Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
MON_1/MON157
Robert de Montesquiou
LES HORTENSIAS BLEUS
1896
IV
CHAMBRE OBSCURE
TÉNÈBRES
A Georges VICTOR-HUGO.
CLVI
DYSPNÉE
Que c'est triste mourir ! | Oh ! que mourir est triste ! 6+6 a
Pourquoi toujours mourir ? | — Se peut-il que n'existe 6+6 a
Aucune âme assez noble, | aucun cœur assez pur 6+6 a
Pour tenir en échec | cet archer à l'œil dur ? 6+6 a
5 Un être remontant, | un être invulnérable 6+6 a
Qui s'obstine à rester | délicat et durable ; 6+6 a
Et qui, trouvant le mot | de l'éternel secret 6+6 a
Puisse enfin croire en Dieu | parce qu'il le serait ? 6+6 a
Car la création | semble lasse d'attendre 6+6 a
10 Quelqu'un qui sache, un jour, | l'aimer et la comprendre ; 6+6 a
Quelqu'un qui la devine, | et consente, à la fin 6+6 a
A devenir céleste, | immortel et divin ; 6+6 a
Et par qui soit vaincue, | enfin, la seule forte, 6+6 a
Cette seule invincible, | ô la Mort enfin morte ! 6+6 a
15 Le mot que dans le bois | qui murmure, le vent 6+6 a
Chuchote, et que, la nuit, | quelquefois, en rêvant, 6+6 a
L'âme, peut-être alors | éclairée, articule ! 6+6 a
Mot qui toujours s'annonce | et qui toujours recule, 6+6 a
Du flux balbutiant | au bégayant reflux, 6+6 a
20 Et qui toujours paraît | s'approcher un peu plus. 6+6 a
La voix des voix, le mot | des mots, verbe du verbe, 6+6 a
Qu'annonce une hirondelle | et que salue une herbe, 6+6 a
Espérant, chaque avril, | que l'homme, dans les fleurs, 6+6 a
Va trouver le remède | à ses longues douleurs, 6+6 a
25 Et l'Abracadabra | compliqué de Sésames 6+6 a
Qui soude aux corps sans fin | leurs éternelles âmes. 6+6 a
Car ceux qui ne sont pas, | sont bien dans le néant ; 6+6 a
Préventif nirvâna | quiet et fainéant. 6+6 a
Car, être, ou n'être pas, | est pareil et facile ; 6+6 a
30 Mais changer est inepte, | inutile, imbécile, 6+6 a
Et la plus longue vie | a tôt fait de courir, 6+6 a
Avant d'avoir compris | qu'il lui fallait mourir. 6+6 a
Car, pour mener à bien | ce qu'on détient d'atomes, 6+6 a
Il faudrait n'être pas | des spectres de fantômes. 6+6 a
35 Car pourquoi remuer, | pourquoi changer d'ennuis ? 6+6 a
Ressusciter tout feux ; | s'anéantir tout nuits, 6+6 a
Pour céder notre place | à des êtres semblables, 6+6 a
Ni moins ni plus divins ; | ni plus ni moins coupables. 6+6 a
Là, des voluptueux, | des mystiques, ici. 6+6 a
40 Encor si l'on gardait | l'exemplaire choisi : 6+6 a
Homère, pour exemple, | à côté de Shakspeare ; 6+6 a
Si la juste raison | qui faisait qu'on expire 6+6 a
Venait de ce qu'on a | trahi sa mission. 6+6 a
Si, lentement, ainsi, | l'élimination 6+6 a
45 Composait un essaim | de spécimens insignes, 6+6 a
Prolongeant ici-bas | d'éternels chants de cygnes, 6+6 a
Pendant que l'homme vain, | inutile, imparfait, 6+6 a
Dans le moule de l'Être | irait se voir refait, 6+6 a
Pour sa perfection | toujours moins éloignée, 6+6 a
50 Et de clarté qui croît, | de jour en jour, baignée. 6+6 a
Mieux vaut rendre à la fonte, | et jeter au creuset, 6+6 a
D'informes éléments | dont l'effort se brisait ; 6+6 a
Et, de la fusion | d'un lourd pommeau de dague, 6+6 a
Composer une coupe, | une buire, une bague. 6+6 a
55 — Mais non, le four amène, | et remporte, sans lois, 6+6 a
Le baroque et le beau, | le déchet et le choix. 6+6 a
Alors pourquoi brûler, | pourquoi tant de genèse ? 6+6 a
Pourquoi sur Titien | regreffer Véronèse, 6+6 a
Et ne pas s'en tenir | à l'un d'eux prolongé ? 6+6 a
60 Pourquoi Vinci vaincu ; | pourquoi Durer changé 6+6 a
Pour produire un Holbein | qui, comme eux, laisse un songe 6+6 a
Plus ou moins achevé, | puis dans l'ombre replonge ? 6+6 a
Pourquoi garder l'étoffe, | et briser le métier, 6+6 a
Qui jamais n'a donné | son œuvre en son entier, 6+6 a
65 Et qui toujours s'éduque | et se perfectionne ? 6+6 a
Pourquoi ceux dont la mort | surtout émotionne, 6+6 a
Qui, dans leurs doigts enfants, | brise un maître ébauchoir ; 6+6 a
Comme si, sur le fruit, | l'arbre toujours dût choir 6+6 a
Après avoir fourni | sa part de nourriture 6+6 a
70 Pour quelque dieu prochain | ou déesse future. 6+6 a
Nous t'avions ; nous étions | confiants dans ton jour, 6+6 a
Suave dans nos fronts, | superbe sur nos têtes, 6+6 b
O toi le Roi des Rois, | Poète des Poètes, 6+6 b
Qui semblais nous durer | comme à force d'amour ! 6+6 a
75 — Mais, dans la tour d'ivoire, | un glas de crépuscule 6+6 a
Prélude, se rapproche | et recule, et circule… 6+6 a
Pan se meurt ! il emporte | en son suprême lieu 6+6 a
Tout cet espoir qu'en lui | nous avions mis d'un dieu ! 6+6 a
Dieu de la flamme, et de | la plante et de la bête ! 6−6 a
80 Sèche, épi, devant qui | l'épi courbe la tête ; 6+6 a
Meurs, rayon de la ruche, | et rayon des rayons ! 6+6 a
Nous, flammes, cires, blés, | nous nous en effrayons ; 6+6 a
Car il était le roi | des cultures vermeilles, 6+6 a
Roi des moissons, roi des | clartés, roi des abeilles ! 6−6 a
85 Orphée est mort, le dieu | des formes et des sons ; 6+6 a
Phœbus est mort, le dieu | du ciel et de la terre ; 6+6 b
Et les reflets se sont | éteints dans le mystère ; 6+6 b
Et les épis se sont | versés sur les moissons. 6+6 a
Mort, Aristée, ami | de la douce alvéole ; 6+6 a
90 Et son essaim autour | de son front s'auréole. 6+6 a
Et dans les champs, et par | les blés, et dans le ciel, 6−6 a
L'or des clartés, et For | des grains, et l'or du miel ; 6+6 a
Blonde gerbe, lueur | blonde et blonde ambroisie, 6+6 a
Sont des rayons du miel | divin de poésie 6+6 a
95 Qui de mellifier, | de croître et flamboyer, 6+6 a
S'étonnent, dans la mort | de leur triple foyer. 6+6 a
IL se meurt l'Amphion ! | il se meurt le Tityre 6+6 a
Que la forêt aimait | mêler à son satyre. 6+6 a
Il se meurt le Tityre ! | il se meurt l'Amphion 6+6 a
100 Que la mer caressait | de son alluvion. 6+6 a
Il se meurt l'Amphion ! | Il se meurt le Tityre 6+6 a
Et le bruit de son chant | qui des cœurs se retire 6+6 a
Est comme une saignée | au front de l'univers. 6+6 a
Lui dont le souffle uni | faisait voler les vers 6+6 a
105 Comme un papillon d'art | sur un éventail frêle ; 6+6 a
Ou dans un cuivre énorme | embouchait la querelle 6+6 a
Des hommes et des dieux, | des peuples et des rois !… 6+6 a
— A cette heure, il étouffe ! | — Et, plein de saints effrois, 6+6 a
Le monde entier devient | sa chambre d'agonie ; 6+6 a
110 Et la glace des mers | tout entière est ternie, 6+6 a
Et le miroir des cieux | tout entier est troublé, 6+6 a
Lorsque le grand soupir, | de tant d'amours peuplé, 6+6 a
Une dernière fois | s'exhale encor et rôde 6+6 a
Azur, sur ton saphir ; | flot, sur ton émeraude. 6+6 a
115 Et le grand défilé | commence — défilé 6+6 a
Sans terme, sans arrêt ; | le défilé voilé, 6+6 a
Incessant, dans lequel | toute la terre abonde 6+6 a
Comme en un fleuve humain | où se jette le monde. 6+6 a
Des chariots, des chars | qui balancent des flots 6+6 a
120 De fleurs pleines des pleurs | des anges, des sanglots 6+6 a
Des muses, où ces fleurs | mêlent leurs propres larmes. 6+6 a
Et des femmes en voile | et des hommes en armes ; 6+6 a
Et des enfants portant | des guirlandes, toujours ! 6+6 a
Car le fleuve entraînait | à mesure en son cours, 6+6 a
125 Tous les édens, tous les | jardins, toute la flore 6−6 a
Qui pour le jardinier | du songe veut éclore ; 6+6 a
Celui qui sous son front | faisait s'épanouir 6+6 a
L'été que nul autan | ne fait s'évanouir ; 6+6 a
Les massifs de l'esprit | et les pensifs bocages 6+6 a
130 Qui sont les perchoirs verts | et les vivantes cages 6+6 a
D'où vont, dans tous les cœurs, | sans pièges ni réseaux, 6+6 a
Pulluler les chansons | et nicher les oiseaux. 6+6 a
Et des couronnes ; des | couronnes d'immortelles ; 6−6 a
De palmes, de lauriers, | de métal, de dentelles, 6+6 a
135 Comme si, par les airs, | maint céleste passant 6+6 a
Laissait tomber d'en haut | en ce flux qui descend, 6+6 a
Son limbe lumineux, | odorant, et qui moire 6+6 a
Le cortège qui semble | un rang de perle noire. 6+6 a
Des lyres, des festons, | des gerbes, des bouquets ; 6+6 a
140 O forêt de Birnam | en marche de bosquets ! 6+6 a
Et le fleuve toujours | roule, toujours le même 6+6 a
Toujours divers, et dont | la houle se parsème 6+6 a
De pétales toujours | autres, toujours pareils. 6+6 a
Lys aux regards dorés, | œillets aux cœurs vermeils ; 6+6 a
145 Muguets, hortensias, | tulipes, aubépines 6+6 a
Inodores arums, | jasmins d'odeurs divines : 6+6 a
L'un offrant son parfum, | et l'autre ses décors, 6+6 a
Comme le rossignol, | caché, rempli d'accords 6+6 a
Près du paon qui se taît | en éployant sa queue. 6+6 a
150 Et violette blanche, | et violette bleue. 6+6 a
Le fleuve continue | entraînant des honneurs 6+6 a
Comme à nuls dieux jamais, | et comme à nuls seigneurs, 6+6 a
Comme à nuls conquérants | les peuples n'en rendirent. 6+6 a
Des bannières flottaient ; | des drapeaux s'étendirent ; 6+6 a
155 Des oriflammes, des | chevaux et des canons, 6−6 a
Des tables où parlaient | des choses et des noms ; 6+6 a
Et des hommes toujours, | et toujours des calices 6+6 a
Pleins, les uns de respects ; | les autres de délices. 6+6 a
— Et le fleuve vivant | roule, et roule toujours, 6+6 a
160 Et, des heures, s'écoule, | et ruisselle, des jours, 6+6 a
Laissant pour souvenir | aux mémoires moroses 6+6 a
L'ombre d'un noir courant | qui charriait des roses. 6+6 a
Hélas ! Daphnis est mort ! | et mort est Adonis ! 6+6 a
Et la rose a raison | si, des rosiers finis, 6+6 a
165 En un parfum suprême | elle appelle sa sève 6+6 b
Pour l'exhaler dans le | dernier soupir du rêve, 6−6 b
Adonis, de ta fleur ; | de ta flûte, ô Daphnis. 6+6 a
Car cet homme, pour glaive, | avait porté sa lyre ; 6+6 a
Sa vertu, pour égide ; | et, pour cri, son délyre. 6+6 a
170 Il était doux et simple | et parlait aux enfants : 6+6 a
Et voilà qu'on lui fait, | ô retours décevants ! 6+6 a
Les obsèques des rois ; | les fauves funérailles 6+6 a
Des égorgeurs de loups, | et des mangeurs d'entrailles ! 6+6 a
Du germe, sous le sol ; | de l'idée, en l'esprit, 6+6 a
175 Il écoutait, penché | sur l'être et sur la chose, 6+6 b
La transformation | et la métamorphose ; 6+6 b
Il surprenait la loi, | le mystère, le rit, 6+6 a
La corrélation | et la correspondance, 6+6 a
Et le nombre et le rythme, | harmonie et cadence ; 6+6 a
180 Il écoutait pousser | les plumes du bouvreuil, 6+6 a
Les fleurs du serpolet, | les poils de l'écureuil ; 6+6 a
Il entendait, bien haut, | battre le cœur des arbres ; 6+6 a
Et, l'oreille collée | à la dalle des marbres, 6+6 a
Il percevait, tout bas, | dans les champs de repos 6+6 a
185 La palpitation | du cœur froid des tombeaux. 6+6 a
La vie en lui, de tout, | venait forte et profuse, 6+6 a
Ainsi qu'un plein courant | qui s'infiltre et s'infuse 6+6 a
Et donnait à son œuvre | un aspect de forêt. 6+6 a
Et l'ouïe appliquée | à son Livre, on croirait 6+6 a
190 Entendre bourdonner, | traduite et transposée, 6+6 a
La nature : la fleur | où perle la rosée, 6+6 a
L'océan inhumain | dont la perle est un pleur ; 6+6 a
L'homme tumultueux | où perle la douleur. 6+6 a
Et l'on sent en lui battre | un cœur libre de chaînes, 6+6 a
195 Comme il écoutait, lui, | battre le cœur des Chênes ! 6+6 a
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