÉSIES
1829-1835
Le Saule
Fragment
I
.............................................................................
Il se fit tout à coup le plus profond silence, 6+6 a
Quand Georgina Smolen se leva pour chanter. 6+6 b
Miss Smolen est très pâle. — Elle arrive de France, 6+6 a
Et regrette le sol qu'elle vient de quitter. 6+6 b
5 On dit qu'elle a seize ans. — Elle est Américaine ; 6+6 a
Mais, dans ce beau pays dont elle parle à peine, 6+6 a
Jamais deux yeux plus doux n'ont du ciel le plus pur 6+6 a
Sondé la profondeur et réfléchi l'azur. 6+6 a
Faible et toujours souffrante, ainsi qu'un diadème 6+6 a
10 Elle laisse à demi, sur son front orgueilleux, 6+6 b
En longues tresses d'or tomber ses longs cheveux. 6+6 b
Elle est de ces beautés dont on dit qu'on les aime 6+6 a
Moins qu'on ne les admire ; — un noble, un chaste cœur ; 6+6 a
La volupté, pour mère, y trouva la pudeur. 6+6 a
15 Bien que sa voix soit douce, elle a sur le visage, 6+6 a
Dans les gestes, l'abord, et jusque dans ses pas, 6+6 b
Un signe de hauteur qui repousse l'hommage, 6+6 a
Soit tristesse ou dédain, mais qui ne blesse pas. 6+6 b
Dans un âge rempli de crainte et d'espérance, 6+6 a
20 Elle a déjà connu la triste indifférence, 6+6 a
Cette fille du temps. — Qui pourrait cependant 6+6 a
Se lasser d'admirer ce front triste et charmant 6+6 a
Dont l'aspect seul éloigne et guérit toute peine ? 6+6 a
Tant sont puissants, hélas ! sur la misère humaine 6+6 a
25 Ces deux signes jumeaux de paix et de bonheur, 6+6 a
Jeunesse de visage et jeunesse de cœur ! 6+6 a
Chose étrange à penser, il paraît difficile 6+6 a
Au regard le plus dur et le plus immobile 6+6 a
De soutenir le sien. — Pourquoi ? Qui le dira ? 6+6 a
30 C'est un mystère encor. — De ce regard céleste 6+6 b
L'atteinte, allant au cœur, est sans doute funeste, 6+6 b
Et devra coûter cher à qui la recevra. 6+6 a
Miss Smolen commença ; — l'on ne voyait plus qu'elle. 6+6 a
On connaît ce regard qu'on veut en vain cacher, 6+6 b
35 Si prompt, si dédaigneux, quand une femme est belle !… 6+6 a
Mais elle ne parut le fuir ni le chercher. 6+6 b
Elle chanta cet air qu'une fièvre brûlante 6+6 a
Arrache, comme un triste et profond souvenir, 6+6 b
D'un cœur plein de jeunesse et qui se sent mourir ; 6+6 b
40 Cet air qu'en s'endormant Desdemona tremblante, 6+6 a
Posant sur son chevet son front chargé d'ennuis, 6+6 a
Comme un dernier sanglot, soupire au sein des nuits. 6+6 a
D'abord ses accents purs, empreints d'une tristesse 6+6 a
Qu'on ne peut définir, ne semblèrent montrer 6+6 b
45 Qu'une faible langueur, et cette douce ivresse 6+6 a
Où la bouche sourit, et les yeux vont pleurer. 6+6 b
Ainsi qu'un voyageur couché dans sa nacelle, 6+6 a
Qui se laisse au hasard emporter au courant, 6+6 b
Qui ne sait si la rive est perfide ou fidèle, 6+6 a
50 Si le fleuve à la fin devient lac ou torrent ; 6+6 b
Ainsi la jeune fille, écoutant sa pensée, 6+6 a
Sans crainte, sans effort, et par sa voix bercée, 6+6 a
Sur les flots enchantés du fleuve harmonieux 6+6 a
S'éloignait du rivage en regardant les cieux 6+6 a
55 Quel charme elle exerçait ! Comme tous les visages 6+6 b
S'animaient tout à coup d'un regard de ses yeux ! 6+6 a
Car, hélas ! que ce soit, la nuit dans les orages, 6+6 b
Un jeune rossignol pleurant au fond des bois, 6+6 a
Que ce soit l'archet d'or, la harpe éolienne, 6+6 b
60 Un céleste soupir, une souffrance humaine, 6+6 b
Quel est l'homme, aux accents d'une mourante voix, 6+6 a
Qui, lorsque pour entendre il a baissé la tête, 6+6 a
Ne trouve dans son cœur, même au sein d'une fête, 6+6 a
Quelque larme à verser, — quelque doux souvenir 6+6 a
65 Qui s'allait effacer et qu'il sent revenir ? 6+6 a
Déjà le jour s'enfuit, — le vent souffle, — silence ! 6+6 a
La terreur brise, étend, précipite les sons. 6+6 b
Sous les brouillards du soir le meurtrier s'avance, 6+6 a
Invisible combat de l'homme et des démons ! 6+6 b
70 A l'action, Iago ! Cassio meurt sur la place. 6+6 a
Est-ce un pêcheur qui chante, est-ce le vent qui passe ? 6+6 a
Écoute, moribonde ! il n'est pire douleur 6+6 a
Qu'un souvenir heureux dans les jours de malheur. 6+6 a
Mais lorsqu'au dernier chant la redoutable flamme 6+6 a
75 Pour la troisième fois vient repasser sur l'âme 6+6 a
Déjà prête à se fondre, et que dans sa frayeur 6+6 a
Elle presse en criant sa harpe sur son cœur 6+6 a
La jeune fille alors sentit que son génie 6+6 a
Lui demandait des sons que la terre n'a pas ; 6+6 b
80 Soulevant par sanglots des torrents d'harmonie, 6+6 a
Mourante, elle oubliait l'instrument dans ses bras. 6+6 b
Ô Dieu ! mourir ainsi, jeune et pleine de vie 6+6 a
Mais tout avait cessé, le charme et les terreurs, 6+6 a
Et la femme en tombant ne trouva que des pleurs. 6+6 a
85 Pleure, le ciel te voit ! pleure, fille adorée ! 6+6 a
Laisse une douce larme au bord de tes yeux bleus 6+6 b
Briller, en s'écoulant, comme une étoile aux cieux ! 6+6 b
Bien des infortunés dont la cendre est pleurée 6+6 a
Ne demandaient pour vivre et pour bénir leurs maux 6+6 a
90 Qu'une larme, — une seule, et de deux yeux moins beaux ! 6+6 a
Échappant aux regards de la foule empressée, 6+6 a
Miss Smolen s'éloignait, la rougeur sur le front ; 6+6 b
Sur le bord du balcon elle resta penchée. 6+6 a
Oh ! qui l'a bien connu, ce mouvement profond, 6+6 b
95 Ce charme irrésistible, intime, auquel se livre 6+6 a
Un cœur dans ces moments de lui-même surpris, 6+6 b
Qu'aux premiers battements un doux mystère enivre, 6+6 a
Jeune fleur qui s'entr'ouvre à la fraîcheur des nuits ! 6+6 b
Fille de la douleur ! harmonie ! harmonie ! 6+6 a
100 Langue que pour l'amour inventa le génie ! 6+6 a
Qui nous vins d'Italie, et qui lui vint des cieux ! 6+6 a
Douce langue du cœur, la seule où la pensée, 6+6 b
Cette vierge craintive et d'une ombre offensée, 6+6 b
Passe en gardant son voile, et sans craindre les yeux. 6+6 a
105 Qui sait ce qu'un enfant peut entendre et peut dire 6+6 a
Dans tes soupirs divins nés de l'air qu'il respire, 6+6 a
Tristes comme son cœur et doux comme sa voix ? 6+6 a
On surprend un regard, une larme qui coule ; 6+6 b
Le reste est un mystère ignoré de la foule, 6+6 b
110 Comme celui des flots, de la nuit et des bois !… 6+6 a
Oh ! quand tout a tremblé, quand l'âme tout entière 6+6 a
Sous le démon divin se sent encor frémir, 6+6 b
Pareille à l'instrument qui ne peut plus se taire, 6+6 a
Et qui d'avoir chanté semble longtemps gémir 6+6 b
115 Et quand la faible enfant, que son délire entraîne, 6+6 a
Mais qui ne sait d'amour que ce qu'elle en rêva, 6+6 b
Vint à lever les yeux… la belle Américaine 6+6 a
Qui dérobait les siens, enfin les souleva. 6+6 b
Sur qui ? — Bien des regards, ainsi qu'on peut le croire, 6+6 a
120 Comme un regard de reine avaient cherché le sien. 6+6 b
Que de fronts orgueilleux qui s'en seraient fait gloire ! 6+6 a
Sur qui donc ? — Pauvre enfant, le savait-elle bien ? 6+6 b
Ce fut sur un jeune homme à l'œil dur et sévère, 6+6 a
Qui la voyait venir et ne la cherchait pas ; 6+6 b
125 Qui, lorsqu'elle emportait une assemblée entière, 6+6 a
N'avait pas dit un mot, ni fait vers elle un pas. 6+6 b
Il était seul, debout, — un étrange sourire, — 6+6 a
Sous de longs cheveux blonds des traits efféminés ; — 6+6 b
A ceux qui l'observaient son regard semblait dire : 6+6 a
130 On ne vous croira pas si vous me devinez. 6+6 b
Son costume annonçait un fils de l'Angleterre ; 6+6 a
Il est, dit-on, d'Oxford. — Né dans l'adversité, 6+6 b
Il habite le toit que lui laissa son père, 6+6 a
Et prouve un noble sang par l'hospitalité. 6+6 b
Il se nomme Tiburce.
135 On dit que la nature 6+6 a
A mis dans sa parole un charme singulier, 6+6 b
Mais surtout dans ses chants ; que sa voix triste et pure 6+6 a
A des sons pénétrants qu'on ne peut oublier. 6+6 b
Mais à compter du jour où mourut son vieux père, 6+6 a
140 Quoi qu'on fît pour l'entendre, il n'a jamais chanté. 6+6 b
D'où la connaissait-il ? ou quel secret mystère 6+6 a
Tient sur cet étranger son regard arrêté ? 6+6 b
Quel souvenir ainsi les met d'intelligence ? 6+6 a
S'il la connaît, pourquoi ce bizarre silence ? 6+6 a
145 S'il ne la connaît pas ; pourquoi cette rougeur ? 6+6 a
On ne sait. — Mais son œil rencontra l'œil timide 6+6 b
De la vierge tremblante, et le sien plus rapide 6+6 b
Sembla comme une flèche aller chercher le cœur. 6+6 a
Ce ne fut qu'un éclair. L'invisible étincelle 6+6 a
150 Avait jailli de l'âme, et Dieu seul l'avait vu ! 6+6 b
Alors, baissant la tête, il s'avança vers elle, 6+6 a
Et lui dit : « M'aimes-tu, Georgette, m'aimes-tu ? » 6+6 b
II
Tandis que le soleil s'abaisse à l'horizon, 6+6 a
Tiburce semble attendre, au seuil de sa maison, 6+6 a
155 L'heure où dans l'Océan l'astre va disparaître. 6+6 a
A travers les vitraux de la sombre fenêtre, 6+6 a
Les dernières lueurs d'un beau jour qui s'enfuit 6+6 a
Percent encor de loin le voile de la nuit. 6+6 a
Deux puissants destructeurs ont marqué leur présence 6+6 a
160 Dans le manoir désert du pauvre étudiant : 6+6 b
Le temps et le malheur. — Tu gardes le silence, 6+6 a
Vieux séjour des guerriers, autrefois si bruyant ! 6+6 b
Dans les longs corridors qui se perdent dans l'ombre, 6+6 a
Où de tristes échos répètent chaque pas, 6+6 b
165 Se mêlaient autrefois des serviteurs sans nombre 6+6 a
La coupe des festins égaya les repas. 6+6 b
Une lampe, qu'au loin on aperçoit à peine, 6+6 a
Prouve que de ces murs un seul est habité. 6+6 b
Ainsi tombe et périt le féodal domaine ; 6+6 a
170 Ici la solitude, ici la pauvreté. 6+6 b
Ce sont les lourds arceaux d'un vieux laboratoire 6+6 a
Que Tiburce a choisis ; — non loin est un caveau, 6+6 b
Peut-être une prison, — peut-être un oratoire ; 6+6 a
Car rien n'approche autant d'un autel qu'un tombeau. 6+6 b
175 Là, dans le vieux fauteuil de la noble famille, 6+6 a
Où les enfants priaient, où mouraient les vieillards, 6+6 b
S'agenouilla jadis plus d'une chaste fille 6+6 a
Qui poursuivait des yeux de lointains étendards. 6+6 b
Plus tard, c'est encor là qu'à l'heure où le coq chante, 6+6 a
180 Demandant au néant des trésors inouïs, 6+6 b
L'alchimiste courbé, d'une main impuissante, 6+6 a
Frappa son front ridé dans le calme des nuits. 6+6 b
Le philosophe oisif disséqua sa pensée 6+6 a
La science aujourd'hui, rencontrant sous ses pieds 6+6 b
185 Les vestiges poudreux d'une route effacée, 6+6 a
Sourit aux vains efforts des siècles oubliés. 6+6 b
Sur le chevet du lit pend cette triste image, 6+6 a
Où Raphaël, traînant une famille en deuil, 6+6 b
Dépose l'Homme-Dieu de la croix au cercueil. 6+6 b
190 Sa mère de ses mains veut couvrir son visage. 6+6 a
Ses bras se sont roidis, et, pour la ranimer, 6+6 a
Ses filles n'ont, hélas ! que leur sainte prière 6+6 b
Ah ! blessures du cœur, votre trace est amère ! 6+6 b
Promptes à vous ouvrir, lentes à vous fermer ! 6+6 a
195 Ici c'est Géricault et sa palette ardente ; 6+6 a
Mais qui peut oublier cette fausse Judith, 6+6 b
Et dans la blanche main d'une perfide amante 6+6 a
La tête qu'en mourant Allori suspendit ? 6+6 b
Et plus loin — la clarté d'une lampe sans vie 6+6 a
200 Agite sur les murs, dans l'ombre appesantie, 6+6 a
Un marbre mutilé. — Père d'un temps nouveau, 6+6 a
Ta mémoire, ô héros, ne sera point troublée ! 6+6 b
Ton image se cache et doit rester voilée 6+6 b
Sur la terre où l'on boit encore à Waterloo 6+6 a
205 Les arts, ces dieux amis, fils de la solitude, 6+6 a
Sont rois sous cette voûte ; auprès d'eux l'humble étude 6+6 a
Vient d'un baiser de paix rassurer la douleur ; 6+6 a
Et toi surtout, et toi, triste et fidèle amie, 6+6 b
A qui l'infortuné, dans ses nuits d'insomnie, 6+6 b
210 Dit tout bas ses secrets qui dévorent le cœur, 6+6 a
Toi, déesse des chants, à qui, dans son supplice, 6+6 a
La douleur tend les bras, criant : — Consolatrice ! 6+6 a
Consolatrice !
A l'âge où la chaleur du sang 6+6 a
Fait éclore un désir à chaque battement, 6+6 a
215 Où l'homme, apercevant, des portes de la vie, 6+6 a
La Mort à l'horizon, s'avance et la défie, — 6+6 a
Parmi les passions qui viennent tour à tour 6+6 a
S'asseoir au fond du cœur sur un trône invisible, 6+6 b
La haine, — l'intérêt, — l'ambition, — l'amour, 6+6 a
220 Tiburce n'en connaît qu'une, — la plus terrible. 6+6 b
Jusqu'à ce jour, du moins, le sillon n'a senti 6+6 a
Des autres que le germe ; une seule a grandi. 6+6 a
Quant à cette secrète et froide maladie, 6+6 a
Misérable cancer d'un monde qui s'en va, 6+6 b
225 Ce facile mépris de l'homme et de la vie, 6+6 a
Nul de l'avoir connu jamais ne l'accusa. 6+6 b
Mais pourquoi cherchait-il ainsi la solitude ? 6+6 a
On ne sait. — Dès longtemps il chérissait l'étude. 6+6 a
Autrefois ignoré, mais content de son sort, 6+6 a
230 Il marcha sur les pas de ceux à qui la mort 6+6 a
Révèle les secrets de l'être et de la vie. 6+6 a
Incliné sous sa lampe, infatigable amant 6+6 b
D'une science aride et longtemps poursuivie, 6+6 a
On le voyait, la nuit, écrire assidûment ; 6+6 b
235 Ou quelquefois encor, quand l'astre au front d'albâtre 6+6 a
Efface les rayons de son disque incertain, 6+6 b
Il osait, oubliant sa tâche opiniâtre, 6+6 a
Étudier les lois de ces mondes sans fin, 6+6 b
Flots d'une mer de feu sur nos fronts balancée, 6+6 a
240 Et que n'ont pu compter ni l'œil ni la pensée !… 6+6 a
Mais, hélas ! que de jours, que de longs jours passés, 6+6 a
Ont vu depuis ce temps ses travaux délaissés ! 6+6 a
Renfermé dans les murs où mourut son vieux père, 6+6 a
Depuis plus de deux ans, sous son toit solitaire 6+6 a
245 Il vit seul, loin des yeux, — heureux, — car ses amis, 6+6 a
En calculant les jours, n'ont point compté les nuits. 6+6 a
Peut-être en se cachant voulait-il le silence 6+6 a
Qui savait ses projets ? Nul ne connaît celui 6+6 b
Qui le fait sur le seuil demeurer aujourd'hui. 6+6 b
250 Mais la nuit à grands pas sur la terre s'avance, 6+6 a
Et les ombres déjà, que le vent fait frémir, 6+6 a
Sur le sol obscurci semblent se réunir. 6+6 a
Le repos par degrés s'étend sur les campagnes ; 6+6 a
L'astre baisse, — il s'arrête au sommet des montagnes, 6+6 a
255 Jette un dernier regard aux cimes des forêts, 6+6 a
Et meurt. — Les nuits d'hiver suivent les soirs de près. 6+6 a
Quelques groupes épards d'oisifs, de jeunes filles, 6+6 a
De joyeux villageois regagnant la cité, 6+6 b
Se distinguent encor, malgré l'obscurité. 6+6 b
260 Sur le chaume habité par de pauvres familles, 6+6 a
Des feux de loin en loin enfument les vieux toits 6+6 a
Noircis par l'eau du ciel dont dégouttent les bois. 6+6 a
Tandis que des enfants la voix fraîche et sonore, 6+6 a
Montant avec l'encens de la maison de Dieu, 6+6 b
265 Au bruit confus des mers au loin se mêle encore, 6+6 a
Et fait frémir au vent les vitraux du saint lieu, 6+6 b
Quelques refrains grossiers que l'on entend à peine 6+6 a
Rappellent au passant le jour du samedi. 6+6 b
Le buveur nonchalant a laissé loin de lui 6+6 b
270 L'artisan de la veille, obsédé par la gêne, 6+6 a
Qui, baignant de sueur chaque morceau de pain, 6+6 a
Travaillant pour le jour, doute du lendemain. 6+6 a
L'oubli, ce vieux remède à l'humaine misère, 6+6 a
Semble avec la rosée être tombé des cieux. 6+6 b
275 Se souvenir, hélas ! — oublier, — c'est sur terre 6+6 a
Ce qui, selon les jours, nous fait jeunes ou vieux ! 6+6 b
Tiburce contemplait cette bizarre scène ; 6+6 a
Son œil sous les vapeurs apercevait à peine 6+6 a
Les fantômes mouvants qui passaient devant lui 6+6 a
280 Dieu juste ! sous ces toits que d'humbles destinées 6+6 b
S'achevant en silence ainsi qu'elles sont nées ! — 6+6 b
Et Tiburce pensa qu'il était pauvre aussi. 6+6 a
Ah ! Pauvreté, marâtre ! à qui donc est utile 6+6 a
Celui qui d'un sein maigre a bu ton lait stérile ? 6+6 a
285 A quoi ressemble l'homme, ignoré du destin, 6+6 a
Qui, reprenant le soir son sentier du matin, 6+6 a
Marchant à pas comptés dans sa vie inconnue, 6+6 a
S'endort quand sur son toit la nuit est descendue ? 6+6 a
Peut-être est-ce le sage ; — un moins pesant fardeau 6+6 a
290 Courbe plus lentement son front jusqu'au tombeau ; 6+6 a
Mais celui qu'un fatal et tout-puissant génie 6+6 a
Livre dans l'ombre épaisse à la pâle Insomnie, 6+6 a
Celui qui, pour souffrir ne se reposant pas, 6+6 a
Vit d'une double vie, — oh ! qu'est-il ici-bas ? 6+6 a
295 Pareille à l'ange armé du saint glaive de flamme, 6+6 a
L'invincible Pensée a du seuil de son âme 6+6 a
Chassé le doux sommeil, comme un hôte étranger. 6+6 a
Seule elle y règne, — et n'est pas longue à la changer 6+6 a
En une solitude immense, et plus profonde 6+6 a
300 Que les déserts perdus sur les bornes du monde ! 6+6 a
Mais silence ! écoutez ! — c'est le son du beffroi. 6+6 a
Tiburce s'est levé : « L'heure de la prière ! 6+6 b
Dit-il, soit : c'est mon heure ! ils prieront Dieu pour moi ! » 6+6 a
Il marche ; il est parti…
Le jour et la lumière 6+6 b
305 Des sinistres projets sont mauvais confidents. 6+6 a
Là, les audacieux sont nommés imprudents. 6+6 a
La pensée, évitant l'œil vulgaire du monde, 6+6 a
S'enfuit au fond du cœur. — La nuit, la nuit profonde 6+6 a
Vient seule relever, à l'heure du sommeil, 6+6 a
310 Les fronts qui s'inclinaient aux rayons du soleil. 6+6 a
.............................................................................
Pâle étoile du soir, messagère lointaine, 6+6 a
Dont le front sort brillant des voiles du couchant, 6+6 b
De ton palais d'azur, au sein du firmament, 6+6 b
Que regardes-tu dans la plaine ? 8 a
315 La tempête s'éloigne, et les vents sont calmés. 6+6 a
La forêt, qui frémit, pleure sur la bruyère ; 6+6 b
Le phalène doré, dans sa course légère, 6+6 b
Traverse les prés embaumés. 8 a
Que cherches-tu sur la terre endormie ? 4+6 a
320 Mais déjà vers les monts je te vois t'abaisser ; 6+6 b
Tu fuis, en souriant, mélancolique amie, 6+6 a
Et ton tremblant regard est près de s'effacer. 6+6 b
Étoile qui descends sur la verte colline, 6+6 a
Triste larme d'argent du manteau de la Nuit, 6+6 b
325 Toi qui regarde au loin le pâtre qui chemine, 6+6 a
Tandis que pas à pas son long troupeau le suit, — 6+6 b
Étoile, où t'en vas-tu, dans cette nuit immense ? 6+6 a
Cherches-tu sur la rive un lit dans les roseaux ? 6+6 b
Où t'en vas-tu si belle, à l'heure du silence, 6+6 a
330 Tomber comme une perle au sein profond des eaux ? 6+6 b
Ah ! si tu dois mourir, bel astre, et si ta tête 6+6 a
Va dans la vaste mer plonger ses blonds cheveux, 6+6 b
Avant de nous quitter, un seul instant arrête ; — 6+6 a
Étoile de l'amour, ne descends pas des cieux ! 6+6 b
III
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335 « C'est vrai, Bell, répondit Georgette à son amie, 6+6 a
Souvent jusqu'à la nuit j'aime à rester ici. 6+6 b
La mer y vient mourir sur la plage endormie 6+6 a
— Mais qu'as-tu ? dit Bella : pourquoi pleurer ainsi ? 6+6 b
— Restons, restons toujours ; ce sont de douces larmes…, 6+6 a
340 Douces, et sans motif… et des larmes pourtant ! 6+6 b
As-tu peur ? mais la peur elle-même a ses charmes 6+6 a
C'est mon plaisir du soir ; restons un seul instant. 6+6 b
— Hélas ! bonne Georgette, il faut bien qu'on te cède ; 6+6 a
Mais la nuit va venir, et… Dieu nous soit en aide ! 6+6 a
345 Pourquoi donc dans ma main sens-je frémir ta main ? » 6+6 a
Georgette, en soupirant, regarda son amie : 6+6 b
« Ainsi, Bella, pour toi, de ce double chemin 6+6 a
Où l'on dit que nos pas s'égarent dans la vie, 6+6 b
Un seul, un seul existe, et te sera connu ! 6+6 a
350 L'hiver prochain, dis-moi, Bell, quel âge auras-tu ? 6+6 a
Mais que dis-je ? notre âge est à peu près le même. 6+6 a
Je suis folle, et c'est tout. Pauvre Bella, je t'aime 6+6 a
Du fond du cœur.
— Mon Dieu ! Georgina, qu'as-tu donc ? 6+6 a
Tu ne te soutiens plus…
— Pardon, chère, pardon ! 6+6 a
355 Tiens, donne-moi ton bras, et revenons ensemble. » 6+6 a
Toutes deux lentement marchèrent quelques pas. 6+6 b
« Non ! cria Georgina, non, je ne le puis pas ! 6+6 b
Je ne puis pas le fuir ! N'est-ce pas qu'il te semble, 6+6 a
Bella, que je suis pâle, et que je dois souffrir ? 6+6 a
360 C'est le bruit de ces flots, de ce vent qui murmure, 6+6 b
C'est l'aspect de ces bois, c'est toute la nature 6+6 b
Qui me brise le cœur, et qui me fait mourir !… 6+6 a
Ah ! Bella, ma Bella, rien que par la pensée, 6+6 a
Tant souffrir ! Quelle nuit terrible j'ai passée ! 6+6 a
365 Terrible et douce, amie ! écoute, écoute-moi 6+6 a
— Parle, ma Georgina, raconte-moi ta peine. 6+6 b
— Oui, tout à toi, Bella, car ma pauvre âme est pleine, 6+6 b
Et qui me soutiendra, chère, si ce n'est toi ? 6+6 a
Sœur de mon âme, écoute. Ô mon unique amie, 6+6 a
370 C'est de bonheur, Bella, que je meurs ! c'est ma vie 6+6 a
Qui dans cet océan se perd comme un ruisseau. 6+6 a
Pour toi, ces eaux, ces bois, tout est muet, ma chère ! 6+6 b
Viens, ma bouche et mon cœur t'en diront le mystère 6+6 b
Rappelons-nous Hamlet, et sois mon Horatio. » 6+6 a
IV
.............................................................................
375 Au bord d'une prairie, où la fraîche rosée 6+6 a
Incline au vent du soir la bruyère arrosée, 6+6 a
Le château de Smolen, vénérable manoir, 6+6 a
Découpe son portail sous un ciel triste et noir. 6+6 a
C'est au pied de ces murs que Tiburce s'arrête. 6+6 a
380 Il écoute. — A travers les humides vitraux, 6+6 b
Il voit passer une ombre et luire des flambeaux : 6+6 b
« A cette heure ! dit-il. Est-ce encore une fête ? » 6+6 a
Puis, avec un murmure, il ajoute plus bas : 6+6 a
« M'aurait-elle trompé ? » Dans ce moment, un pas 6+6 a
385 Au penchant du coteau semble se faire entendre 6+6 a
Il est sans armes, seul. — Viendrait-on le surprendre ? 6+6 a
Il hésite, — il approche à pas silencieux. 6+6 a
Caché sous le portail qui couvre une ombre épaisse, 6+6 b
Tour à tour près du mur il se penche et se baisse 6+6 b
390 Quel spectacle imprévu vient de frapper ses yeux ! 6+6 a
Près de l'ardent foyer où le chêne pétille, 6+6 a
Le vieux Smolen courbé récite à haute voix 6+6 b
L'oraison qu'après lui répète sa famille. — 6+6 a
Comme dans ce guerrier si terrible autrefois 6+6 b
395 La sainte paix de l'âme efface les années ! 6+6 a
Il prie, et cependant deux femmes inclinées 6+6 a
Pour parler au Seigneur se reposent sur lui. 6+6 a
Tiburce les connaît ; — l'une est âgée — et l'autre 6+6 b
— Corrupteur, corrupteur, que viens-tu faire ici ? 6+6 a
400 Vois ! elle est à genoux, mais les chants de l'apôtre 6+6 b
Ne retentissent plus dans le fond de son cœur. 6+6 a
Pourquoi ces mouvements, ces yeux fixés à terre ? 6+6 b
Qui rendra maintenant cette fille à son père ?… 6+6 b
Qui sait si ce vieillard, certain de son honneur, 6+6 a
405 Tout en priant ainsi, n'a pas de sa parole 6+6 a
Détourné sa pensée, et s'il ne bénit pas 6+6 b
En ce moment, hélas ! l'enfant qui le console, 6+6 a
Et dont l'ange gardien fuit au bruit de tes pas ?… 6+6 b
Mais non, non, ce vieillard ne saurait douter d'elle. 6+6 a
410 Soixante ans de vertu l'on fait croire au bonheur. 6+6 b
Georgina s'est levée. — Ah ! que cette pâleur 6+6 b
Lui sied bien à tes yeux, Tiburce, et qu'elle est belle ! 6+6 a
Courbe-toi, jeune fille, et du pied de l'autel 6+6 a
Viens présenter ton front au baiser paternel. 6+6 a
415 Presse, en te retirant, sur ta lèvre brûlante, 6+6 a
La main de ce vieillard ; — encor ! — bien ! presse-la ! 6+6 b
N'entends-tu pas ton cœur, douce et loyale amante, 6+6 a
Ton cœur qui bat de joie, et te crie : « Il est là ! » 6+6 b
Il est là, miss Smolen, qui t'attend, et qui compte 6+6 a
420 Les bénédictions d'un père à son enfant. 6+6 b
Il est là, sur le seuil, qui descend et qui monte, 6+6 a
Comme un larron de nuit que la frayeur surprend. 6+6 b
Hâte-toi, le temps fuit ! l'horizon se colore ! 6+6 a
L'astre des nuits bientôt va briller, — hâte-toi ! 6+6 b
425 Mais à peine au château quelques clartés encore 6+6 a
S'agitent çà et là. — Le silence, — l'effroi. — 6+6 b
Quelques pas, quelques sons traversent la nuit sombre ; 6+6 a
Une porte a gémi dans un long corridor. — 6+6 b
Tiburce attend toujours. — Le ravisseur, dans l'ombre, 6+6 a
430 N'a-t-il pas des pensers de meurtrier ? — Tout dort. 6+6 b
Oh ! qui n'a pas senti son cœur battre plus vite 6+6 a
A l'heure où sous le ciel l'homme est seul avec Dieu ? 6+6 b
Qui ne s'est retourné, croyant voir à sa suite 6+6 a
Quelque forme glisser, — quand des lignes de feu, 6+6 b
435 Se croisant en tous sens, brillent dans les ténèbres, 6+6 a
Comme les veines d'or du mur d'airain des nuits ! 6+6 b
Lorsque l'homme effrayé, soulevant les tapis 6+6 b
Qui se froissent sur lui, croit que des cris funèbres 6+6 a
De courir à son or sont venus l'avertir 6+6 a
440 Malheur ! quand la nuit vient, l'homme est fait pour dormir. 6+6 a
Il est certain qu'alors l'Effroi sur notre tête 6+6 a
Passe comme le vent sur la cime des bois, 6+6 b
Et lorsqu'à son aspect le cœur manque, il s'arrête, 6+6 a
Et saisit aux cheveux l'homme resté sans voix. 6+6 b
445 Derrière l'angle épais d'une fenêtre obscure, 6+6 a
Tiburce resté seul avançait à grands pas. 6+6 b
Aux rayons de la lune une blanche figure 6+6 a
Parut à son approche et glissa dans ses bras ; 6+6 b
« Hélas ! après deux ans ! » dit-elle, et sa pensée 6+6 a
450 Mourut dans un soupir sur sa lèvre glacée 6+6 a
V
« Qu'avez-vous, mon ami ? pourquoi ce front chagrin ? 6+6 a
Seigneur, me cachez-vous vos sujets de tristesse ? 6+6 b
Vous avez négligé de prier ce matin ; 6+6 a
Cher seigneur, vous souffrez. Le mal qui vous oppresse 6+6 b
Me fait souffrir aussi.
455 — Rien, rien, dit le vieillard. 6+6 a
Où donc est votre fille ? elle descend bien tard. 6+6 a
— Dieu du ciel ! Georgina, mon cher seigneur, vous aime, 6+6 a
Et vos chagrins la font souffrir comme moi-même ; 6+6 a
Elle pleure. Ô Smolen ! qui vous a, cette nuit, 6+6 a
460 Fait tout à coup ainsi sortir de votre lit ? 6+6 a
— Silence ! disiez-vous ; — et cependant, pensai-je, 6+6 a
Les chemins et les toits sont recouverts de neige. 6+6 a
Hélas ! je parle au nom d'une vieille amitié, 6+6 a
Qui de vos soixante ans a porté la moitié. 6+6 a
— Je suis malade, femme, et rien de plus.
465 — Malade ? 6+6 a
Quoi ! Smolen est malade, et par cette saison 6+6 b
Expose son front chauve à l'agitation 6+6 b
D'une nuit de tempête ? Et seul, la nuit, s'évade 6+6 a
En me criant : « Silence ! » — ainsi qu'un assassin 6+6 a
470 Que l'esprit de malheur conduit à son dessein ? 6+6 a
Oui, vous êtes malade, ou je suis bien trompée. 6+6 a
C'est le cœur, cher seigneur, le cœur qui souffre en vous. 6+6 b
Pitié, mon Dieu ! Pourquoi demander votre épée ? 6+6 a
Où voulez-vous aller ? Seigneur, songez à nous. 6+6 b
475 Allez-vous dans le deuil laisser votre famille ? 6+6 a
— Rien, rien, dit le vieillard. Mais où donc est ma fille ? » 6+6 a
VI
Comme avec majesté sur ces roches profondes 6+6 a
Que l'inconstante mer ronge éternellement, 6+6 b
Du sein des flots émus sort l'astre tout-puissant, 6+6 b
480 Jeune et victorieux, — seule âme des deux mondes ! 6+6 a
L'Océan, fatigué de suivre dans les cieux 6+6 a
Sa déesse voilée au pas silencieux, 6+6 a
Sous les rayons divins retombe et se balance. 6+6 a
Dans les ondes sans fin plonge le ciel immense. 6+6 a
485 La terre lui sourit. — C'est l'heure de prier. 6+6 a
Être sublime ! Esprit de vie et de lumière, 6+6 b
Qui, reposant ta force au centre de la terre, 6+6 b
Sous ta céleste chaîne y restes prisonnier ! 6+6 a
Toi, dont le bras puissant, dans l'éternelle plaine, 6+6 a
490 Parmi les astres d'or la soulève et l'entraîne 6+6 a
Sur la route invisible, où d'un regard de Dieu 6+6 a
Tomba dans l'infini l'hyperbole de feu ! 6+6 a
Tu peux faire accourir ou chasser la tempête 6+6 a
Sur ce globe d'argile à l'espace jeté, 6+6 b
495 D'où vers son Créateur l'homme élevant sa tête 6+6 a
Passe et tombe en rêvant une immortalité ; 6+6 b
Mais comme toi son sein renferme une étincelle 6+6 a
De ce foyer de vie et de force éternelle, 6+6 a
Vers lequel en tremblant le monde étend les bras, 6+6 a
500 Prêt à s'anéantir, s'il ne l'animait pas ! 6+6 a
Son essence à la tienne est égale et semblable. 6+6 a
Lorsque Dieu l'en tira pour lui donner le jour, 6+6 b
Il te fit immortel, et le fit périssable. 6+6 a
Il te fit solitaire, et lui donna l'amour. 6+6 b
505 Amour ! torrent divin de la source infinie ! 6+6 a
Ô dieu d'oubli, dieu jeune, au front pâle et charmant ! 6+6 b
Toi que tous ces bonheurs, tous ces biens qu'on envie 6+6 a
Font quelquefois de loin sourire tristement, 6+6 b
Qu'importe cette mer, son calme et ses tempêtes, 6+6 a
510 Et ces mondes sans nom qui roulent sur nos têtes, 6+6 a
Et le temps et la vie, au cœur qui t'a connu ? 6+6 a
Fils de la Volupté, père des Rêveries, 6+6 b
Tes filles sur ton front versent leurs fleurs chéries, 6+6 b
Ta mère en soupirant t'endort sur son sein nu ! 6+6 a
515 A cette heure d'espoir, de mystère et de crainte 6+6 a
Où l'oiseau des sillons annonce le matin, 6+6 b
Tiburce de la ville avait gagné l'enceinte, 6+6 a
Et de son pauvre toit reprenait le chemin. 6+6 b
Tout se taisait au loin dans les blanches prairies : 6+6 a
520 Tout, jusqu'au souvenir, se taisait dans son cœur. 6+6 b
Pour la nature et l'homme, ainsi parfois la vie 6+6 a
A ses jours de soleil et ses jours de bonheur. 6+6 b
C'est une pause — un calme — une extase indicible. 6+6 a
Le Temps — ce voyageur qu'une main invisible, 6+6 a
525 D'âge en âge, à pas lents, mène à l'éternité 6+6 a
Sur le bord du chemin, pensif, s'est arrêté. 6+6 a
Ah ! brûlante, brûlante, ô nature ! est la flamme 6+6 a
Que d'un être adoré la main laisse à la main, 6+6 b
Et la lèvre à la lèvre, et l'âme au fond de l'âme ! 6+6 a
530 Devant tes voluptés, ô Nuit ! c'est le Matin 6+6 b
Qui devrait disparaître et replier ses ailes ! 6+6 a
Pourquoi te réveiller, quand, loin des feux du jour, 6+6 b
Aux accents éloignés de tes sœurs immortelles, 6+6 a
Tes beaux yeux se fermaient dans les bras de l'Amour ? 6+6 b
535 Que fais-tu, jeune fille, à cette heure craintive ? 6+6 a
Lèves-tu ton front pâle au bord du flot dormant, 6+6 b
Pour suivre à l'horizon les pas de ton amant ? 6+6 b
La vaste mer, Georgette, a couvert cette rive. 6+6 a
L'écume de ses eaux trompera tes regards. 6+6 a
540 Tu la prendras de loin pour le pied des remparts 6+6 a
Où de ton bien-aimé tu crois voir la demeure. 6+6 a
Rentre, cœur plein d'amour ! les vents d'est à cette heure 6+6 a
Glissent dans tes cheveux, et leur souffle est glacé. 6+6 a
Retourne au vieux manoir, et songe au temps passé ! 6+6 a
545 Sous les brouillards légers qui dérobaient la terre, 6+6 a
Tiburce dans les prés s'avançait lentement. 6+6 b
Il atteignit enfin la maison solitaire 6+6 a
Que rougissaient déjà les feux de l'orient. — 6+6 b
Ce fut à ce moment qu'en refermant sa porte 6+6 a
550 Il sentit tout à coup un bras lui résister : 6+6 b
« Qui donc lutte avec moi ? » dit-il d'une voix forte. 6+6 a
« Homme, dit le vieillard, songez à m'écouter. » 6+6 b
VII
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C'est une chose étrange, à cet instant du jour, 6+6 a
De voir ainsi les sœurs, au fond de ce vieux cloître, 6+6 b
555 Parler en s'agitant, et passer tour à tour. 6+6 a
Tantôt subitement le bruit semble s'accroître, 6+6 b
Puis tout à coup il cesse, et tous pour un moment 6+6 a
Demeurent en silence, et comme dans la crainte 6+6 b
De quelque singulier et triste événement. 6+6 a
560 Écoutez ! — écoutez ! — N'est-ce pas une plainte 6+6 b
Que nous venons d'entendre ? On dirait une voix 6+6 a
Qui souffre et qui gémit pour la dernière fois. 6+6 a
Elle sort d'un caveau que la foule environne. 6+6 a
Des pleurs, un crucifix, des femmes à genoux 6+6 b
565 Ô sœurs, ô pâles sœurs ! sur qui donc priez-vous ? 6+6 b
Qui de vous va mourir ? qui de vous abandonne 6+6 a
Un vain reste de jours oubliés et perdus ? 6+6 a
Car vous, filles de Dieu, vous ne les comptez plus. 6+6 a
Que le sort les épargne ou qu'il vous les demande, 6+6 a
570 Vous attendez la mort dans des habits de deuil ; 6+6 b
Et qui sait si pour vous la distance est plus grande, 6+6 a
Ou de la vie au cloître, — ou du cloître au cercueil ? 6+6 b
Inclinée à demi sur le bord de sa couche, 6+6 a
Une femme, — une enfant, faible, mais belle encor, 6+6 b
575 Semble en se débattant lutter avec la mort. 6+6 b
Ses bras cherchent dans l'ombre et se tordent. Sa bouche 6+6 a
Fait pour baiser la croix des efforts impuissants. 6+6 a
Elle pleure, — elle crie, — elle appelle à voix haute 6+6 b
Sa mère… — Ô pâles sœurs, quelle fut donc sa faute ? 6+6 b
580 Car ce n'est pas ainsi que l'on meurt à seize ans. 6+6 a
Le soleil a deux fois rendu le jour au monde 6+6 a
Depuis que dans ce cloître un vieillard l'amena. 6+6 b
Il regarda tomber sa chevelure blonde, 6+6 a
Lui montra sa cellule, — et puis lui pardonna. 6+6 b
585 Elle était à genoux quand il s'éloigna d'elle ; 6+6 a
Mais en se relevant une pâleur mortelle 6+6 a
La força de chercher un bras pour s'appuyer, — 6+6 a
Et depuis ce moment on n'a plus qu'à prier. 6+6 a
Ah ! priez sur ce lit ! priez pour la mourante ! 6+6 a
590 Si jeune ! et voyez-la, sa main faible et tremblante 6+6 a
Vous montre en expirant le lieu de la douleur, — 6+6 a
Et, quel que soit son mal, il est venu du cœur. 6+6 a
Savez-vous ce que c'est qu'un cœur de jeune fille ? 6+6 a
Ce qu'il faut pour briser ce fragile roseau 6+6 b
595 Qui ploie et qui se courbe au plus léger fardeau ? 6+6 b
L'amitié, — le repos, — celui de sa famille ; — 6+6 a
La douce confiance, — et sa mère, — et son Dieu, — 6+6 a
Voilà tous ses soutiens ; qu'un seul lui manque, adieu ! 6+6 a
Ah ! priez. Si la mort, à son heure dernière, 6+6 a
600 A la clarté du ciel entr'ouvrait sa paupière, 6+6 a
Peut-être elle dirait, avant de la fermer, 6+6 a
Comme Desdemona : « Tuer pour trop aimer ». 6+6 a
Il est sous le soleil de douces créatures 6+6 a
Sur qui le ciel versa ses beautés les plus pures, 6+6 a
605 Êtres faibles et bons, trop charmants pour souffrir, 6+6 a
Que l'homme peut tuer, mais qu'il ne peut flétrir. 6+6 a
Le Malheur, ce vieillard à la main desséchée, 6+6 a
Voit s'incliner leur tête avant qu'il l'ait touchée ; 6+6 a
Ils veulent ici-bas d'un trône, — ou d'un tombeau. 6+6 a
610 Telles furent, hélas ! bien des infortunées 6+6 b
Que dévora la tombe au sortir du berceau, 6+6 a
Que le ciel au bonheur avait prédestinées ; 6+6 b
Et telle fut aussi celle qui va mourir. 6+6 a
Déjà le mal atteint les sources de la vie. 6+6 b
615 A peine, soulevant sa tête appesantie, 6+6 b
Sa main, son bras tremblant, peuvent la soutenir. 6+6 a
Cependant elle cherche, — elle écoute sans cesse ; 6+6 a
A travers les vitraux, sur la muraille épaisse, 6+6 a
Tombe un rayon. — Hélas ! c'est encore un beau jour. 6+6 a
620 Tout renaît, la chaleur, la vie et la lumière. 6+6 b
Ah ! c'est quand un beau ciel sourit à notre terre, 6+6 b
Que l'aspect de ces biens qui nous fuient sans retour, 6+6 a
Nous montre quel désert emplissait notre amour ! 6+6 a
Mais qui ne sait, hélas ! que toujours l'Espérance, 6+6 a
625 Des célestes gardiens veillant sur la souffrance, 6+6 a
Est le dernier qui reste auprès du lit de mort ? 6+6 a
Jetant quelques parfums dans la flamme expirante, 6+6 b
Et jusqu'à son cercueil emportant la mourante, 6+6 b
Elle berce en chantant la Douleur qui s'endort. 6+6 a
630 Si loin qu'à l'horizon son regard peut s'étendre, 6+6 a
L'œil de la pauvre enfant sur l'eau s'est arrêté : 6+6 b
« Quoi ! rien ? » murmure-t-elle ; — et que peut-elle attendre 6+6 a
Mais la mort, à pas lents, vient de l'autre côté. 6+6 b
L'Océan tout à coup, et le ciel et la terre 6+6 a
635 Tournent, — tout se confond. — Le fanal solitaire 6+6 a
Comme un homme enivré chancelle. — Ange des cieux ! 6+6 a
N'est-ce pas pour toujours qu'elle a fermé les yeux ? 6+6 a
La grille en cet instant a resonné. — Silence ! 6+6 a
Un pas se fait entendre, — un jeune homme s'élance. 6+6 a
640 Il est couvert d'un froc. — Tous se sont écarté. 6+6 a
Il traverse la foule à pas précipités : 6+6 a
« Mes sœurs, demande-t-il, où donc est la novice ? » 6+6 a
Il l'a vue ; un soupir dans l'ombre a répondu. 6+6 b
Alors, d'un ton de voix qui veut qu'on obéisse : 6+6 a
645 « Georgette, lui dit-il, Georgette, m'entends-tu ? » 6+6 b
En prononçant ces mots, le frère se découvre. 6+6 a
De la malade alors la paupière s'entr'ouvre ; 6+6 a
L'a-t-elle reconnu ? Son œil terne et hagard 6+6 a
Est voilé d'un nuage et se perd dans le vide. 6+6 b
650 Il doute, — sur son front passe un éclair rapide. 6+6 b
« Laissez-nous seuls, dit-il, je suis venu trop tard. » 6+6 a
Le ciel s'obscurcissait. — Les traits de la mourante 6+6 a
S'effaçaient par degrés, sous la clarté tremblante. 6+6 a
Auprès de son chevet le crucifix laissé 6+6 a
655 De ses débiles mains à terre avait glissé. 6+6 a
Le silence régnait dans tout le monastère, 6+6 a
Un silence profond, — triste, — et que par moment 6+6 b
Interrompait un faible et sourd gémissement. 6+6 b
Sous le rideau du lit courbant son front sévère, 6+6 a
660 L'étranger immobile écoutait, — regardait ; — 6+6 a
Tantôt il suppliait, — tantôt il ordonnait. 6+6 a
On distingua de loin quelques gestes bizarres, 6+6 a
Accompagnés de mots que nul ne saisissait, 6+6 b
Mais qui, prononcés bas, et de plus en plus rares, 6+6 a
665 Après quelques moments cessèrent tout à fait. 6+6 b
Au nom de l'ordre saint dont il se disait frère, 6+6 a
Auprès de la malade on l'avait laissé seul 6+6 b
Sur le bord de la couche il vit pendre un linceul : 6+6 b
« Trop tard, répéta-t-il, trop tard ! » et sur la terre 6+6 a
670 Il tomba tout à coup, plein de rage et d'horreur. 6+6 a
Hommes, vous qui savez comprendre la douleur, 6+6 a
Gémir, jeter des pleurs, prier sur une tombe, 6+6 a
Pensez-vous quelquefois à ce que doit souffrir 6+6 b
Celui qui voit ainsi l'infortuné qui tombe, 6+6 a
675 Et lui tend une main qu'il ne peut plus saisir ? 6+6 b
Celui qui sur un lit vient pencher son front blême 6+6 a
Où les nuits sans sommeil ont gravé leur pâleur, 6+6 b
Et là, d'un œil ardent, chercher sur ce qu'il aime, 6+6 a
Comme un signe de vie, un signe de douleur ; 6+6 b
680 Qui, suspendant son âme à cette âme adorée, 6+6 a
S'attache à ce rameau qui va l'abandonner ; 6+6 b
Qui, maudissant le jour et sa vue abhorrée, 6+6 a
Sent son cœur plein de vie, et n'en peut rien donner ? 6+6 b
Et lorsque la dernière étincelle est éteinte, 6+6 a
685 Quand il est resté là, — sans espoir et sans crainte, 6+6 a
— Qu'il contemple ces traits, ce calme plein d'horreur, 6+6 a
Ces longs bras amaigris, traînant hors de la couche, 6+6 b
Ce corps frêle et roidi, ces yeux et cette bouche 6+6 b
Où le néant ressemble encore à la douleur 6+6 a
690 Il soulève une main qui retombe glacée ; 6+6 a
Et s'il doute, insensé ! s'il se retourne, il voit 6+6 b
La Mort branlant la tête, et lui montrant du doigt 6+6 b
L'être pâle, étendu sans vie et sans pensée. 6+6 a
VIII
Tout est fini ; la cendre est rendue à la terre. 6+6 a
695 Le ministre est parti, — peut-être l'attend-on. 6+6 b
Tu t'es évanouie ! ô toi, fleur solitaire ! 6+6 a
Il ne reste plus rien, — rien qu'un tombeau sans nom. 6+6 b
Personne n'a suivi sa dépouille mortelle. 6+6 a
Aucun pas n'est marqué sur le bord du chemin. 6+6 b
700 Son vieux père est trop faible, et d'ailleurs privé d'elle, 6+6 a
Plus loin encor, peut-être, il la suivra demain. 6+6 b
Descends donc, pauvre fille, et ta tombe ignorée, 6+6 a
Sous ta pierre mal jointe et d'herbes entourée ! 6+6 a
Cette terre est fertile, et va bientôt fleurir 6+6 a
705 Sur le débris nouveau qu'elle vient de couvrir 6+6 a
Ô terre ! toi qui sais sous la tombe muette 6+6 a
Garder si bien les morts que l'Océan rejette, 6+6 a
Quand ton sein, fécondé par la corruption, 6+6 a
Redemande la vie à la destruction, 6+6 a
710 Qu'es-tu donc qu'un sépulcre immense, et dont l'emblème 6+6 a
Est le serpent roulé qui se ronge lui-même ? 6+6 a
— Mais vous, rêves d'amour, rires, propos d'enfant, 6+6 a
Et toi, charme inconnu dont rien ne se défend, 6+6 a
Qui fit hésiter Faust au seuil de Marguerite, 6+6 a
715 Doux mystère du toit que l'innocence habite, 6+6 a
Candeur des premiers jours, qu'êtes-vous devenus ? — 6+6 a
Paix profonde à ton âme, enfant ! à ta mémoire ! 6+6 b
Adieu ! Ta blanche main sur le clavier d'ivoire 6+6 b
Durant les nuits d'été ne voltigera plus 6+6 a
IX
.............................................................................
720 Glisse au sein de la nuit, beau brick de l'Espérance ! 6+6 a
Terre d'Écosse, adieu ! Glisse, fils des forêts ! 6+6 b
— Que l'on tienne les yeux, que l'on veille de près 6+6 b
Sur ce jeune homme en deuil qui seul, dans le silence, 6+6 a
De la poupe, en chantant, se penche sur les flots. 6+6 a
725 Ses yeux sont égarés. Deux fois les matelots 6+6 a
L'ont reçu dans leurs bras, prêt à perdre la vie, 6+6 a
Et cependant il chante, et l'oreille est ravie 6+6 a
Des sons mystérieux qu'il mêle au bruit des vents. 6+6 a
« Le saule… — au pied du saule… » — il parle comme en rêve. 6+6 b
730 « Barbara ! — Barbara ! » Sa voix baisse, s'élève, 6+6 b
Et des flots tour à tour suit les doux mouvements. 6+6 a
— Enfants, veillez sur lui ! — la force l'abandonne ! 6+6
Sa voix tombe et s'éteint, — pourtant il chante encor. 6+6 a
Quel peut être le mal qui cause ainsi sa mort ? 6+6 a
735 Couchez-le sur un lit, enfants, la mer est dure ! 6+6 a
— Enseigne, répondit la voix des matelots, 6+6 b
Son manteau recouvrait une large blessure, 6+6 a
D'où son sang goutte à goutte est tombé dans les flots. » 6+6 b
.............................................................................
mètre profils métriques : 8, 6+6, (4+6)
forme globale type : suite de strophes
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