Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
MAU_1/MAU7
Guy de MAUPASSANT
DES VERS
1868-1880
AU BORD DE L’EAU
I
Un lourd soleil tombait d’aplomb sur le lavoir ; 6+6 a
Les canards engourdis s’endormaient dans la vase, 6+6 b
Et l’air brûlait si fort qu’on s’attendait à voir 6+6 a
Les arbres s’enflammer du sommet à la base. 6+6 b
5 J’étais couché sur l’herbe auprès du vieux bateau 6+6 a
Où des femmes lavaient leur linge. Des eaux grasses, 6+6 b
Des bulles de savon qui se crevaient bientôt 6+6 a
S’en allaient au courant, laissant de longues traces. 6+6 b
Et je m’assoupissais lorsque je vis venir, 6+6 a
10 Sous la grande lumière et la chaleur torride, 6+6 b
Une fille marchant d’un pas ferme et rapide, 6+6 b
Avec ses bras levés en l’air, pour maintenir 6+6 a
Un fort paquet de linge au-dessus de sa tête. 6+6 a
La hanche large avec la taille mince, faite 6+6 a
15 Ainsi qu’une Vénus de marbre, elle avançait 6+6 a
Très droite, et sur ses reins, un peu, se balançait. 6+6 a
Je la suivis, prenant l’étroite passerelle 6+6 a
Jusqu’au seuil du lavoir, où j’entrai derrière elle. 6+6 a
Elle choisit sa place, et dans un baquet d’eau, 6+6 a
20 D’un geste souple et fort abattit son fardeau. 6+6 a
Elle avait tout au plus la toilette permise ; 6+6 a
Elle lavait son linge ; et chaque mouvement 6+6 b
Des bras et de la hanche accusait nettement, 6+6 b
Sous le jupon collant et la mince chemise, 6+6 a
25 Les rondeurs de la croupe et les rondeurs des seins. 6+6 a
Elle travaillait dur ; puis, quand elle était lasse, 6+6 b
Elle élevait les bras, et, superbe de grâce, 6+6 b
Tendait son corps flexible en renversant ses reins. 6+6 a
Mais le puissant soleil faisait craquer les planches ; 6+6 a
30 Le bateau s’entr’ouvrait comme pour respirer. 6+6 b
Les femmes haletaient ; on voyait sous leurs manches 6+6 a
La moiteur de leurs bras par place transpirer. 6+6 b
Une rougeur montait à sa gorge sanguine. 6+6 a
Elle fixa sur moi son regard effronté, 6+6 b
35 Dégrafa sa chemise, et sa ronde poitrine 6+6 a
Surgit, double et luisante, en pleine liberté, 6+6 b
Écartée aux sommets et d’une ampleur solide. 6+6 a
Elle battait alors son linge, et chaque coup 6+6 b
Agitait par moment d’un soubresaut rapide 6+6 a
40 Les roses fleurs de chair qui se dressent au bout. 6+6 b
Un air chaud me frappait, comme un souffle de forge, 6+6 a
A chacun des soupirs qui soulevaient sa gorge. 6+6 a
Les coups de son battoir me tombaient sur le cœur ! 6+6 a
Elle me regardait d’un air un peu moqueur ; 6+6 a
45 J’approchai, l’œil tendu sur sa poitrine humide 6+6 a
De gouttes d’eau, si blanche et tentante au baiser. 6+6 b
Elle eut pitié de moi, me voyant très timide, 6+6 a
M’aborda la première et se mit à causer. 6+6 b
Comme des sons perdus m’arrivaient ses paroles. 6+6 a
50 Je ne l’entendais pas, tant je la regardais. 6+6 b
Par sa robe entr’ouverte, au loin, je me perdais, 6+6 b
Devinant les dessous et brûlé d’ardeurs folles ; 6+6 a
Puis, comme elle partait, elle me dit tout bas 6+6 a
De me trouver le soir au bout de la prairie. 6+6 b
55 Tout ce qui m’emplissait s’éloigna sur ses pas ; 6+6 a
Mon passé disparut ainsi qu’une eau tarie : 6+6 b
Pourtant j’étais joyeux, car en moi j’entendais 6+6 a
Les ivresses chanter avec leur voix sonore. 6+6 b
Vers le ciel obscurci toujours je regardais, 6+6 a
60 Et la nuit qui tombait me semblait une aurore ! 6+6 b
II
Elle était la première au lieu du rendez-vous. 6+6 a
J’accourus auprès d’elle et me mis à genoux, 6+6 a
Et promenant mes mains tout autour de sa taille 6+6 a
Je l’attirais. Mais elle, aussitôt, se leva 6+6 b
65 Et par les prés baignés de lune se sauva. 6+6 b
Enfin je l’atteignis, car dans une broussaille 6+6 a
Qu’elle ne voyait point son pied fut arrêté. 6+6 a
Alors, fermant mes bras sur sa hanche arrondie, 6+6 b
Auprès d’un arbre, au bord de l’eau, je l’emportai. 6+6 a
70 Elle, que j’avais vue impudique et hardie, 6+6 b
Était pâle et troublée et pleurait lentement, 6+6 a
Tandis que je sentais comme un enivrement 6+6 a
De force qui montait de sa faiblesse émue. 6+6 a
Quel est donc et d’où vient ce ferment qui remue 6+6 a
75 Les entrailles de l’homme à l’heure de l’amour ? 6+6 a
La lune illuminait les champs comme en plein jour. 6+6 a
Grouillant dans les roseaux, la bruyante peuplade 6+6 a
Des grenouilles faisait un grand charivari ; 6+6 b
Une caille très loin jetait son double cri, 6+6 b
80 Et, comme préludant à quelque sérénade, 6+6 a
Des oiseaux réveillés commençaient leurs chansons. 6+6 a
Le vent me paraissait chargé d’amours lointaines, 6+6 b
Alourdi de baisers, plein des chaudes haleines 6+6 b
Que l’on entend venir avec de longs frissons, 6+6 a
85 Et qui passent roulant des ardeurs d’incendies. 6+6 a
Un rut puissant tombait des brises attiédies. 6+6 a
Et je pensai : « Combien, sous le ciel infini, 6+6 a
Par cette douce nuit d’été, combien nous sommes 6+6 b
Qu’une angoisse soulève et que l’instinct unit 6+6 a
90 Parmi les animaux comme parmi les hommes. » 6+6 b
Et moi j’aurais voulu, seul, être tous ceux-là ! 6+6 a
Je pris et je baisai ses doigts ; elle trembla. 6+6 a
Ses mains fraîches sentaient une odeur de lavande 6+6 a
Et de thym, dont son linge était tout embaumé. 6+6 b
95 Sous ma bouche ses seins avaient un goût d’amande 6+6 a
Comme un laurier sauvage ou le lait parfu 6+6 b
Qu’on boit dans la montagne aux mamelles des chèvres. 6+6 a
Elle se débattait ; mais je trouvai ses lèvres : 6+6 a
Ce fut un baiser long comme une éterni 6+6 a
100 Qui tendit nos deux corps dans l’immobilité. 6+6 a
Elle se renversa, râlant sous ma caresse ; 6+6 a
Sa poitrine oppressée et dure de tendresse, 6+6 a
Haletait fortement avec de longs sanglots ; 6+6 a
Sa joue était brûlante et ses yeux demi-clos, 6+6 a
105 Et nos bouches, nos sens, nos soupirs se mêlèrent. 6+6 a
Puis, dans la nuit tranquille où la campagne dort, 6+6 b
Un cri d’amour monta, si terrible et si fort 6+6 b
Que des oiseaux dans l’ombre effarés s’envolèrent. 6+6 a
Les grenouilles, la caille, et les bruits et les voix 6+6 a
110 Se turent ; un silence énorme emplit l’espace. 6+6 b
Soudain, jetant aux vents sa lugubre menace, 6+6 b
Très loin derrière nous un chien hurla trois fois. 6+6 a
Mais quand le jour parut, comme elle était restée, 6+6 a
Elle s’enfuit. J’errai dans les champs au hasard. 6+6 b
115 La senteur de sa peau me hantait ; son regard 6+6 b
M’attachait comme une ancre au fond du cœur jetée. 6+6 a
Ainsi que deux forçats rivés aux mêmes fers, 6+6 a
Un lien nous tenait, l’affinité des chairs. 6+6 a
III
Pendant cinq mois entiers, chaque soir, sur la rive, 6+6 a
120 Plein d’un emportement qui jamais ne faiblit, 6+6 b
J’ai caressé sur l’herbe ainsi que dans un lit 6+6 b
Cette fille superbe, ignorante et lascive. 6+6 a
Et le matin, mordus encor du souvenir, 6+6 a
Quoique tout alanguis des baisers de la veille, 6+6 b
125 Dès l’heure où, dans la plaine, un chant d’oiseau s’éveille, 6+6 b
Nous trouvions que la nuit tardait bien à venir. 6+6 a
Quelquefois, oubliant que le jour dût éclore, 6+6 a
Nous nous laissions surprendre embrassés, par l’aurore. 6+6 a
Vite, nous revenions le long des clairs chemins, 6+6 a
130 Mes deux yeux dans ses yeux, ses deux mains dans mes mains. 6+6 a
Je voyais s’allumer des lueurs dans les haies, 6+6 a
Des troncs d’arbre soudain rougir comme des plaies, 6+6 a
Sans songer qu’un soleil se levait quelque part, 6+6 a
Et je croyais, sentant mon front baigné de flammes, 6+6 b
135 Que toutes ces clartés tombaient de son regard. 6+6 a
Elle allait au lavoir avec les autres femmes ; 6+6 b
Je la suivais, rempli d’attente et de désir. 6+6 a
La regarder sans fin était mon seul plaisir, 6+6 a
Et je restais debout dans la même posture, 6+6 a
140 Muré dans mon amour comme en une prison. 6+6 b
Les lignes de son corps fermaient mon horizon ; 6+6 b
Mon espoir se bornait aux nœuds de sa ceinture. 6+6 a
Je demeurais près d’elle, épiant le moment 6+6 a
Où quelque autre attirait la gaieté toujours prête ; 6+6 b
145 Je me penchais bien vite, elle tournait la tête, 6+6 b
Nos bouches se touchaient, puis fuyaient brusquement. 6+6 a
Parfois elle sortait en m’appelant d’un signe ; 6+6 a
J’allais la retrouver dans quelque champ de vigne 6+6 a
Ou sous quelque buisson qui nous cachait aux yeux. 6+6 a
150 Nous regardions s’aimer les bêtes accouplées, 6+6 b
Quatre ailes qui portaient deux papillons joyeux, 6+6 a
Un double insecte noir qui passait les allées. 6+6 b
Grave, elle ramassait ces petits amoureux 6+6 a
Et les baisait. Souvent des oiseaux sur nos têtes 6+6 b
155 Se becquetaient sans peur, et les couples des bêtes 6+6 b
Ne nous redoutaient point, car nous faisions comme eux. 6+6 a
Puis le cœur tout plein d’elle, à cette heure tardive 6+6 a
Où j’attendais, guettant les détours de la rive, 6+6 a
Quand elle apparaissait sous les hauts peupliers, 6+6 a
160 Le désir allu dans sa prunelle brune, 6+6 b
Sa jupe balayant tous les rayons de Lune 6+6 b
Couchés entre chaque arbre au travers des sentiers, 6+6 a
Je songeais à l’amour de ces filles bibliques, 6+6 a
Si belles qu’en ces temps lointains on a pu voir, 6+6 b
165 Éperdus et suivant leurs formes impudiques, 6+6 a
Des anges qui passaient dans les ombres du soir. 6+6 b
IV
Un jour que le patron dormait devant la porte, 6+6 a
Vers midi, le lavoir se trouva dépeuplé. 6+6 b
Le sol brûlant fumait comme un bœuf essoufflé 6+6 b
170 Qui peine en plein soleil ; mais je trouvais moins forte 6+6 a
Cette chaleur du ciel que celle de mes sens. 6+6 a
Aucun bruit ne venait que des lambeaux de chants 6+6 a
Et des rires d’ivrogne, au loin, sortant des bouges, 6+6 a
Puis la chute parfois de quelque goutte d’eau 6+6 b
175 Tombant on ne sait d’où, sueur du vieux bateau. 6+6 b
Or ses lèvres brillaient comme des charbons rouges 6+6 a
D’où jaillirent soudain des crises de baisers, 6+6 a
Ainsi que d’un brasier partent des étincelles, 6+6 b
Jusqu’à l’affaissement de nos deux corps brisés. 6+6 a
180 On n’entendait plus rien hormis les sauterelles, 6+6 b
Ce peuple du soleil aux éternels cris-cris 6+6 a
Crépitant comme un feu parmi les prés flétris. 6+6 a
Et nous nous regardions, étonnés, immobiles, 6+6 a
Si pâles tous les deux que nous nous faisions peur, 6+6 b
185 Lisant aux traits creusés, noirs, sous nos yeux fébriles, 6+6 a
Que nous étions frappés de l’amour dont on meurt, 6+6 b
Et que par tous nos sens s’écoulait notre vie. 6+6 a
Nous nous sommes quittés en nous disant tout bas 6+6 b
Qu’au bord de l’eau, le soir, nous ne viendrions pas. 6+6 b
190 Mais, à l’heure ordinaire, une invincible envie 6+6 a
Me prit d’aller tout seul à l’arbre accoutu 6+6 a
Rêver aux voluptés de ce corps tant aimé, 6+6 a
Promener mon esprit par toutes nos caresses, 6+6 a
Me coucher sur cette herbe et sur son souvenir. 6+6 b
195 Quand j’approchai, gri des anciennes ivresses, 6+6 a
Elle était là, debout, me regardant venir. 6+6 b
Depuis lors, envahis par une fièvre étrange, 6+6 a
Nous hâtons sans répit cet amour qui nous mange. 6+6 a
Bien que la mort nous gagne, un besoin plus puissant 6+6 a
200 Nous travaille et nous force à mêler notre sang. 6+6 a
Nos ardeurs ne sont point prudentes ni peureuses ; 6+6 a
L’effroi ne trouble pas nos regards embrasés ; 6+6 b
Nous mourons l’un par l’autre, et nos poitrines creuses 6+6 a
Changent nos jours futurs comme autant de baisers. 6+6 b
205 Nous ne parlons jamais. Auprès de cette femme 6+6 a
Il n’est qu’un cri d’amour, celui du cerf qui brame. 6+6 a
Ma peau garde sans fin le frisson de sa peau 6+6 a
Qui m’emplit d’un désir toujours âpre et nouveau, 6+6 a
Et si ma bouche a soif, ce n’est que de sa bouche ! 6+6 a
210 Mon ardeur s’exaspère et ma force s’abat 6+6 b
Dans cet accouplement mortel comme un combat. 6+6 b
Le gazon est brû qui nous servait de couche, 6+6 a
Et, désignant l’endroit du retour continu, 6+6 a
La marque de nos corps est entrée au sol nu. 6+6 a
215 Quelque matin, sous l’arbre où nous nous rencontrâmes, 6+6 a
On nous ramassera tous deux au bord de l’eau. 6+6 b
Nous serons rapportés au fond d’un lourd bateau, 6+6 b
Nous embrassant encore aux secousses des rames. 6+6 a
Puis, on nous jettera dans quelque trou caché, 6+6 a
220 Comme on fait aux gens morts en état de péché. 6+6 a
Mais alors, s’il est vrai que les ombres reviennent, 6+6 a
Nous reviendrons, le soir, sous les hauts peupliers, 6+6 b
Et les gens du pays, qui longtemps se souviennent, 6+6 a
En nous voyant passer, l’un à l’autre liés, 6+6 b
225 Diront, en se signant, et l’esprit en prière : 6+6 a
« Voilà le mort d’amour avec sa lavandière. » 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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