Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
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F = "e" féminin
| = césure
MLV_1/MLV39
Charles MILLEVOYE
POÉSIES
1801-1814
POËMES
LES PLAISIRS DU POËTE
OU LE POUVOIR DE LA POÉSIE
Jadis il fut des jours, | favorisés du ciel, 6+6 a
Où des ruisseaux de lait, | où des fleuves de miel, 6+6 a
Mollement épanchés | aux vallons d'Aonie, 6+6 b
Du poëte naissant | abreuvaient le génie. 6+6 b
5 Les nymphes d'Hélicon, | sur le double coteau, 6+6 a
Le soir, dansaient en chœur | autour de son berceau, 6+6 a
Lui versaient l'ambroisie, | et, sous leur vert bocage, 6+6 b
Au doux bruit des concerts | élevaient son jeune âge. 6+6 b
Ces prodiges pour toi | semblent renaître encor, 6+6 a
10 Fils d'Apollon ! Pour toi | touchant la lyre d'or, 6+6 a
Des chantres renommés | les ombres immortelles 6+6 b
Balancent sur ton front | leurs poétiques ailes. 6+6 b
Tu les vois, les entends ; | et, le jour et la nuit, 6+6 a
L'éclat de leurs grands noms | t'assiége, te poursuit : 6+6 a
15 Tu t'endors pour rêver | aux travaux de la veille ; 6+6 b
Et le cri de la gloire | en sursaut te réveille. 6+6 b
Le poëte a parlé : | tous les temps, tous les lieux, 6+6 a
Évoqués à la fois, | s'assemblent sous ses yeux. 6+6 a
Il honore ou flétrit. | accuse ou divinise ; 6+6 b
20 A sa voix, la vertu | triomphe et s'éternise ; 6+6 b
Au tribunal du monde | il cite les pervers, 6+6 a
Il condamne leur nom | à vivre dans ses vers : 6+6 a
La vertueuse horreur | de sa muse irritée 6+6 b
Poursuit jusqu'aux enfers | leur ombre épouvantée ; 6+6 b
25 Et son vers indigné, | tonnant pour les punir, 6+6 a
Frappe d'un long effroi | les tyrans à venir. 6+6 a
Il est de ces instants | où sa tète lassée 6+6 b
Supporte avec effort | le poids de la pensée ; 6+6 b
A lui-même importun | dans sa vague langueur, 6+6 a
30 Il semble avoir perdu | sa féconde vigueur. 6+6 a
Sa veine est desséchée, | et sa voix est muette. 6+6 b
C'est en vain qu'en lui-même | il cherche le poëte. 6+6 b
Il succombe, accablé | de travaux assidus ; 6+6 a
Mais il retrouve aux champs | les dons qu'il a perdus 6+6 a
35 Tout l'inspire et l'émeut | dans toute la nature. 6+6 b
L'Aquilon qui rugit, | le ruisseau qui murmure, 6+6 b
La chanson du matin | et la cloche du soir, 6+6 a
Et l'ombrage où le pâtre | à midi vient s'asseoir, 6+6 a
Et tous ces vieux récits, | charme de la veillée, 6+6 b
40 Agitent tour à tour | son âme émerveillée. 6+6 b
Il semble que pour lui | l'art magique des vers 6+6 a
Peuple d'illusions | un nouvel univers : 6+6 a
Cet oiseau dont la voix | gémit désespérée, 6+6 b
C'est Philomèle encor | qui se plaint de Terée ; 6+6 b
45 Dans les balancements | du lugubre cyprès, 6+6 a
Du triste Cyparisse | il entend les regrets ; 6+6 a
Le fruit de ce mûrier | rappelle à sa mémoire 6+6 b
De Pyrame et Thisbé | la douloureuse histoire ; 6+6 b
Dans l'air mille couleurs | frappent ses yeux surpris : 6+6 a
50 Ce n'est plus l'arc-en-ciel, | c'est l'écharpe d'Iris ; 6+6 a
Et lorsque des bienfaits | de l'humide rosée 6+6 b
Au retour du malin | la terre est arrosée, 6+6 b
Il croit que de Tithon | la jeune épouse en pleurs 6+6 a
Rajeunit la nature | et fait naître les fleurs. 6+6 a
55 Pour lui point de revers : | tranquille, inébranlable, 6+6 b
Il doit ses plus beaux chants | au malheur qui l'accable. 6+6 b
S'il chante la lumière | éclipsée à ses yeux, 6+6 a
Millon jouit encor | de la clarté des cieux. 6+6 a
Sans espoir de retour, | au fond de la Scythie, 6+6 b
60 Traînant de ses destins | la chaîne appesantie, 6+6 b
Ovide gémissait | loin de Rome exilé ; 6+6 a
Mais il touche sa lyre, | et renaît consolé. 6+6 a
Art sublime ! à tes lois | tu soumets la mort même. 6+6 b
A l'insensible tombe | arrachant ce qu'il aime, 6+6 b
65 Young, enseveli | dans son chagrin profond, 6+6 a
Interroge la Mort, | et la Mort lui répond. 6+6 a
Que ne peut le génie ! | Il subjugue, il enchaîne 6+6 b
Tout un peuple attentif | et respirant à peine. 6+6 b
Mais d'un exemple auguste | animons nos récits. 6+6 a
70 Sophocle eut des enfants | dont les cœurs endurcis, 6+6 a
Empressés d'envahir | sa tardive richesse, 6+6 b
Comptaient les jours trop lents | de sa longue vieillesse. 6+6 b
Ils feignent que leur père, | indigne de son art, 6+6 a
N'agit, ne pense plus, | ne vit plus qu'au hasard, 6+6 a
75 Et que de sa raison, | par les ans affaiblie, 6+6 b
Le flambeau pâlissant | s'éteint avec sa vie : 6+6 b
Sophocle est accusé | par ses enfants ingrats, 6+6 a
Et Sophocle est conduit | devant les magistrats. 6+6 a
Calme, parmi les flots | d'un nombreux auditoire, 6+6 b
80 Il s'avance, escorté | de soixante ans de gloire. 6+6 b
On l'interroge ; alors, | levant avec fierté 6+6 a
Un front où luit déjà | son immortalité : 6+6 a
« Entre mes fils et moi | que l'équité prononce ; 6+6 b
» Sages Athéniens, | écoutez ma réponse. » 6+6 b
85 Il dit, et fait entendre | à ses juges surpris 6+6 a
Le dernier, le plus beau | de ses nobles écrits : 6+6 a
Il lit Œdipe ! Il lit, | et sa froide vieillesse 6+6 b
Se réchauffe un instant | des feux de sa jeunesse. 6+6 b
Ces longs cheveux blanchis, | cette imposante voix, 6+6 a
90 Ce front qu'un peuple ému | couronna tant de fois, 6+6 a
Portent dans tous les cœurs | une terreur sacrée ; 6+6 b
Le juge est attendri, | la foule est enivrée ; 6+6 b
Ses fils même, ses fils | tombent à ses genoux : 6+6 a
Les pleurs ont prononcé, | le grand homme est absous. 6+6 a
95 Tout s'émeut, tout s'enflamme | aux accents du génie. 6+6 b
Sur les sauvages monts | de la Calédonie, 6+6 b
Sa harpe en main, le barde, | aux vents mêlant sa voix, 6+6 a
Des guerriers de Morven | présage les exploits. 6+6 a
Il ouvre l'avenir | au brave qui succombe, 6+6 b
100 Et d'un hymne de gloire | il réjouit sa tombe. 6+6 b
Les belles actions | ont besoin des beaux vers. 6+6 a
Alexandre, vainqueur, | maître de l'univers, 6+6 a
Dans les nobles transports | d'une douleur amère, . 6+6 b
Se plaint aux dieux jaloux | qui l'ont privé d'Homère ; 6+6 b
105 Et l'Homère thébain | voit son toit respecté 6+6 a
Comme un temple autrefois | par les dieux habité. 6+6 a
Eh ! pourquoi s'étonner | que du sublime Orphée 6+6 b
La lyre ait attendri | les rochers du Riphée ? 6+6 b
L'art des vers a fait plus. | Son charme souverain 6+6 a
110 A même des tyrans | fléchi les cœurs d'airain. 6+6 a
J'en atteste Amurat. | Sa sombre frénésie 6+6 b
De conquête en conquête | a traversé l'Asie ; 6+6 b
Vingt mille citoyens, | dans les murs de Bagdad, 6+6 a
Vont périr en un jour | sous les yeux d'Amurat ; ; 6+6 a
115 De la tombe déjà | règne l'affreux silence. 6+6 b
Aux genoux du vainqueur | un inconnu s'élance : 6+6 b
C'est l'illustre Almozar, | le Linus des Persans ! 6+6 a
Un trouble prophétique | agite tous ses sens. 6+6 a
Le carnage s'arrête ; | on écoule : il commence 6+6 b
120 Un chant majestueux | de gloire et de clémence, 6+6 b
Fait parler de Bagdad | les malheureux débris… 6+6 a
Le farouche Ottoman, | de sa pitié surpris, 6+6 a
Croit voir déjà son crime | effacer sa victoire, 6+6 b
Et le sang des vaincus | rejaillir sur sa gloire. 6+6 b
125 Interdit, et frappé | de cette auguste voix, 6+6 a
Amurat a pleuré, | pour la première fois : 6+6 a
« Tu triomphes, dit-il, | et Mahomet t'inspire. 6+6 b
» Sur mon âme, ô Persan, | quel est donc ton empire ! 6+6 b
» Pour régner et combattre | Amurat a vécu ; 6+6 a
130 » J'ai vaincu l'univers, | et ton art m'a vaincu. » 6+6 a
Il ordonne, et soudain | dans la ville alarmée 6+6 b
Des pâles citoyens | la grâce est proclamée ; 6+6 b
Tous les fers sont rompus, | tous les pleurs essuyés. 6+6 a
Almozar voit tomber | tout Bagdad à ses pieds ; 6+6 a
135 Le peuple transporté | le bénit, et s'écrie : 6+6 b
« La lyre du poète | a sauvé la patrie ! » 6+6 b
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