Métrique en Ligne
MLV_1/MLV56
Charles MILLEVOYE
POÉSIES
1801-1814
POÉSIES LÉGÈRES
DIALOGUE
ENTRE LA RIME ET LA RAISON
LA RAISON
Quel heureux sort, ma sœur, aujourd'hui nous rassemble ? 6+6 a
On nous rencontre, hélas ! si rarement ensemble ! 6+6 a
Dans nos communs destins quel fatal changement ! 6+6 b
N'occupant autrefois qu'un même logement, 6+6 b
5 Chez Racine et Boileau nous vivions d'ordinaire ; 6+6 a
Nous ne nous quittions pas : maintenant, au contraire . 6+6 a
Ce n'est que le hasard qui nous peut réunir. 6+6 b
LA RIME
J'ai tant à faire, aussi ! je n'y saurais tenir. 6+6 b
A toute heure, en tous lieux, on m'assiége, on m'obsède ; 6+6 a
10 Aux importunités il faut bien que je cède ; 6+6 a
Enfin, petits et grands, chacun court après moi. 6+6 b
Non, je ne puis, ma sœur, suffire à mon emploi. 6+6 b
Visiter tous les sots ! la fatigue est trop grande. 6+6 a
Tant bien que mal pourtant il faut que je me rende 6+6 a
15 Chez nos auteurs du jour, chez mille beaux esprits 6+6 b
Faisant couplets, quatrains, et bouquets à Chloris, 6+6 b
Petits vers anodins, madrigaux à la glace 6+6 a
Ma foi, sans vanité, j'y tiens fort bien ma place. 6+6 a
LA RAISON
Régnez chez ces auteurs : ah ! je vous le permets ; 6+6 b
20 Vous avez le champ libre, on ne m'y voit jamais. 6+6 b
LA RIME
Vos beaux discours chez eux ne feraient pas fortune ; 6+6 a
Peut-être pourriez-vous leur paraître importune. 6+6 a
J'y suis, c'est bien assez ; et moi-même, entre nous, 6+6 b
Je ne suis pas toujours exacte au rendez-vous. 6+6 b
Mais, ma sœur, à présent que faites-vous ?
LA RAISON
25 J'ennuie. 6+6 a
LA RIME
Pourquoi me quittez-vous ? Le ciel vous a punie. 6+6 a
LA RAISON
C'est votre faute, hélas ! Du matin jusqu'au soir, 6+6 b
Lorsque je disais blanc, vous me répondiez noir ; 6+6 b
A chaque instant c'étaient nouvelles brouilleries. 6+6 a
30 Un beau jour, lasse enfin de vos tracasseries, 6+6 a
Je partis, m'exposant aux injures des sots : 6+6 b
Peut-on jamais trop cher acheter le repos ! 6+6 b
Vous courûtes le monde en franche aventurière ; 6+6 a
Moi, pour vous imiter je me sentis trop fière : 6+6 a
35 Vous avez fait fortune avec quelques appas : 6+6 b
Mais pour moi, je fus sage, et ne réussis pas. 6+6 b
LA RIME
On vous boude partout, je fais partout merveilles ; 6+6 a
Avec un double son je frappe les oreilles, 6+6 a
Et l'on dit que l'oreille est le chemin du cœur. 6+6 b
40 On vous connaît si peu, que j'en ai vu, ma sœur, 6+6 b
Qui me prenaient pour vous ; jugez de la méprise ! 6+6 a
Vous plaisez peu sans moi.
LA RAISON
Sans moi l'on vous méprise. 6+6 a
LA RIME
Un peu plus de justice et point tant de mépris, 6+6 b
Chère sœur ; comme vous on peut avoir son prix. 6+6 b
45 Repassons nos défauts, jugeons-nous l'une et l'autre : 6+6 a
Vous me direz mon fait, je vous dirai le vôtre. 6+6 a
LA RAISON
Parlez, je vous écoute en un calme profond. 6+6 b
LA RIME
C'est vous qui commencez, je ne vais qu'en second ; 6+6 b
C'est l'usage.
LA RAISON
Eh bien donc, il faut vous satisfaire. 6+6 a
50 Je parle sans aigreur, écoutez sans colère : 6+6 a
Dans les petits propos vous êtes assez bien, 6+6 b
Mais un peu monotone en un grave entretien. 6+6 b
On dit aussi (peut-être a-t-on voulu médire) 6+6 a
Que trop souvent, ma sœur, vous parlez sans rien dire. 6+6 a
55 Vous exprimez à peine en vingt mots superflus 6+6 b
Ce que, moi, je dirais en quatre tout au plus ; 6+6 b
Et votre double son, dans sa chute pareille, 6+6 a
Revient incessamment tyranniser l'oreille ; 6+6 a
Ainsi du balancier le bruit assoupissant 6+6 b
60 A mouvements égaux frappe l'air gémissant. 6+6 b
Chacun du premier mot prévoit votre pensée ; 6+6 a
On termine aisément la phrase commencée ; 6+6 a
Et cette phrase enfin, dût-elle me braver, 6+6 b
Une fois entamée, il faut bien l'achever ; 6+6 b
65 Il faut absolument, pour la rendre complète, 6+6 a
Placer à tout hasard votre folle épithète. 6+6 a
Vous faites bien du mal et sans vous en douter. 6+6 b
LA RIME
Avez-vous dit, ma sœur ? voulez-vous m'écouter ? 6+6 b
Vous avez l'air sévère, et même un peu farouche : 6+6 a
70 Ce n'est que pour gronder que vous ouvrez la bouche. 6+6 a
Vous parlez sèchement, avec austérité, 6+6 b
Et ce n'est point ainsi que plaît la vérité. 6+6 b
Vous êtes prude au moins : ce ton philosophique 6+6 a
Est fort beau, mais peut-être un peu soporifique. 6+6 a
75 Lorsqu'elle fait bâiller, la raison même a tort : 6+6 b
Que servent vos sermons ? Entend-on quand on dort ? 6+6 b
N'est-il que des pavots à cueillir sur vos traces ? 6+6 a
Un vieux sage l'a dit : sacrifiez aux Grâces. 6+6 a
LA RAISON
Vos utiles conseils, ma sœur, seront suivis. 6+6 b
LA RIME
80 Moi, je veux profiter un jour de vos avis, 6+6 b
Et ma reconnaissance…
LA RAISON
Oh ! comptez sur la mienne. 6+6 a
[Après un silence.)
LA RAISON
Malgré tous vos défauts, il faut que j'en convienne, 6+6 a
Je vous aimais pourtant comme une tendre sœur. 6+6 b
LA RIME
Ah je vous chérissais aussi de tout mon cœur. 6+6 b
LA RAISON
85 Souvent je vous ai vue, avec art balancée, 6+6 a
Dans les bornes du vers resserrer ma pensée, 6+6 a
Et dans le souvenir imprimer mes discours. 6+6 b
LA RIME
Votre discernement m'était d'un grand secours. 6+6 b
LA RAISON
Par vous mon moindre mot, prenant quelque importance, 6+6 a
90 Passait de bouche en bouche, et devenait sentence. 6+6 a
LA RIME
t*races a la vigueur que chacun vous connaît, 6+6 b
On souffrait ma faiblesse, et Ton me pardonnait. 6+6 b
LA RAISON
M'en croirez-vous, ma sœur ? oublions des vétilles. 6+6 a
Le trouble fit toujours le malheur des familles : 6+6 a
95 Sans la bonne union point de prospérité. 6+6 b
LA RIME
Si nous rétablissions notre communauté ? 6+6 b
Si nous faisions dresser contrat en bonne forme ?… 6+6 a
LA RAISON
Votre avis est fort sage : aussi je m'y conforme. 6+6 a
LA RIME
Eh bien ! suivez-moi donc, ma sœur : sans plus tarder, 6+6 b
100 Allons chercher quelqu'un qui nous puisse accorder. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
logo du CRISCO logo de l'université