Métrique en Ligne
a voyelle stable
er voyelle ambigüe
e "e" masculin
e "e" féminin
e "e" élidé
e "e" ignoré
e "e" écarté
12 longueur métrique
6-6 mètre
MAU_1/MAU19
Guy de MAUPASSANT
DES VERS
1868-1880
VÉNUS RUSTIQUE
Les Dieux sont éternels. Il en naît parmi nous 6+6 a
Autant qu’il en naissait dans l’antique Italie, 6+6 b
Mais on ne reste plus des siècles à genoux, 6+6 a
Et, sitôt qu’ils sont morts, le peuple les oublie. 6+6 b
5 Il en naîtra toujours, et les derniers venus 6+6 a
Régneront malgré tout sur la foule incrédule : 6+6 b
Tous les héros sont faits de la race d’Hercule, 6+6 b
La vieille terre enfante encore des Vénus. 6+6 a
I
Un jour de grand soleil, sur une grève immense, 6+6 a
10 Un pêcheur qui suivait, la hotte sur le dos, 6+6 b
Cette ligne d’écume où l’Océan commence, 6+6 a
Entendit à ses pieds quelques frêles sanglots. 6+6 b
Une petite enfant gisait, abandonnée, 6+6 a
Toute nue, et jetée en proie au flot amer, 6+6 b
15 Au flot qui monte et noie ; à moins qu’elle fut née 6+6 a
De l’éternel baiser du sable et de la mer. 6+6 b
Il essuya son corps et la mit dans sa hotte, 6+6 a
Couchée en ses filets l’emporta triomphant ; 6+6 b
Et, comme au bercement d’une barque qui flotte, 6+6 a
20 Le roulis de son dos fit s’endormir l’enfant. 6+6 b
Bientôt il ne fut plus qu’un point insaisissable, 6+6 a
Et le vaste horizon se referma sur lui, 6+6 b
Tandis que se déroule au bord de l’eau qui luit 6+6 b
Le chapelet sans fin de ses pas sur le sable. 6+6 a
25 Tout le pays aima l’enfant trouvée ainsi ; 6+6 a
Et personne n’avait de plus grave souci 6+6 a
Que de baiser son corps mignon, rose de vie, 6+6 a
Et son ventre à fossette, et ses petits bras nus. 6+6 b
Elle tendait les mains, par les baisers ravie, 6+6 a
30 Et sa joie éclatait en rires continus. 6+6 b
Quand elle put enfin s’en aller par les rues, 6+6 a
Posant l’un devant l’autre, avec de grands efforts, 6+6 b
Ses pieds sur qui roulait et chancelait son corps, 6+6 b
Les femmes l’acclamaient, pour la voir, accourues. 6+6 a
35 Plus tard, vêtue à peine avec de courts haillons, 6+6 a
Montrant sa jambe fine en ses élans de chèvre, 6+6 b
A travers l’herbe haute au niveau de sa lèvre 6+6 b
Elle courut la plaine après les papillons, 6+6 a
Et sa joue attirait tous les baisers des bouches, 6+6 a
40 Comme une fleur séduit le peuple ailé des mouches. 6+6 a
Quand ils la rencontraient dans les champs, les garçons 6+6 a
L’embrassaient follement de la tête aux chevilles, 6+6 b
Avec la même ardeur et les mêmes frissons 6+6 a
Qu’en caressant le col charnu des grandes filles. 6+6 b
45 Les vieillards la faisaient danser sur leurs genoux ; 6+6 a
Ils enfermaient sa taille en leurs mains amaigries, 6+6 b
Et pleins des souvenirs de l’ancien temps si doux, 6+6 a
Effleuraient ses cheveux de leurs lèvres flétries. 6+6 b
Bientôt, quand elle alla rôder par les chemins, 6+6 a
50 Elle eut à ses côtés un troupeau de gamins 6+6 a
Qui fuyaient le logis ou désertaient la classe. 6+6 a
D’un signe elle domptait les petits et les grands, 6+6 b
Et du matin au soir, sans être jamais lasse, 6+6 a
Elle traîna partout ces amoureux errants. 6+6 b
55 Leurs cœurs, pour la séduire, inventaient mainte fraude. 6+6 a
Les uns, la nuit venue, allaient à la maraude, 6+6 a
Sautant les murs, volant des fruits dans les jardins, 6+6 a
Et ne redoutant rien, gardes, chiens ou gourdins ; 6+6 a
D’autres, pour lui trouver de mignonnes fauvettes, 6+6 a
60 Des merles au bec jaune, ou des chardonnerets, 6+6 b
Grimpaient de branche en branche au sommet des forêts. 6+6 b
Quelquefois on allait à la pêche aux crevettes. 6+6 a
Elle, la jambe nue et poussant son filet, 6+6 a
Cueillait la bête alerte avec un coup rapide ; 6+6 b
65 Eux regardaient trembler, à travers l’eau limpide, 6+6 b
Les contours incertains de son petit mollet. 6+6 a
Puis, lorsqu’on retournait, le soir, vers le village, 6+6 a
Ils s’arrêtaient parfois au milieu de la plage, 6+6 a
Et se pressant contre elle, émus, tremblant beaucoup, 6+6 a
70 La mangeaient de baisers en lui serrant le cou, 6+6 a
Tandis que grave et fière, et sans trouble, et sans crainte, 6+6 a
Muette, elle tendait la joue à leur étreinte. 6+6 a
II
Elle grandit, toujours plus belle, et sa beauté 6+6 a
Avait l’odeur d’un fruit en sa maturité. 6+6 a
75 Ses cheveux étaient blonds, presque roux. Sur sa face 6+6 a
Le dur soleil des champs avait marqué sa trace : 6+6 a
Des petits grains de feux, charmants et clairsemés. 6+6 a
Le doux effort des seins en sa robe enfermés 6+6 a
Gonflait l’étoffe, usant aux sommets son corsage. 6+6 a
80 Tout vêtement semblait taillé pour son usage, 6+6 a
Tant on la sentait souple et superbe dedans. 6+6 a
Sa bouche était fendue et montrait bien ses dents, 6+6 a
Et ses yeux bleus avaient une profondeur claire. 6+6 a
Les hommes du pays seraient morts pour lui plaire ; 6+6 a
85 En la voyant venir ils couraient au-devant. 6+6 a
Elle riait, sentant l’ardeur de leurs prunelles, 6+6 b
Puis passait son chemin, tranquille, et soulevant, 6+6 a
Au vent de ses jupons, les passions charnelles. 6+6 b
Sa grâce enguenillée avait l’air d’un défi, 6+6 a
90 Et ses gestes étaient si simples et si justes, 6+6 b
Que mettant sa noblesse en tout, quoi qu’elle fît, 6+6 a
Ses besognes les plus humbles semblaient augustes. 6+6 b
Et l’on disait au loin, qu’après avoir touché 6+6 a
Sa main, on lui restait pour la vie attaché. 6+6 a
95 Pendant les durs hivers, quand l’âpre froid pénètre 6+6 a
Les murs de la chaumière et les gens dans leurs lits, 6+6 b
Lorsque les chemins creux sont par la neige emplis, 6+6 b
Des ombres s’approchaient, la nuit, de sa fenêtre, 6+6 a
Et, tachant la pâleur morne de l’horizon, 6+6 a
100 Rôdaient comme des loups autour de sa maison. 6+6 a
Puis, dans les clairs étés, lorsque les moissons mûres 6+6 a
Font venir les faucheurs aux bras noirs dans les blés, 6+6 b
Lorsque les lins en fleur, au moindre vent troublés, 6+6 b
Ondulent comme un flot, avec de longs murmures, 6+6 a
105 Elle allait ramassant la gerbe qui tombait. 6+6 a
Le soleil dans un ciel presque jaune flambait, 6+6 a
Versant une chaleur meurtrière à la plaine ; 6+6 a
Les travailleurs courbés se taisaient, hors d’haleine. 6+6 a
Seules les larges faux, abattant les épis, 6+6 a
110 Traînaient leur bruit rythmé par les champs assoupis ; 6+6 a
Mais elle, en jupon rouge, et la poitrine à l’aise 6+6 a
Dans sa chemise large et nouée à son col, 6+6 b
Ne semblait point sentir ces ardeurs de fournaise 6+6 a
Qui faisaient se faner les herbes sur le sol. 6+6 b
115 Elle marchait alerte et portant à l’épaule 6+6 a
La gerbe de froment ou la botte de foin. 6+6 b
Les hommes se dressaient en la voyant de loin, 6+6 b
Frissonnant comme on fait quand un désir vous frôle, 6+6 a
Et semblaient aspirer avec des souffles forts 6+6 a
120 La troublante senteur qui venait de son corps, 6+6 a
Le grand parfum d’amour de cette fleur humaine ! 6+6 a
Puis, voilà qu’au déclin d’un long jour de moisson, 6+6 b
Quand l’Astre rouge allait plonger à l’horizon, 6+6 b
On vit soudain, dressés au sommet de la plaine 6+6 a
125 Comme deux géants noirs, deux moissonneurs rivaux, 6+6 a
Debout dans le soleil, se battre à coups de faux ! 6+6 a
Et l’ombre ensevelit la campagne apaisée. 6+6 a
L’herbe rase sua des gouttes de rosée ; 6+6 a
Le couchant s’éteignit, tandis qu’à l’orient 6+6 a
130 Une étoile mettait au ciel un point brillant. 6+6 a
Les derniers bruits, lointains et confus, se calmèrent : 6+6 a
Le jappement d’un chien, le grelot des troupeaux ; 6+6 b
La terre s’endormit sous un pesant repos, 6+6 b
Et dans le ciel tout noir les astres s’allumèrent. 6+6 a
135 Elle prit un chemin s’enfonçant dans un bois, 6+6 a
Et se mit à danser en courant, affolée 6+6 b
Par la puissante odeur des feuilles, et parfois 6+6 a
Regardant, à travers les arbres de l’allée, 6+6 b
Le clair miroitement du ciel, poudré de feu. 6+6 a
140 Sur sa tête planait comme un silence bleu, 6+6 a
Quelque chose de doux, ainsi qu’une caresse 6+6 a
De la nuit, la subtile et si molle langueur 6+6 b
De l’ombre tiède qui fait défaillir le cœur, 6+6 b
Et qui vous met à l’âme une vague détresse 6+6 a
145 D’être seul. — Mais des pas voilés, des bonds craintifs, 6+6 a
Ces bruits légers et sourds que font les marches douces 6+6 b
Des bêtes de la nuit sur le tapis des mousses, 6+6 b
Emplirent les taillis de frôlements furtifs. 6+6 a
D’invisibles oiseaux heurtaint leur vol aux branches. 6+6 a
150 Elle s’assit, sentant un engourdissement 6+6 b
Qui, du bout de ses pieds, lui montait jusqu’aux hanches, 6+6 a
Un besoin de jeter au loin son vêtement, 6+6 b
De se coucher dans l’herbe odorante, et d’attendre 6+6 a
Ce baiser inconnu qui flottait dans l’air tendre. 6+6 a
155 Et parfois elle avait de rapides frissons, 6+6 a
Une chaleur courant de la peau jusqu’aux moelles. 6+6 b
Les points de feu des vers luisants dans les buissons 6+6 a
Mettaient à ses côtés comme un troupeau d’étoiles. 6+6 b
Mais un corps tout à coup s’abattit sur son corps ; 6+6 a
160 Des lèvres qui brûlaient tombèrent sur sa bouche, 6+6 b
Et dans l’épais gazon, moelleux comme une couche, 6+6 b
Deux bras d’homme crispés lièrent ses efforts. 6+6 a
Puis soudain un nouveau choc étendit cet homme 6+6 a
Tout du long sur le sol, comme un bœuf qu’on assomme ; 6+6 a
165 Un autre le tenait couché sous son genou 6+6 a
Et le faisait râler en lui serrant le cou. 6+6 a
Mais lui-même roula, la face martelée 6+6 a
Par un poing furieux. — A travers les halliers 6+6 b
On entendait venir des pas multipliés. — 6+6 b
170 Alors ce fut, dans l’ombre, une opaque mêlée, 6+6 a
Un tas d’hommes en rut luttant, comme des cerfs 6+6 a
Lorsque la blonde biche a fait bramer les mâles. 6+6 b
C’étaient des hurlements de colère, des râles, 6+6 b
Des poitrines craquant sous l’étreinte des nerfs, 6+6 a
175 Des poings tombant avec des lourdeurs de massue, 6+6 a
Tandis qu’assise au pied d’un vieux arbre écarté, 6+6 b
Et suivant le combat d’un œil plein de fierté, 6+6 b
De la lutte féroce elle attendait l’issue. 6+6 a
Or quand il n’en resta qu’un seul, le plus puissant, 6+6 a
180 Il s’élança vers elle, ivre et couvert de sang ; 6+6 a
Et sous l’arbre touffu qui leur servait d’alcôve 6+6 a
Elle reçut sans peur ses caresses de fauve ! 6+6 a
III
Quand le feu prend soudain dans un village, on voit 6+6 a
L’incendie égrener, ainsi qu’une semence, 6+6 b
185 Ses flammes à travers le pays ; chaque toit 6+6 a
S’allume à son voisin comme une torche immense, 6+6 b
Et l’horizon entier flamboie. Un feu d’amour 6+6 a
Qui ravageait les cœurs, brûlait les corps, et, comme 6+6 b
L’incendie, emportait sa flamme d’homme en homme, 6+6 b
190 Eut bientôt embrasé le pays d’alentour. 6+6 a
Par les chemins des bois, par les ravines creuses, 6+6 a
Où la poussait, le soir, un instinct hasardeux, 6+6 b
Son pied semblait tracer des routes amoureuses, 6+6 a
Et ses amants luttaient sitôt qu’ils étaient deux. 6+6 b
195 Elle s’abandonnait sans résistance, née 6+6 a
Pour cette œuvre charnelle, et le jour ou la nuit, 6+6 b
Sans jamais un soupir de bonheur ou d’ennui, 6+6 b
Acceptait leurs baisers comme une destinée. 6+6 a
Quiconque avait suivi de la bouche ou des yeux 6+6 a
200 Tous les sentiers perdus de son corps merveilleux, 6+6 a
Cueillant ce fruit d’ivresse éternelle que sème 6+6 a
La Beauté dans ces flancs de déesse qu’elle aime, 6+6 a
Gardait au fond du cœur un long frémissement 6+6 a
Et, grelottant d’amour comme on tremble de fièvre 6+6 b
205 Il la cherchait sans cesse avec acharnement, 6+6 a
Laissant tomber des mots éperdus de sa lèvre. 6+6 b
IV
Les animaux aussi l’aimaient étrangement. 6+6 a
Elle avait avec eux des caresses humaines, 6+6 b
Et près d’elle ils prenaient des allures d’amant. 6+6 a
210 Ils frottaient à son corps ou leurs poils ou leurs laines ; 6+6 b
Les chiens la poursuivaient en léchant ses talons ; 6+6 a
Elle faisait, de loin, hennir les étalons, 6+6 a
Se cabrer les taureaux comme auprès des génisses, 6+6 a
Et l’on voyait, trompés par ces ardeurs factices, 6+6 a
215 Les coqs battre de l’aile et les boucs s’attaquer 6+6 a
Front contre front, dressés sur leurs jambes de faunes. 6+6 b
Les frelons bourdonnants et les abeilles jaunes 6+6 b
Voyageaient sur sa peau sans jamais la piquer. 6+6 a
Tous les oiseaux du bois chantaient à son passage, 6+6 a
220 Ou parfois d’un coup d’aile errant la caressaient, 6+6 b
Nourrissant leurs petits cachés en son corsage. 6+6 a
Elle emplissait d’amour des troupeaux qui passaient 6+6 b
Et les graves béliers aux cornes recourbées, 6+6 a
N’écoutant plus l’appel chevrotant du berger, 6+6 b
225 Et les brebis, poussant un bêlement léger, 6+6 b
Suivaient, d’un trot menu, ses grandes enjambées. 6+6 a
V
Certains soirs, échappant à tous, elle partait 6+6 a
Pour aller se baigner dans l’eau fraîche. La lune 6+6 b
Illuminait le sable et la mer qui montait. 6+6 a
230 Elle hâtait le pas, et sur la blonde dune 6+6 b
Aux lointains infinis et sans rien de vivant, 6+6 a
Sa grande ombre rampait très vite en la suivant. 6+6 a
En un tas sur la plage elle posait ses hardes, 6+6 a
S’avançait toute nue et mouillait son pied blanc 6+6 b
235 Dans le flot qui roulait des écumes blafardes, 6+6 a
Puis, ouvrant les deux bras, s’y jetait d’un élan. 6+6 b
Elle sortait du bain heureuse et ruisselante, 6+6 a
Se couchait tout du long sur la dune, enfonçant 6+6 b
Dans le sable son corps magnifique et puissant, 6+6 b
240 Et, quand elle partait d’une marche plus lente, 6+6 a
Son contour demeurait près du flot incrusté. 6+6 a
On eût dit à le voir qu’une haute statue 6+6 b
De bronze avait été sur la grève abattue, 6+6 b
Et le ciel contemplait ce moule de Beauté 6+6 a
245 Avec ses milliers d’yeux. — Puis la vague furtive 6+6 a
L’atteignant refaisait toute plate la rive ! 6+6 a
VI
C’était l’Être absolu, créé selon les lois 6+6 a
Primitives, le type éternel de la race 6+6 b
Qui dans le cours des temps reparaît quelquefois, 6+6 a
250 Dont la splendeur est reine ici-bas, et terrasse 6+6 b
Tous les vouloirs humains, et dont l’Art saint est né. 6+6 a
Ainsi que l’Homme aima Cléopâtre et Phryné 6+6 a
On l’aimait ; et son cœur répandait, comme une onde, 6+6 a
Sa tendresse abondante et sereine sur tous. 6+6 b
255 Elle ne détestait qu’un être par le monde : 6+6 a
C’était un vieux berger perfide à qui les loups 6+6 b
Obéissaient.
Jadis une Bohémienne 6+6 a
Le jeta tout petit dans le fond d’un fossé. 6+6 b
Un pâtre du pays qui l’avait ramassé 6+6 b
260 L’éleva, puis mourut, lui laissant une haine 6+6 a
Pour quiconque était riche ou paraissait heureux, 6+6 a
Et, disait-on, beaucoup de secrets ténébreux. 6+6 a
L’enfant grandit tout seul sans famille et sans joies, 6+6 a
Menant paître au hasard des chèvres ou des oies, 6+6 a
265 Et tout le jour debout sur le flanc du coteau, 6+6 a
Sous la pluie et le vent et l’injure des bouches. 6+6 b
Alors qu’il s’endormait roulé dans son manteau, 6+6 a
Il songeait à ceux-là qui dorment dans leurs couches ; 6+6 b
Puis, quand le clair soleil baignait les horizons, 6+6 a
270 Il mangeait son pain noir en guettant par la plaine 6+6 b
Ce filet de fumée au-dessus des maisons 6+6 a
Qui dit la soupe au feu dans la ferme lointaine. 6+6 b
Il vieillit. — Un effroi grandit à ses côtés. 6+6 a
On en parlait, le soir, dans les longues veillées, 6+6 b
275 Et d’étranges récits à son nom chuchotés 6+6 a
Tenaient jusqu’au matin les femmes réveillées. 6+6 b
A son gré, disait-on, il guidait les destins, 6+6 a
Sur les toits ennemis faisait choir des désastres, 6+6 b
Et, déchiffrant ces mots de feu qui sont les astres, 6+6 b
280 Épelait l’avenir au fond des cieux lointains. 6+6 a
Tout le jour il roulait sa hutte vagabonde, 6+6 a
Ne se mêlant jamais aux hommes et souvent, 6+6 b
Quand il jetait des cris inconnus dans le vent, 6+6 b
Des voix lui répondaient qui n’étaient point du monde. 6+6 a
285 On lui croyait encore un pouvoir dans les yeux, 6+6 a
Car il savait dompter les taureaux furieux. 6+6 a
Et puis d’autres rumeurs coururent la contrée. 6+6 a
Une fille, qu’un soir il avait rencontrée, 6+6 a
Sentit à son aspect un trouble la saisir. 6+6 a
290 Il ne lui parla pas ; mais, dans la nuit suivante, 6+6 b
Elle se réveilla frissonnant d’épouvante ; 6+6 b
Elle entendait, au loin, l’appel de son désir. 6+6 a
Se sentant impuissante à soutenir la lutte, 6+6 a
Malgré l’obscurité redoutable, elle alla 6+6 b
295 Partager avec lui la paille de sa hutte ! 6+6 a
Lors, suivant son caprice impur, il appela 6+6 b
Des filles chaque soir. Toutes, jeunes et belles, 6+6 a
Sans révolte pourtant et sans pudeurs rebelles, 6+6 a
Prêtaient des seins de vierge aux choses qu’il voulait 6+6 a
300 Et paraissaient l’aimer bien qu’il fût vieux et laid. 6+6 a
Il était si velu du front et de la lèvre, 6+6 a
Avec des sourcils blancs et longs comme des crins, 6+6 b
Que, semblable au sayon qui lui couvrait les reins, 6+6 b
Sa figure semblait pleine de poils de chèvre ! 6+6 a
305 Et son pied bot mettait sur la cime du mont, 6+6 a
Quand le soleil couchant jetait son ombre aux plaines, 6+6 b
Comme un sautillement sinistre de démon. 6+6 a
Ce vieux Satan rustique et plein d’ardeurs obscènes, 6+6 b
Près d’un coteau désert et sans verdure encor 6+6 a
310 Mais que les fleurs d’ajoncs couvraient d’un manteau d’or, 6+6 a
Par un brillant matin d’avril, rencontra celle 6+6 a
Que le pays entier adorait. — Il reçut 6+6 b
Comme un coup de soleil alors qu’il l’aperçut, 6+6 b
Et frémit de désir tant il la trouva belle. 6+6 a
315 Et leurs regards croisés s’attaquèrent. — Ce fut 6+6 a
La rencontre de Dieux ennemis sur la terre ! 6+6 b
Il eut l’étonnement d’un chasseur à l’affût 6+6 a
Qui cherche une gazelle et trouve une panthère ! 6+6 b
Elle passa. — La fleur de ses lourds cheveux blonds 6+6 a
320 Se confondit, au pied de la côte embaumée, 6+6 b
Comme un bouquet plus pâle, avec les fleurs d’ajoncs. 6+6 a
Pourtant elle tremblait, sachant sa renommée, 6+6 b
Et malgré le dégoût qu’elle sentait pour lui, 6+6 a
Redoutant son pouvoir occulte, elle avait fui. 6+6 a
325 Elle erra jusqu’au soir ; mais, à la nuit venue, 6+6 a
Elle s’épouvanta, pour la première fois, 6+6 b
De l’ombre qui tombait sur les champs et les bois. 6+6 b
Alors, en traversant une noire avenue, 6+6 a
Entre les rangs pressés des chênes, tout à coup, 6+6 a
330 Elle crut voir le pâtre immobile et debout. 6+6 a
Mais, comme elle partit d’une course affolée, 6+6 a
Elle ne sut jamais, dans son effarement, 6+6 b
Si ce qu’elle avait vu n’était pas seulement 6+6 b
Quelque tronc d’arbre mort au milieu de l’allée. 6+6 a
335 Et des jours et des mois passèrent. Sa raison, 6+6 a
Comme un oiseau blessé qui porte un plomb dans l’aile, 6+6 b
S’affaissait sous la peur incessante et mortelle. 6+6 b
Même elle n’osait plus sortir de sa maison, 6+6 a
Car sitôt qu’elle allait aux champs, elle était sûre 6+6 a
340 De voir le Vieux paraître au détour d’un chemin ; 6+6 b
Son œil rusé semblait dire : « C’est pour demain, » 6+6 b
Et mettait comme un fer ardent sur la blessure. 6+6 a
Bientôt un poids si lourd courba sa volonté 6+6 a
Qu’en son cœur engourdi de crainte, vint à naître 6+6 b
345 Un besoin d’obéir à la fatalité. 6+6 a
Et, décidée enfin à se rendre à son Maître, 6+6 b
Elle alla le trouver par une nuit d’hiver. 6+6 a
La neige dont le sol était partout couvert 6+6 a
Étalait sa blancheur immobile. Une brise, 6+6 a
350 Qui paraissait venir du bout du monde, errait 6+6 b
Glaciale, et faisait craquer par la forêt 6+6 b
Les arbres qui dressaient, tout nus, leur forme grise. 6+6 a
Dans le ciel douloureux, la lune, ainsi qu’un fil 6+6 a
De lumière, indiquait à peine son profil. 6+6 a
355 La souffrance du froid étreignait jusqu’aux pierres. 6+6 a
Elle marchait, les pieds gelés, et sans songer, 6+6 b
Certaine qu’elle allait trouver le vieux berger, 6+6 b
Et tachant d’un point noir les plaines solitaires. 6+6 a
Mais elle s’arrêta clouée au sol : là-bas, 6+6 a
360 Sur la neige, couraient deux bêtes effrayantes ; 6+6 b
Elles semblaient jouer et prenaient leurs ébats, 6+6 a
Et l’ombre agrandissait leurs gambades géantes. 6+6 b
Puis, poussant par la nuit leurs élans vagabonds, 6+6 a
Toutes deux, dans l’ardeur d’une gaieté folâtre, 6+6 b
365 Du fond de l’horizon vinrent en quelques bonds. 6+6 a
Elle les reconnut : c’étaient les chiens du pâtre. 6+6 b
Hors d’haleine, efflanqués par la faim, l’œil ardent 6+6 a
Sous la ronce des poils emmêlés de leur tête, 6+6 b
Ils sautaient devant elle avec des cris de fête 6+6 b
370 Et ce rire velu qui découvre la dent. 6+6 a
Comme deux grands Seigneurs vont en une province 6+6 a
Quérir et ramener la Belle de leur Prince, 6+6 a
Et, la guidant vers lui, caracolent autour, 6+6 a
Ainsi la conduisaient ces messagers d’amour. 6+6 a
375 Mais l’Homme qui guettait, debout sur une butte, 6+6 a
Vint, et lui prit le bras en montant vers sa hutte. 6+6 a
La porte était ouverte, il la poussa dedans, 6+6 a
La dévêtant déjà de ses regards ardents, 6+6 a
Et des pieds à la tête il tressaillit de joie, 6+6 a
380 Ainsi qu’on fait au choc d’un bonheur qu’on attend. 6+6 b
Depuis qu’il l’avait vue il était haletant 6+6 b
Comme un limier qui chasse et n’atteint point sa proie ! 6+6 a
Or, quand elle sentit traîner contre sa peau 6+6 a
La caresse visqueuse ainsi qu’une limace 6+6 b
385 De ce vieux qui gardait l’odeur de son troupeau, 6+6 a
Tout son être frémit sous ce baiser de glace. 6+6 b
Mais lui, tenant ce corps d’amour, aux flancs si doux, 6+6 a
Que tant de fiers garçons devaient déjà connaître, 6+6 b
Et fait pour être aimé si follement de tous, 6+6 a
390 En son cœur de vieillard difforme, sentit naître 6+6 b
La jalousie aiguë et sans pardon. Il eut 6+6 a
Un besoin vague et fort de vengeance cruelle ! 6+6 b
Elle subit d’abord l’amant maigre et poilu, 6+6 a
Puis, comme elle luttait, il se rua sur elle 6+6 b
395 En la frappant du poing pour qu’elle consentît, 6+6 a
Et le silence épais des neiges amortit 6+6 a
Quelques cris, comme ceux des gens qu’on assassine. 6+6 a
Tout à coup, les deux chiens poussèrent longuement 6+6 b
Par la plaine déserte un triste hurlement, 6+6 b
400 Et des frissons de peur couraient sur leur échine. 6+6 a
Dans la cabane alors ce fut comme un combat : 6+6 a
Les heurts désespérés d’un corps qui se débat 6+6 a
Sonnant contre les murs de l’étroite demeure ; 6+6 a
Puis, comme les sanglots d’une femme qui pleure ! 6+6 a
405 Et la lutte reprit, dura longtemps, cessa 6+6 a
Après un faible appel de secours qui passa 6+6 a
Et mourut sans écho dans les champs !
Le jour pâle 6+6 a
Commençait à tomber faiblement du ciel gris. 6+6 b
Un vent plus froid geignait avec le bruit d’un râle. 6+6 a
410 Le givre avait roidi les arbres rabougris 6+6 b
Qui semblaient morts. C’était partout la fin des choses. 6+6 a
Mais, comme on lève un voile, un nuage glissant 6+6 b
Fit pleuvoir sur la neige un flot de clartés roses. 6+6 a
Le ciel devenu pourpre éclaboussa de sang 6+6 b
415 Et le coteau désert au bout des plaines blanches, 6+6 a
Et la hutte du pâtre, et la glace des branches. 6+6 a
On eût dit qu’un grand meurtre emplissait l’horizon ! 6+6 a
— Et le berger parut au seuil de sa maison. — 6+6 a
Il était rouge aussi, plus rouge que l’aurore ! 6+6 a
420 Même, lorsque le ciel cramoisi fut lavé, 6+6 b
Quant tout redevint blanc sous le soleil levé, 6+6 b
Lui, hagard et debout, semblait plus rouge encore, 6+6 a
Comme s’il eût trempé son visage et sa main, 6+6 a
Avant que de sortir, dans un flot de carmin. 6+6 a
425 Il se pencha, prenant de la neige, et la trace 6+6 a
De ses doigts fit par terre un large trou sanglant. 6+6 b
S’étant agenouillé pour se laver la face, 6+6 a
Une eau rouge en coula, qu’il regardait, tremblant, 6+6 b
Avec des soubresauts de peur. — Puis il s’enfuit. 6+6 a
430 Il dévale du mont, roule dans les ornières, 6+6 b
Perce d’épais fourrés pareils à des crinières, 6+6 b
Et fait mille détours comme un loup qu’on poursuit ! 6+6 a
Il s’arrête. — Son œil que la terreur dilate 6+6 a
Guette de tous côtés s’il est loin d’un hameau ; 6+6 b
435 Alors dans sa main creuse il fait fondre un peu d’eau, 6+6 b
Pour effacer encor quelque tache écarlate ! 6+6 a
Puis il repart. — Mais en son cœur surgit l’effroi 6+6 a
D’errer jusqu’à la mort, sans rencontrer personne, 6+6 b
Par la neige si vaste et sous un ciel si froid ! 6+6 a
440 Il écoute. — Il entend une cloche qui sonne, 6+6 b
Et va vers le village à pas précipités. 6+6 a
Les paysans déjà causaient de porte en porte ; 6+6 b
Il leur crie en courant : « Venez tous, Elle est morte ! » 6+6 b
Il passe. — Il va frapper aux logis écartés, 6+6 a
445 Répétant : « Venez donc, venez, je l’ai tuée ! » 6+6 a
Alors une rumeur grandit, continuée 6+6 a
Jusqu’aux hameaux voisins. Et chacun se levant, 6+6 a
Et quittant sa maison, accompagne le pâtre. 6+6 b
Mais lui n’arrête pas sa course opiniâtre ; 6+6 b
450 Il marche. — Le troupeau des hommes le suivant 6+6 a
Déroule par les prés sans tache un ruban sombre. 6+6 a
Tout pays qu’on traverse augmente encor leur nombre ; 6+6 a
Ils vont, tumultueux, là-bas, vers la hauteur 6+6 a
Où les guide, essoufflé, leur sinistre pasteur ! 6+6 a
455 Ils ont compris quelle est la femme assassinée, 6+6 a
Et ne demandent pas ni pourquoi ni comment 6+6 b
Le meurtre fut commis. Ils sentent vaguement 6+6 b
Planer sur cette mort comme une Destinée. 6+6 a
Elle avait la Beauté, lui la Ruse ; il fallait 6+6 a
460 Qu’un des deux succombât. Deux Puissances égales 6+6 b
Ne règnent pas toujours. Deux Idoles rivales 6+6 b
Ne se partagent point le ciel, et le Dieu laid 6+6 a
Ne pardonne jamais au Dieu beau.
Sur la cime 6+6 a
De la côte, et devant la hutte on s’arrêta. 6+6 b
465 Il osa seul entrer en face de son crime, 6+6 a
Et, ramassant la morte aimée, il l’apporta. 6+6 b
Pour la leur jeter, nue, et d’un geste d’outrage, 6+6 a
Comme s’il eût crié : « Tenez, je vous la rends ! » 6+6 b
Puis il gagna sa hutte et s’enferma dedans. 6+6 b
470 On l’y laissa, mordu d’amour, et plein de rage. 6+6 a
Sur la neige gisait le corps éblouissant 6+6 a
Où n’apparaissait plus une goutte de sang ; 6+6 a
Car les chiens, la trouvant immobile et couchée, 6+6 a
L’avaient avec tendresse obstinément léchée. 6+6 a
475 Elle semblait vivante, endormie. Un reflet 6+6 a
De beauté surhumaine illuminait sa face. 6+6 b
Mais le couteau restait planté, juste à la place 6+6 b
Où s’ouvrait une route entre ses seins de lait. 6+6 a
Sa figure faisait une tache dorée 6+6 a
480 Sur la blancheur du sol. — Les hommes éperdus 6+6 b
La contemplaient ainsi qu’une chose sacrée ! 6+6 a
Et ses cheveux ardents, en cercle répandus, 6+6 b
Luisaient comme la queue en feu d’une comète, 6+6 a
Comme un soleil tombé de la voûte des cieux ; 6+6 b
485 On eût dit des rayons qui sortaient de sa tête, 6+6 a
L’auréole qu’on met autour du front des dieux ! 6+6 b
Mais quelques paysans, des vieux au cœur pudique, 6+6 a
Arrachant de leur dos la veste en peau de bique, 6+6 a
Couvrirent brusquement sa claire nudité, 6+6 a
490 Et les jeunes, ayant coupé de longues branches. 6+6 b
Construit une civière et retroussé leurs manches, 6+6 b
Par vingt bras qui tremblaient son corps fut emporté ! 6+6 a
La foule, sans parole, à pas lents l’accompagne 6+6 a
Et, jusqu’aux bords lointains de la pâle campagne, 6+6 a
495 Rampe, comme un serpent, l’immense défilé. 6+6 a
Et puis tout redevient muet et dépeuplé ! 6+6 a
Mais le pâtre, enfermé dans sa hutte isolée, 6+6 a
Sent une solitude horrible autour de lui, 6+6 b
Comme si l’univers tout entier l’avait fui. 6+6 b
500 Il sort et n’aperçoit que la plaine gelée !… 6+6 a
La peur l’étreint. N’osant rester seul plus longtemps, 6+6 a
Il siffle ses grands chiens, ses deux bons chiens de garde. 6+6 b
Comme ils n’accourent point, il s’étonne, il regarde ; 6+6 b
Mais il ne les voit pas gambader par les champs… 6+6 a
505 Il crie alors. La neige étouffe sa voix forte… 6+6 a
Il se met à hurler à la façon des fous ! 6+6 b
Ses chiens, comme entraînés dans le départ de tous, 6+6 b
Abandonnant leur maître, avaient suivi la morte. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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