Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
MUS_1/MUS2
Alfred de MUSSET
PREMIÈRES POÉSIES
1829-1835
Don Paez
I had been happy, if the general camp,
Pioneers and all, had tasted her sweet body
So I had nothing known.
OTHELLO.
I
Je n'ai jamais aimé, pour ma part, ces bégueules 6+6 a
Qui ne sauraient aller au Prado toutes seules, 6+6 a
Qu'une duègne toujours de quartier en quartier 6+6 b
Talonne, comme fait sa mule au muletier ; 6+6 b
5 Qui s'usent, à prier, les genoux et la lèvre, 6+6 a
Se courbant sur le grès, plus pâles dans leur fièvre 6+6 a
Qu'un homme qui, pieds nus, marche sur un serpent, 6+6 b
Ou qu'un faux monnayeur, au moment qu'on le pend. 6+6 b
Certes, ces femmes-là, pour mener cette vie, 6+6 a
10 Portent un cœur châtré de toute noble envie ; 6+6 a
Elles n'ont pas de sang et pas d'entrailles. — Mais, 6+6 b
Sur ma tête et mes os, frère, je vous promets 6+6 b
Qu'elles valent encor quatre fois mieux que celles 6+6 a
Dont le temps se dépense en intrigues nouvelles. 6+6 a
15 Celles-là vont au bal, courent les rendez-vous, 6+6 b
Savent dans un manchon cacher un billet doux, 6+6 b
Serrer un ruban noir sur un beau flanc qui ploie, 6+6 a
Jeter d'un balcon d'or une échelle de soie, 6+6 a
Suivre l'imbroglio de ces amours mignons, 6+6 b
20 Poussés en une nuit comme des champignons. 6+6 b
Si charmantes, d'ailleurs ! aimant en enragées 6+6 a
Les moustaches, les chiens, la valse et les dragées. 6+6 a
Mais, oh ! la triste chose et l'étrange malheur, 6+6 b
Lorsque dans leurs filets tombe un homme de cœur ! 6+6 b
25 Frère, mieux lui vaudrait, comme ce statuaire 6+6 a
Qui pressait dans ses bras son amante de pierre, 6+6 a
Réchauffer de baisers un marbre, mieux vaudrait 6+6 b
Une louve affamée en quelque âpre forêt. 6+6 b
Ce que je dis ici, je le prouve en exemple. 6+6 a
30 J'entre donc en matière, et, sans discours plus ample, 6+6 a
Écoutez une histoire :
Un mardi, cet été, 6+6 b
Vers deux heures de nuit, si vous aviez é 6+6 b
Place San-Bernardo, contre la jalousie 6+6 a
D'une fenêtre en brique, à frange cramoisie, 6+6 a
35 Et que, le cerveau mû de quelque esprit follet, 6+6 b
Vous eussiez regardé par le trou du volet, 6+6 b
Vous auriez vu, d'abord, une chambre tigrée, 6+6 a
De candélabres d'or ardemment éclairée ; 6+6 a
Des marbres, des tapis montant jusqu'aux lambris ; 6+6 b
40 Çà et là, les flacons d'un souper en débris ; 6+6 b
Des vins, mille parfums ; à terre, une mandore 6+6 a
Qu'on venait de quitter, et frémissant encore, 6+6 a
De même que le sein d'une femme frémit 6+6 b
Après qu'elle a dansé. — Tout était endormi ; 6+6 b
45 La lune se levait ; sa lueur souple et molle, 6+6 a
Glissant aux trèfles gris de l'ogive espagnole, 6+6 a
Sur les pâles velours et le marbre changeant 6+6 b
Mêlait aux flammes d'or ses longs rayons d'argent. 6+6 b
Si bien que, dans le coin le plus noir de la chambre, 6+6 a
50 Sur un lit incrusté de bois de rose et d'ambre, 6+6 a
En y regardant bien, frère, vous auriez pu, 6+6 b
Dans l'ombre transparente, entrevoir un pied nu. 6+6 b
— Certes, l'Espagne est grande, et les femmes d'Espagne 6+6 a
Sont belles ; mais il n'est château, ville ou campagne, 6+6 a
55 Qui, contre ce pied-là, n'eût en vain essa 6+6 b
(Comme dans Cendrillon) de mesurer un pied. 6+6 b
Il était si petit, qu'un enfant l'eût pu prendre 6+6 a
Dans sa main. — N'allez pas, frère, vous en surprendre ; 6+6 a
La dame dont ici j'ai dessein de parler 6+6 b
60 Était de ces beautés qu'on ne peut égaler : 6+6 b
Sourcils noirs, blanches mains, et pour la petitesse 6+6 a
De ses pieds, elle était Andalouse et comtesse. 6+6 a
Cependant, les rideaux, autour d'elle tremblant, 6+6 b
La laissaient voir pâmée aux bras de son galant ; 6+6 b
65 Œil humide, bras morts, tout respirait en elle 6+6 a
Les langueurs de l'amour, et la rendait plus belle. 6+6 a
Sa tête avec ses seins roulait dans ses cheveux, 6+6 b
Pendant que sur son corps mille traces de feux, 6+6 b
Que sa joue empourprée, et ses lèvres arides, 6+6 a
70 Qui se pressaient encor, comme en des baisers vides, 6+6 a
Et son cœur gros d'amour, plus fatigué qu'éteint, 6+6 b
Tout d'une folle nuit vous eût rendu certain. 6+6 b
Près d'elle, son amant, d'un œil plein de caresse, 6+6 a
Cherchant l'œil de faucon de sa jeune mtresse, 6+6 a
75 Se penchait sur sa bouche, ardent à l'apaiser, 6+6 b
Et pour chaque sanglot lui rendait un baiser. 6+6 b
Ainsi passait le temps. — Sur la place moins sombre 6+6 a
Déjà le blanc matin faisant grisonner l'ombre, 6+6 a
L'horloge d'un couvent s'ébranla lentement ; 6+6 b
80 Sur quoi le jouvenceau courut, en un moment, 6+6 b
D'abord à son habit, ensuite à son épée ; 6+6 a
Puis, voyant sa beau de pleurs toute trempée : 6+6 a
« Allons, mon adorée, un baiser, et bonsoir ! 6+6 b
— Déjà partir, méchant ! — Bah ! je viendrai vous voir 6+6 b
85 Demain, midi sonnant ; adieu, mon amoureuse ! 6+6 a
— Don Paez ; don Paez ! Certe, elle est bien heureuse, 6+6 a
La galante pour qui vous me laissez sitôt. 6+6 b
— Mauvaise ! vous savez qu'on m'attend au château. 6+6 b
Ma galante, ce soir, mort-Dieu, c'est ma guérite. 6+6 a
90 — Eh ! pourquoi donc alors l'aller trouver si vite ? 6+6 a
Par quel serment d'enfer êtes-vous donc lié ? 6+6 b
— Il le faut. Laisse-moi baiser ton petit pied ! 6+6 b
— Mais regardez un peu, qu'un lit de bois de rose, 6+6 a
Des fleurs, une mtresse, une alcôve bien close, 6+6 a
95 Tout cela ne vaut pas, pour un fin cavalier, 6+6 b
Une vieille guérite au coin d'un vieux pilier ! 6+6 b
— La belle épaule blanche, ô ma petite fée ! 6+6 a
Voyons, un beau baiser. — Comme je suis coiffée ! 6+6 a
Vous êtes un vilain ! — La paix ! Adieu, mon cœur ; 6+6 b
100 Là, là, ne faites pas ce petit air boudeur. 6+6 b
Demain, c'est jour de fête, un tour de promenade, 6+6 a
Veux-tu ? — Non, ma jument anglaise est trop malade. 6+6 a
Adieu donc ; que le diable emporte ta jument ! 6+6 b
— Don Paez ! mon amour, reste encore un moment. 6+6 b
105 — Ma charmante, allez-vous me faire une querelle ? 6+6 a
Ah ! je m'en vais si bien vous décoiffer, ma belle, 6+6 a
Qu'à vous peigner, demain, vous passerez un jour ! 6+6 b
Allez-vous-en, vilain !Adieu, mon seul amour ! » 6+6 b
Il jeta son manteau sur sa moustache blonde, 6+6 a
110 Et sortit ; l'air était doux, et la nuit profonde ; 6+6 a
Il détourna la rue à grands pas, et le bruit 6+6 b
De ses éperons d'or se perdit dans la nuit. 6+6 b
Oh ! dans cette maison de verdeur et de force, 6+6 a
Où la chaude jeunesse, arbre à la rude écorce, 6+6 a
115 Couvre tout de son ombre, horizon et chemin, 6+6 b
Heureux, heureux celui qui frappe de la main 6+6 b
Le col d'un étalon rétif, ou qui caresse 6+6 a
Les seins étincelants d'une folle mtresse ! 6+6 a
II
Don Paez, l'arme au bras, est sur les arsenaux ; 6+6 b
120 Seul, en silence, il passe au revers des créneaux ; 6+6 b
On le voit comme un point ; il fume son cigare 6+6 a
En route, et d'heure en heure, au bruit de la fanfare, 6+6 a
Il mêle sa réponse au qui-vive effrayant 6+6 b
Que des lansquenets gris s'en vont partout criant. 6+6 b
125 Près de lui, çà et là, ses compagnons de guerre, 6+6 a
Les uns dans leurs manteaux s'endormant sur la terre, 6+6 a
D'autres jouant aux dés. — Propos, récits d'amours, 6+6 b
Et le vin (comme on pense), et les mauvais discours 6+6 b
N'y manquent pas. — Pendant que l'un fait, après boire, 6+6 a
130 Sur quelque brave fille une méchante histoire, 6+6 a
L'autre chante à demi, sur la table accoudé. 6+6 b
Celui-ci, de travers examinant son dé, 6+6 b
A chaque coup douteux grince dans sa moustache. 6+6 a
Celui-là, relevant le coin de son panache, 6+6 a
135 Fait le beau parleur, jure ; un autre, retroussant 6+6 b
Sa barbe à moitié rouge, aiguisée en croissant, 6+6 b
Se verse d'un poignet chancelant, et se grise 6+6 a
A la santé du roi, comme un chantre d'église. 6+6 a
Pourtant un maigre suif, allumé dans un coin, 6+6 b
140 Chancelle sur la nappe à chaque coup de poing. 6+6 b
Voici donc qu'au milieu des rixes, des injures, 6+6 a
Des bravos, des éclats qu'allument les gageures, 6+6 a
L'un d'eux : « Messieurs, dit-il, vous êtes gens du roi, 6+6 b
Braves gens, cavaliers volontaires. — Bon. — Moi, 6+6 b
145 Je vous déclare ici trois fois gredin et traître, 6+6 a
Celui qui ne va pas proclamer, reconnaître, 6+6 a
Que les plus belles mains qu'en ce chien de pays 6+6 b
On puisse voir encor de Burgos à Cadix, 6+6 b
Sont celles de dona Cazales de Séville, 6+6 a
150 Laquelle est ma mtresse, au dire de la ville ! » 6+6 a
Ces mots, à peine dits, causèrent un haro 6+6 b
Qui du prochain couvent ébranla le carreau. 6+6 b
Il n'en fut pas un seul qui de bonne fortune 6+6 a
Ne se dît passé maître, et n'en vantât quelqu'une : 6+6 a
155 Celle-ci pour ses pieds, celle-là pour ses yeux ; 6+6 b
L'autre c'était la taille, et l'autre les cheveux. 6+6 b
Don Paez, cependant, debout et sans parole, 6+6 a
Souriait ; car, le sein plein d'une ivresse folle, 6+6 a
Il ne pouvait fermer ses paupières sans voir 6+6 b
160 Sa mtresse passer, blanche avec un œil noir ! 6+6 b
« Messieurs, cria d'abord notre moustache rousse. 6+6 a
La petite Inésille est la peau la plus douce 6+6 a
Où j'aie encor frotté ma barbe jusqu'ici. 6+6 b
— Monsieur, dit un voisin rabaissant son sourcil, 6+6 b
165 Vous ne connaissez pas l'Arabelle ; elle est brune 6+6 a
Comme un jais. — Quant à moi, je n'en puis citer une, 6+6 a
Dit quelqu'un, j'en ai trois. — Frères, cria de loin 6+6 b
Un dragon jaune et bleu qui dormait dans du foin, 6+6 b
Vous m'avez éveillé ; je rêvais à ma belle. 6+6 a
170 — Vrai, mon petit ribaud ! dirent-ils, quelle est-elle ? » 6+6 a
Lui, bâillant à moitié : « Par Dieu ! c'est l'Orvado, 6+6 b
Dit-il, la Juana, place San-Bernardo. » 6+6 b
Dieu fit que don Paez l'entendit ; et la fièvre 6+6 a
Le prenant aux cheveux, il se mordit la lèvre : 6+6 a
175 « Tu viens là de lâcher quatre mots imprudents, 6+6 b
Mon cavalier, dit-il, car tu mens par tes dents ! 6+6 b
La comtesse Juana d'Orvado n'a qu'un maître, 6+6 a
Tu peux le regarder, si tu veux le connaître. 6+6 a
— Vrai ? reprit le dragon ; lequel de nous ici 6+6 b
180 Se trompe ? Elle est à moi, cette comtesse aussi. 6+6 b
— Toi ? s'écria Paez ; mousqueton d'écurie, 6+6 a
Prendras-tu ton épée, ou s'il faut qu'on t'en prie ? 6+6 a
Elle est à toi, dis-tu ? Don Étur ! sais-tu bien 6+6 b
Que j'ai suivi quatre ans son ombre comme un chien ? 6+6 b
185 Ce que j'ai fait ainsi, penses-tu que le fasse 6+6 a
Ce peu de hardiesse empreinte sur ta face, 6+6 a
Lorsque j'en saigne encor, et qu'à cette douleur 6+6 b
J'ai pris ce que mon front a gardé de pâleur ? 6+6 b
— Non, mais je sais qu'en tout, bouquets et sérénades, 6+6 a
190 Elle m'a bien c deux ou trois cents cruzades. 6+6 a
— Frère, ta langue est jeune et facile à mentir. 6+6 b
— Ma main est jeune aussi, frère, et rude à sentir. 6+6 b
— Que je la sente donc, et garde que ta bouche 6+6 a
Ne se rouvre une fois, sinon je te la bouche 6+6 a
195 Avec ce poignard, traître, afin d'y renfoncer 6+6 b
Les faussetés d'enfer qui voudraient y passer. 6+6 b
— Oui-da ! celui qui parle avec tant d'arrogance, 6+6 a
A défaut de son droit, prouve sa confiance ; 6+6 a
Et quand avons-nous vu la belle ? Justement 6+6 b
Cette nuit ?
— Ce matin.
200 — Ta lèvre sûrement 6+6 b
N'a pas de ses baisers sitôt perdu la trace ? 6+6 a
— Je vais te les cracher, si tu veux, à la face. 6+6 a
— Et ceci, dit Étur, ne t'est pas inconnu ? » 6+6 b
Comme, à cette parole, il montrait son sein nu, 6+6 b
205 Don Paez, sur son cœur, vit une mèche noire 6+6 a
Que gardait sous du verre un médaillon d'ivoire ; 6+6 a
Mais dès que son regard, plus terrible et plus prompt 6+6 b
Qu'une flèche, eut atteint le redoutable don, 6+6 b
Il recula soudain de douleur et de haine, 6+6 a
210 Comme un taureau qu'un fer a piqué dans l'arène : 6+6 a
« Jeune homme, cria-t-il, as-tu dans quelque lieu 6+6 b
Une mère, une femme ? ou crois-tu pas en Dieu ? 6+6 b
Jure-moi par ton Dieu, par ta mère et ta femme, 6+6 a
Par tout ce que tu crains, par tout ce que ton âme 6+6 a
215 Peut avoir de candeur, de franchise et de foi, 6+6 b
Jure que ces cheveux sont à toi, rien qu'à toi ! 6+6 b
Que tu ne les as pas volés à ma mtresse, 6+6 a
Ni trouvés, — ni coupés par derrière à la messe ! 6+6 a
— J'en jure, dit l'enfant, ma pipe et mon poignard. 6+6 b
220 — Bien ! reprit don Paez, le trnant à l'écart, 6+6 b
Viens ici, je te crois quelque vigueur à l'âme. 6+6 a
En as-tu ce qu'il faut pour tuer une femme ? 6+6 a
Frère, dit don Étur, j'en ai trois fois assez 6+6 b
Pour donner leur paiement à tous serments faussés. 6+6 b
225 — Tu vois, prit don Paez, qu'il faut qu'un de nous meure. 6+6 a
Jurons donc que celui qui sera dans une heure 6+6 a
Debout, et qui verra le soleil de demain, 6+6 b
Tuera la Juana d'Orvado de sa main. 6+6 b
— Tope, dit le dragon, et qu'elle meure, comme 6+6 a
230 Il est vrai qu'elle va causer la mort d'un homme. » 6+6 a
Et sans vouloir pousser son discours plus avant, 6+6 b
Comme il disait ce mot, il mit la dague au vent. 6+6 b
Comme on voit dans l'été, sur les herbes fauchées, 6+6 a
Deux louves, remuant les feuilles desséchées, 6+6 a
235 S'arrêter face à face, et se montrer la dent ; 6+6 b
La rage les excite au combat ; cependant 6+6 b
Elles tournent en rond lentement, et s'attendent ; 6+6 a
Leurs mufles amaigris l'un vers l'autre se tendent. 6+6 a
Tels, et se renvoyant de plus sombres regards, 6+6 b
240 Les deux rivaux, penchés sur le bord des remparts, 6+6 b
S'observent ; — par instants entre leur main rapide 6+6 a
S'allume sous l'acier un éclair homicide. 6+6 a
Tandis qu'à la lueur des flambeaux incertains, 6+6 b
Tous viennent à voix basse agiter leurs destins, 6+6 b
245 Eux, muets, haletants vers une mort hâtive, 6+6 a
Pareils à des pêcheurs courbés sur une rive, 6+6 a
Se poussent à l'attaque, et, prompts à riposter, 6+6 b
Par l'injure et le fer tâchent de s'exciter. 6+6 b
Étur est plus ardent, mais don Paez plus ferme. 6+6 a
250 Ainsi que sous son aile un cormoran s'enferme, 6+6 a
Tel il s'est enfermé sous sa dague ; — le mur 6+6 b
Le soutient ; à le voir, on dirait à coup sûr 6+6 b
Une pierre de plus dans les pierres gothiques 6+6 a
Qu'agitent les falots en spectres fantastiques. 6+6 a
255 Il attend. — Pour Étur, tantôt d'un pied hardi, 6+6 b
Comme un jeune jaguar, en criant il bondit ; 6+6 b
Tantôt calme à loisir, il le touche et le raille, 6+6 a
Comme pour l'exciter à quitter la muraille. 6+6 a
Le manège fut long. Pour plus d'un coup perdu, 6+6 b
260 Plus d'un bien adressé fut aussi bien rendu, 6+6 b
Et déjà leurs cuissards, où dégouttaient des larmes, 6+6 a
Laissaient voir clairement qu'ils saignaient sous leurs armes. 6+6 a
Don Paez le premier, parmi tous ces débats, 6+6 b
Voyant qu'à ce métier ils n'en finissaient pas : 6+6 b
265 « A toi, dit-il, mon brave ! et que Dieu te pardonne ! » 6+6 a
Le coup fut mal porté, mais la botte était bonne ; 6+6 a
Car c'était une botte à lui rompre du coup, 6+6 b
S'il l'avait attrapé, la tête avec le cou. 6+6 b
Étur l'évita donc, non sans peine, et l'épée 6+6 a
270 Se brisa sur le sol, dans son effort trompée. 6+6 a
Alors, chacun saisit au corps son ennemi, 6+6 b
Comme après un voyage on embrasse un ami. 6+6 b
— Heur et malheur ! On vit ces deux hommes s'étreindre 6+6 a
Si fort que l'un et l'autre ils faillirent s'éteindre, 6+6 a
275 Et qu'à peine leur cœur eut pour un battement 6+6 b
Ce qu'il fallait de place en cet embrassement. 6+6 b
Effroyable baiser ! — où nul n'avait d'envie 6+6 a
Que de vivre assez long pour prendre une autre vie ; 6+6 a
Où chacun, en mourant, regardait l'autre, et si, 6+6 b
280 En le faisant râler, il râlait bien aussi ; 6+6 b
Où, pour trouver au cœur les routes les plus sûres 6+6 a
Les mains avaient du fer, les bouches des morsures. 6+6 a
Effroyable baiser ! — Le plus jeune en mourut. 6+6 b
Il blêmit tout à coup comme un mort, et l'on crut, 6+6 b
285 Quand on voulut après le tirer à la porte, 6+6 a
Qu'on ne pourrait jamais, tant l'étreinte était forte, 6+6 a
Des bras de l'homicide ôter le trépassé. 6+6 b
— C'est ainsi que mourut Étur de Guadassé. 6+6 b
Amour, fléau du monde, exécrable folie, 6+6 a
290 Toi qu'un lien si frêle à la volupté lie, 6+6 a
Quand par tant d'autres nœuds tu tiens à la douleur, 6+6 b
Si jamais, par les yeux d'une femme sans cœur, 6+6 b
Tu peux m'entrer au ventre et m'empoisonner l'âme, 6+6 a
Ainsi que d'une plaie on arrache une lame, 6+6 a
295 Plutôt que comme un lâche on me voie en souffrir, 6+6 b
Je t'en arracherai, quand j'en devrais mourir. 6+6 b
III
Conntriez-vous point, frère, dans une rue 6+6 a
Déserte, une maison sans porte, à moitié nue, 6+6 a
Près des barrières, triste ; — on n'y voit jamais rien, 6+6 b
300 Sinon un pauvre enfant fouettant un maigre chien ; 6+6 b
Des lucarnes sans vitre, et par le vent cognées, 6+6 a
Qui pendent, comme font des toiles d'araignées ; 6+6 a
Des pignons délabrés, où glisse par moment 6+6 b
Un lézard au soleil ; — d'ailleurs, nul mouvement. 6+6 b
305 Ainsi qu'on voit souvent ; sur le bord des marnières, 6+6 a
S'accroupir vers le soir de vieilles filandières, 6+6 a
Qui, d'une main calleuse agitant leur coton, 6+6 b
Faibles, sur leur genou laissent choir leur menton ; 6+6 b
De même l'on dirait que, par l'âge lassée, 6+6 a
310 Cette pauvre maison, honteuse et fracassée, 6+6 a
S'est accroupie un soir au bord de ce chemin. 6+6 b
C'est là que don Paez, le lendemain matin, 6+6 b
Se rendait. — Il monta les marches inégales, 6+6 a
Dont la mousse et le temps avaient rompu les dalles. 6+6 a
315 — Dans une chambre basse, après qu'il fut entré, 6+6 b
Il regarda d'abord d'un air mal assuré. 6+6 b
Point de lit au dedans. — Une fumée étrange 6+6 a
Seule dans ce taudis atteste qu'on y mange. 6+6 a
Ici, deux grands bahuts, des tabourets boiteux, 6+6 b
320 Cassant à tout propos quand on s'assoit sur eux ; 6+6 b
— Des pots ; — mille haillons ; — et sur la cheminée, 6+6 a
Où chantent les grillons la nuit et la journée, 6+6 a
Quatre méchants portraits pendus, représentant 6+6 b
Des faces qui feraient fuir en enfer Satan. 6+6 b
325 « Femme, dit don Paez, es-tu là ? » Sur la porte 6+6 a
Pendait un vieux tapis de laine rousse, en sorte 6+6 a
Que le jour en tout point trouait le canevas ; 6+6 b
Pour l'écarter du mur, Paez leva le bras. 6+6 b
« Entre », répond alors une voix éraillée. 6+6 a
330 Sur un mauvais grabat, de lambeaux habillée, 6+6 a
Une femme, pieds nus, découverte à moitié, 6+6 b
Gisait. — C'était horreur de la voir, — et pitié. 6+6 b
Peut-être qu'à vingt ans elle avait été belle ; 6+6 a
Mais un précoce automne avait passé sur elle ; 6+6 a
335 Et noire comme elle est, on dirait à son teint, 6+6 b
Que sur son front hâ ses cheveux ont déteint. 6+6 b
A dire vrai, c'était une fille de joie. 6+6 a
Vous l'eussiez vue un temps en basquine de soie, 6+6 a
Et l'on se retournait quand, avec son grelot, 6+6 b
340 La Belisa passait sur sa mule au galop. 6+6 b
C'étaient des boléros, des fleurs, des mascarades. 6+6 a
La misère aujourd'hui l'a prise. — Les alcades, 6+6 a
Connaissant, le taudis pour triste et mal hanté, 6+6 b
La laissent sous son toit mourir par charité. 6+6 b
345 Là, depuis quelques ans, elle traîne une vie 6+6 a
Que soutient à grand'peine une sale industrie : 6+6 a
Elle passe à Madrid pour sorcière, et les gens 6+6 b
Du peuple vont la voir à l'insu des sergents. 6+6 b
Don Paez, cependant, hésitant à sa vue, 6+6 a
350 Elle lui tend les bras, et sur sa gorge nue, 6+6 a
Qui se levait encor pour un embrassement, 6+6 b
Elle veut l'attirer.
DON PAEZ
Quatre mots seulement, 6+6 b
Vieille. — Me connais-tu ? Prends cette bourse, et songe 6+6 a
Que je ne veux de toi ni conte ni mensonge. 6+6 a
BELISA
355 De l'or, beau cavalier ? Je sais ce que tu veux ; 6+6 b
Quelque fille de France, avec de beaux cheveux 6+6 b
Bien blonds ! — J'en connais une.
DON PAEZ
Elle perdrait sa peine ; 6+6 a
Je n'ai plus maintenant d'amour que pour ma haine. 6+6 a
BELISA
Ta haine ? Ah ! je comprends. — C'est quelque trahison ; 6+6 b
360 Ta belle t'a fait faute, et tu veux du poison. 6+6 b
DON PAEZ
Du poison, j'en voulais d'abord. — Mais la blessure 6+6 a
D'un poignard est, je crois, plus profonde et plus sûre. 6+6 a
BELISA
Mon fils, ta main est faible encor ; — tu manqueras 6+6 b
Ton coup, et mon poison ne le manquera pas. 6+6 b
365 Regarde comme il est vermeil ; il donne envie 6+6 a
D'y gter ; — on dirait que c'est de l'eau-de-vie. 6+6 a
DON PAEZ
Non. — Je ne voudrais pas, vois-tu, la voir mourir 6+6 b
Empoisonnée ; — on a trop longtemps à souffrir. 6+6 b
Il faudrait rester là deux heures, et peut-être 6+6 a
370 L'achever. — Ton poison, c'est une arme de traître ; 6+6 a
C'est un chat qui mutile et qui tue à plaisir 6+6 b
Un misérable rat dont il a le loisir. 6+6 b
Et puis cet attirail, cette mort si cruelle, 6+6 a
Ces sanglots, ces hoquets. — Non, non ; elle est trop belle ! 6+6 a
Elle mourra d'un coup.
BELISA
375 Alors, que me veux-tu ? 6+6 b
DON PAEZ
Écoute. — A-t-on raison de croire à la vertu 6+6 b
Des philtres ? — Dis-moi vrai.
BELISA
Vois-tu sur cette planche 6+6 a
Ce flacon de couleur brune, où trempe une branche ? 6+6 a
Approches-en ta lèvre, et tu sauras après 6+6 b
380 Si les discours qu'on tient sur les philtres sont vrais. 6+6 b
DON PAEZ
Donne. — Je vais t'ouvrir ici toute mon âme : 6+6 a
Après tout, vois-tu bien, je l'aime, cette femme. 6+6 a
Un cep, depuis cinq ans planté dans un rocher, 6+6 b
Tient encore assez ferme à qui veut l'arracher. 6+6 b
385 C'est ainsi, Belisa, qu'au cœur de ma pensée 6+6 a
Tient et résiste encor cette amour insensée. 6+6 a
Quoi qu'il en soit, il faut que je frappe. — Et j'ai peur 6+6 b
De trembler devant elle.
BELISA
As-tu si peu de cœur ? 6+6 b
DON PAEZ
Elle mourra, sorcière, en m'embrassant.
BELISA
Écoute. 6+6 a
390 Es-tu bien sûr de toi ? Sais-tu ce qu'il en coûte 6+6 a
Pour boire ce breuvage ?
DON PAEZ
En meurt-on ?
BELISA
Tu seras 6+6 b
Tout d'abord comme pris de vin. — Tu sentiras 6+6 b
Tous tes esprits flottants, comme une langueur sourde 6+6 a
Jusqu'au fond de tes os, et ta tête si lourde 6+6 a
395 Que tu la croirais prête à choir à chaque pas. — 6+6 b
Tes yeux se lasseront, — et tu t'endormiras : — 6+6 b
Mais d'un sommeil de plomb, sans mouvement, sans rêve. 6+6 a
C'est pendant ce moment que le charme s'achève. 6+6 a
Dès qu'il aura cessé, mon fils, quand tu serais 6+6 b
400 Plus cassé qu'un vieillard, ou que dans les forêts 6+6 b
Sont ces vieux sapins morts qu'en marchant le pied brise, 6+6 a
Et que par les fossés s'en va poussant la bise, 6+6 a
Tu sentiras ton cœur bondir de volupté, 6+6 b
Et les anges du ciel marcher à ton côté ! 6+6 b
DON PAEZ
405 Et souffre-t-on beaucoup pour en mourir ensuite ? 6+6 a
BELISA
Oui, mon fils.
DON PAEZ
Donne-moi ce flacon. — Meurt-on vite ? 6+6 a
BELISA
Non. — Lentement.
DON PAEZ
Adieu, ma mère !
Le flacon 6+6 b
Vide, il le reposa sur le bord du balcon. — 6+6 b
Puis tout à coup, stupide, il tomba sur la dalle, 6+6 a
410 Comme un soldat blessé que renverse une balle. 6+6 a
« Viens, dit la Belisa l'attirant, viens dormir 6+6 b
Dans mes bras, et demain tu viendras y mourir. » 6+6 b
IV
Comme elle est belle au soir, aux rayons de la lune, 6+6 a
Peignant sur son col blanc sa chevelure brune ! 6+6 a
415 Sous la tresse d'ébène on dirait, à la voir, 6+6 b
Une jeune guerrière avec un casque noir ! 6+6 b
Son voile dérou plie et s'affaisse à terre. 6+6 a
Comme elle est belle et noble ! et comme, avec mystère, 6+6 a
L'attente du plaisir et le moment venu 6+6 b
420 Font sous son collier d'or frissonner son sein nu ! 6+6 b
Elle écoute. — Déjà, dressant mille fantômes, 6+6 a
La nuit comme un serpent se roule autour des dômes ; 6+6 a
Madrid, de ses mulets écoutant les grelots, 6+6 b
Sur son fleuve endormi promène ses falots. 6+6 b
425 — On croirait que, féconde en rumeurs étouffées, 6+6 a
La ville s'est changée en un palais de fées, 6+6 a
Et que tous ces granits dentelant les clochers 6+6 b
Sont aux cimes des toits des follets accrochés. 6+6 b
La señora, pourtant, contre sa jalousie, 6+6 a
430 Collant son front rêveur à sa vitre noircie, 6+6 a
Tressaille chaque fois que l'écho d'un pilier 6+6 b
Répète derrière elle un pas dans l'escalier. 6+6 b
— Oh ! comme à cet instant bondit un cœur de femme ! 6+6 a
Quand l'unique pensée où s'abîme son âme 6+6 a
435 Fuit et grandit sans cesse, et devant son désir 6+6 b
Recule comme une onde, impossible à saisir ! 6+6 b
Alors, le souvenir excitant l'espérance, 6+6 a
L'attente d'être heureux devient une souffrance ; 6+6 a
Et l'œil ne sonde plus qu'un gouffre éblouissant, 6+6 b
440 Pareil à ceux qu'en songe Alighieri descend. 6+6 b
Silence ! — Voyez-vous, le long de cette rampe, 6+6 a
Jusqu'au faîte en grimpant tournoyer une lampe ? 6+6 a
On s'arrête ; — on l'éteint. — Un pas précipi 6+6 b
Retentit sur la dalle, et vient de ce côté. 6+6 b
445 — Ouvre la porte, Inès, et vois-tu pas, de grâce, 6+6 a
Au bas de la poterne un manteau gris qui passe ? 6+6 a
Vois-tu sous le portail marcher un homme armé ? 6+6 b
C'est lui, c'est don Paez ! — Salut, mon bien-aimé ! 6+6 b
DON PAEZ
Salut — que le Seigneur vous tienne sous son aide ! 6+6 a
JUANA
450 Êtes-vous donc si las, Paez, ou suis-je laide, 6+6 a
Que vous ne venez pas m'embrasser aujourd'hui ? 6+6 b
DON PAEZ
J'ai bu de l'eau-de-vie à dîner, je ne puis. 6+6 b
JUANA
Qu'avez-vous, mon amour ? pourquoi fermer la porte 6+6 a
Au verrou ? don Paez a-t-il peur que je sorte ? 6+6 a
DON PAEZ
455 C'est plus aisé d'entrer que de sortir d'ici. 6+6 b
JUANA
Vous êtes pâle, ô ciel ! Pourquoi sourire ainsi ? 6+6 b
DON PAEZ
Tout à l'heure, en venant, je songeais qu'une femme 6+6 a
Qui trahit son amour, Juana, doit avoir l'âme 6+6 a
Faite de ce métal faux dont sont fabriqués 6+6 b
460 La mauvaise monnaie et les écus marqués. 6+6 b
JUANA
Vous avez fait un rêve aujourd'hui, je suppose ? 6+6 a
DON PAEZ
Un rêve singulier. — Donc, pour suivre la chose, 6+6 a
Cette femme-là doit, disais-je, assurément, 6+6 b
Quelquefois se méprendre et se tromper d'amant. 6+6 b
JUANA
465 M'oubliez-vous, Paez, et l'endroit où nous sommes ? 6+6 a
DON PAEZ
C'est un péché mortel, Juana, d'aimer deux hommes. 6+6 a
JUANA
Hélas ! rappelez-vous que vous parlez à moi. 6+6 b
DON PAEZ
Oui, je me le rappelle ; oui, par la sainte foi, 6+6 b
Comtesse !
JUANA
Dieu ! vrai Dieu ! quelle folie étrange 6+6 a
470 Vous a frappé l'esprit, mon bien-aimé ! mon ange ! 6+6 a
C'est moi, c'est ta Juana. — Tu ne le connais pas, 6+6 b
Ce nom qu'hier encor tu disais dans mes bras ? 6+6 b
Et nos serments, Paez, nos amours infinies ! 6+6 a
Nos nuits, nos belles nuits ! nos belles insomnies ! 6+6 a
475 Et nos larmes, nos cris dans nos fureurs perdus ! 6+6 b
Ah ! mille fois malheur, il ne s'en souvient plus ! 6+6 b
Et comme elle parlait ainsi, sa main ardente 6+6 a
Du jeune homme au hasard saisit la main pendante. 6+6 a
Vous l'eussiez vu soudain pâlir et reculer, 6+6 b
480 Comme un enfant transi qui vient de se brûler. 6+6 b
« Juana, murmura-t-il, tu l'as voulu ! » Sa bouche 6+6 a
N'en put dire plus long, car déjà sur la couche 6+6 a
Ils se tordaient tous deux, et sous les baisers nus 6+6 b
Se brisaient les sanglots du fond du cœur venus. 6+6 b
485 Oh ! comme, ensevelis dans leur amour profonde, 6+6 a
Ils oubliaient le jour, et la vie, et le monde ! 6+6 a
C'est ainsi qu'un nocher, sur les flots écumeux, 6+6 b
Prend l'oubli de la terre à regarder les cieux ! 6+6 b
Mais, silence ! écoutez. — Sur leur sein qui se froisse, 6+6 a
490 Pourquoi ce sombre éclair, avec ces cris d'angoisse ? 6+6 a
Tout se tait. — Qui les trouble, ou qui les a surpris ? 6+6 b
— Pourquoi donc cet éclair, et pourquoi donc ces cris ? 6+6 b
— Qui le saura jamais ? — Sous une nue obscure 6+6 a
La lune a déro sa clarté faible et pure. — 6+6 a
495 Nul flambeau, nul témoin que la profonde nuit 6+6 b
Qui ne raconte pas les secrets qu'on lui dit. 6+6 b
Qui le saura ? — Pour moi, j'estime qu'une tombe 6+6 a
Est un asile sûr où l'espérance tombe, 6+6 a
Où pour l'éterni l'on croise les deux bras, 6+6 b
500 Et dont les endormis ne se réveillent pas. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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