Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
MEN_3/MEN32
Catulle MENDÈS
Hespérus
1872
II
La Visitation
Jadis, ferme soudard de granit cuirassé, 6+6 a
Francfort avait des tours, des murs, un grand fossé 6+6 a
Propre à décourager les chercheurs d’aventures, 6+6 b
Car le Mein s’y ruait par quatorze ouvertures ; 6+6 b
5 Tel routier qui n’avait jamais, quand il vint là, 6+6 a
Bu d’eau pure, y connut trop bien le goût qu’elle a. 6+6 a
Mais un grand désarroi de rocs et de ferrailles 6+6 b
Combla tout le fossé de toutes les murailles. 6+6 b
Sur les débris un parc aux verdissants contours 6+6 a
10 Se déroule, ceinture ombreuse des faubourgs, 6+6 a
Que boucle, par endroits, la grille d’une porte ; 6+6 b
Et, douce, la cité rit d’avoir été forte. 6+6 b
Le lent prolongement des saules balancés 6+6 a
S’incline où des créneaux roides se sont dressés ; 6+6 a
15 Grêle, un rosier tient lieu d’un bastion superbe ; 6+6 b
Plus de lances, sinon des pointes de brins d’herbe ; 6+6 b
La voûte où l’on voyait des ombres se mouvoir, 6+6 a
Sinistres, dans la paix inquiète du soir, 6+6 a
Quand, douze fois, à coups chaque fois plus funèbres, 6+6 b
20 Le cœur du noir minuit battait dans les ténèbres, 6+6 b
Est un chemin de houx et d’épines fleuri, 6+6 a
Où le jeune passant se recueille, attendri 6+6 a
De ce signe de croix aisément effaçable 6+6 b
Que le pas d’un petit oiseau fait sur le sable, 6+6 b
25 Ou triste de l’adieu d’un merle voyageur 6+6 a
Qui va d’un saule à l’autre et s’envole, ou songeur 6+6 a
D’ouïr dans les légers volubilis la guêpe 6+6 b
Tinter, clair battant d’or de ces cloches de crêpe. 6+6 b
Seul, un donjon, bloc noir, de lierre interrompu, 6+6 a
30 Que la pioche oublia de détruire ou n’a pu 6+6 a
Mettre à bas, dresse encor ses murs rectangulaires : 6+6 b
C’est l’Abendthor, qui vit de tragiques colères. 6+6 b
Le jour, ce ténébreux cadavre de granit 6+6 a
Se ravive aux gaîtés du ciel, du vent, du nid ; 6+6 a
35 Le rire frais éclos du liseron circule 6+6 b
Dans ses fentes où luit l’or de la renoncule ; 6+6 b
Il a l’oiseau, l’enfant, l’écureuil, et consent 6+6 a
A l’escalade ; il semble un aïeul innocent 6+6 a
Qui joue et qui veut bien qu’on le coiffe de roses. 6+6 b
40 Mais la nuit qui connaît les légendes moroses 6+6 b
Des prisonniers cloués au mur à coup d’épieu, 6+6 a
Et trouve que la joie au sépulcre sied peu, 6+6 a
Se développe, morne, et, selon, la justice, 6+6 b
Restituant le deuil à l’antique bâtisse. 6+6 b
45 Sous le porche où le vent tracasse un lourd chaînon 6+6 a
Le trou hagard qu’a fait un boulet de canon 6+6 a
S’arrondit dans le mur comme une lune noire ; 6+6 b
Les vieux échos du burg gémissent de mémoire ; 6+6 b
Il est plein de l’effroi spectral de ce qu’il fut : 6+6 a
50 C’est l’éclair d’une mèche au-dessus d’un affût 6+6 a
Qu’une étoile entre deux créneaux de ce décombre ; 6+6 b
Et cette solennelle évocatrice, l’Ombre, 6+6 b
Place au guet sous la herse, en sentinelle autour 6+6 a
Des fossés, en vigie au sommet de la tour, 6+6 a
55 Les fantômes que fit une ancienne défaite. 6+6 b
Un escalier de blocs écroulés monte au faîte 6+6 b
De l’Abendthor. Le nain, qui m’avait amené , 6+6 a
Vers ce lieu, salua le donjon ruiné 6+6 a
Et gravit, m’entraînant, la périlleuse côte. 6+6 b
60 « L’aigle s’envole mieux d’une cime plus haute, 6+6 b
Dit-il, et le brouillard des vallons est trompeur. » 6+6 a
Le faite était peu large, et chancelait. J’eus peur. 6+6 a
Hespérus me poussa sur les extrêmes pierres, 6+6 b
En criant : « Puisque l’Ange a béni tes paupières, 6+6 b
Regarde, et vois ! »
65 J’ouvris très largement les yeux. 6+6 a
L’immense paix de l’ombre envahissait les cieux ; 6+6 a
Sous un vent dont tremblaient seulement les hauts arbres. 6+6 b
Des nuages profonds, pareils à de grands marbres, 6+6 b
S’assemblaient au-dessous de Vesper, pâle point, 6+6 a
70 Comme une flottaison de banquises se joint ; 6+6 a
Et, s’étageant par blocs en de lugubres formes, 6+6 b
Voûtaient l’ascension de leurs courbes énormes, 6+6 b
Jusqu’à mettre à la terre un couvercle total. 6+6 a
Seule, très faible, au bas du ciel occidental, 6+6 a
75 Une ligne de nue et d’or blême, restée 6+6 b
Comme un ruban d’écume au bord d’une jetée, 6+6 b
S’amincissait avec de plaintives douceurs. 6+6 a
Et, sous l’oppression des noirs envahisseurs, 6+6 a
Elle mourut. Ainsi fuit la lueur vermeille 6+6 b
80 D’un collier, quand l’écrin se referme. Pareille, 6+6 b
Après les lustres d’or éteints par les valets 6+6 a
Dans l’antichambre et dans les salles d’un palais, 6−6 a
S’échappe la lueur qui glissait sous la porte. 6+6 b
Et le ciel m’effraya comme une steppe morte. 6+6 b
« Que vois-tu ? dit le nain.
85 — L’obscurité du ciel. 6+6 a
— Tant qu’en mon sein fut clos l’œil immatériel, 6+6 a
Reprit-il, je ne vis, comme toi, que ténèbres. 6+6 b
Rhéteur, docteur, fameux entre les plus célèbres, 6+6 b
Mais plein d’ombre, c’était l’ombre que j’enseignais ; 6+6 a
90 Je prenais vainement le mystère aux poignets 6+6 a
Pour le forcer d’ouvrir enfin ses mains fermées ; 6+6 b
Étreignant des éclairs, colletant des fumées, 6+6 b
J’avais dans l’inconnu des combats à tâtons ; 6+6 a
Et mes élans rampaient comme des avortons ; 6+6 a
95 Mais la Sagesse, enfin, m’élut entre les hommes ! 6+6 b
Ce fut un soir, à l’heure, à la place où nous sommes, 6+6 b
Un frisson secoua tout mon être, et des Voix 6+6 a
Crièrent : Hespérus ! sois en esprit, et vois ! 6+6 a
O clémence ! ô sacré déchirement du voile ! 6+6 b
100 D’abord, comme un lever miraculeux d’étoile, 6+6 b
Surgit dans l’Orient nocturne un point lacté, 6+6 a
Tremblant espoir de jour, œuf grêle de clarté, 6+6 a
Qui laissa lentement et plume à plume éclore 6+6 b
Et blêmir, comme un cygne ineffable, une aurore ; 6+6 b
105 Et cette aube grandit, blanchissant tout le ciel 6+6 a
D’un éblouissement profond, torrentiel, 6+6 a
Et sa splendeur d’argent fluide, atténuée 6+6 b
Dans une transparence éparse de nuée, 6+6 b
Doux abîme, sembla délicieusement 6+6 a
110 Un golfe merveilleux, couleur de diamant, 6+6 a
Où l’onde en un brouillard diaphane déferle 6+6 b
Sur des îles d’opale et des brisants de perle ! 6+6 b
Et j’étais en esprit sur les monts.
Et voici 6+6 a
Que brillamment visible à mon œil éclairci, 6+6 a
115 Une forme d’enfant émana de l’aurore. 6+6 b
Candide nudité, front qu’un nimbe décore, 6+6 b
Elle marchait, avec un lys dans chaque main, 6+6 a
La pente d’un rayon lui servant de chemin. 6+6 a
Et, vieux, je saluai l’ange enfant.
Mais, grandie 6+6 b
120 Et splendide, lueur devenue incendie, 6+6 b
La vision sembla le fulgurant essor 6+6 a
D’un cavalier sonnant d’une trompette d’or 6+6 a
Sur un cheval ailé de neige comme un cygne. 6+6 b
Sous l’éphod que la règle hyménéenne assigne, 6+6 b
125 Elle avait dans les yeux l’inextinguible éveil ; 6+6 a
Écarlate, roulait de la gorge à l’orteil 6+6 a
Sa robe où des rayons tremblaient comme une frange ; 6+6 b
Et je levai les bras vers le beau jeune homme ange ! 6+6 b
Mais Lui, le visiteur divin, le Messager 6+6 a
130 Qui monte un cheval-cygne et va dans l’air léger, 6+6 a
De cette voix qui fait la parole meilleure, 6+6 b
Et qui, frôlant d’abord l’ouïe intérieure, 6+6 b
Enivre le mental comme un parfum subtil : 6+6 a
« Sais-tu par quelle cause il m’a fallu, dit-il, 6+6 a
135 Me révéler enfant avant de l’apparaître 6+6 b
Tel que je suis ?
— C’est, dis-je, un signe qu’il faut être 6+6 b
Dans l’innocence avant d’être dans la beauté. 6+6 a
— Qui suis-je ?
Ton Amour sans trêve alimenté ; 6+6 a
Car on devient selon qu’on aime.
— Qui m’envoie ? 6+6 b
140 — Le rémunérateur de l’espoir par la joie, 6+6 b
Le Trinôme-Jésus, seigneur des univers. 6+6 a
— Qui t’enseigna ?
— Mes yeux internes sont ouverts, 6+6 a
Et je suis, par la Grâce, une âme qui s’éveille. 6+6 b
— Ainsi tu pourras voir et toucher la vermeille 6+6 b
Des Cieux perpétuels et purs ?
145 — Je le pourrai. 6+6 a
— Viens donc, s’écria-t-il, car Dieu t’a préparé ! » 6+6 a
Et, comme un aigle, enflant son vol aquilonaire, 6+6 b
Prompt, tombe sur sa proie et l’emporte au tonnerre, 6+6 b
L’ange, alors, m’enleva par la nuque, au-delà 6+6 a
150 Des sphères, vers les Cieux que saint Jean révéla, 6+6 a
Pour qu’après Sperberus qui conçut le grand songe, 6+6 b
Et Boehme le Voyant, et Swedenborg qui plonge 6+6 b
D’un front démesuré dans les gouffres divins, 6+6 a
Un homme encor, niant la verge et les devins 6+6 a
155 Des Molochs et leur verbe imposteur qui ricane, 6+6 b
Expliquât, l’ayant vu de ses yeux, chaque arcane, 6+6 b
Et, montrant le chemin de la jeune Sion 6+6 a
Aux enfants de l’exil et de l’affliction, 6+6 a
Leur dit : « Lavez, lavez, ô race repentie, 6+6 b
160 Vos vêtements obscurs dans le sang de l’hostie, 6+6 b
Car il faut se vêtir de blanc pour le festin, 6+6 a
Et Dieu vous donnera l’étoile du matin ! » 6+6 a
Tel, pendant qu’à nos pieds la ville morne et lasse 6+6 b
Déroulait pesamment sa ténébreuse masse 6+6 b
165 Et que les arbres noirs tremblaient autour de nous, 6+6 a
Tel, sous les cieux profonds s’étant mis à genoux, 6+6 a
Les yeux extasiés, les bras en croix, au faîte 6+6 b
De l’Abendthor, parlait le nain, obscur prophète. 6+6 b
mètre profil métrique : 6−6
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