Métrique en Ligne
MAU_1/MAU13
Guy de MAUPASSANT
DES VERS
1868-1880
LA DERNIÈRE ESCAPADE
I
Un grand château bien vieux aux murs très élevés. 6+6 a
Les marches du perron tremblent, et l’herbe pousse, 6+6 b
S’élançant longue et droite aux fentes des pavés 6+6 a
Que le temps a verdis d’une lèpre de mousse. 6+6 b
5 Sur les côtés deux tours. L’une, en chapeau pointu, 6+6 a
S’amincit dans les airs. L’autre est décapitée. 6+6 b
Sa tête fut, un soir, par le vent emportée ; 6+6 b
Mais un lierre, grimpé jusqu’au faîte abattu, 6+6 a
S’ébouriffe au-dessus comme une chevelure, 6+6 a
10 Tandis que, s’infiltrant dans le flanc de la tour, 6+6 b
L’eau du ciel, acharnée et creusant chaque jour, 6+6 b
L’entr’ouvrit jusqu’en bas d’une immense fêlure. 6+6 a
Un arbre, poussé là, grandit au creux des murs. 6+6 a
Laissant voir vaguement de vieux salons obscurs, 6+6 a
15 Chaque fenêtre est morne ainsi qu’un regard vide. 6+6 a
Tout ce lourd bâtiment caduc, noirci, fané, 6+6 b
Que la lézarde marque au front comme une ride, 6+6 a
Dont s’émiette le pied, de salpêtre miné, 6+6 b
Dont le toit montre au ciel ses tuiles ravagées, 6+6 a
20 A l’aspect désolé des choses négligées. 6+6 a
Tout autour un grand parc sombre et profond s’étend ; 6+6 a
Il dort sous le soleil qui monte et l’on entend, 6+6 a
Par moments, y passer des rumeurs de feuillages, 6+6 a
Comme les bruits calmés des vagues sur les plages, 6+6 a
25 Quand la mer resplendit au loin sous le ciel bleu. 6+6 a
Les arbres ont poussé des branches si mêlées 6+6 b
Que le soleil, jetant son averse de feu, 6+6 a
Ne pénètre jamais la noirceur des allées. 6+6 b
Les arbustes sont morts sous ces géants touffus, 6+6 a
30 Et la voûte a grandi comme une cathédrale ; 6+6 b
Il y flotte une odeur antique et sépulcrale, 6+6 b
L’humidité des lieux où l’homme ne va plus. 6+6 a
Mais sur les hauts degrés du perron qui dominent 6+6 a
Les longs gazons qu’au loin de grands arbres terminent, 6+6 a
35 Des valets ont paru, soutenant par les bras 6+6 a
Deux vieillards très courbés qui vont à petits pas. 6+6 a
Ils traînent lentement sur les marches verdies 6+6 a
Les hésitations de leurs jambes roidies, 6+6 a
Et tâtent le chemin du bout de leur bâton. 6+6 a
40 Très vieux, — l’homme et la femme, — et branlant du menton, 6+6 a
Ils ont le front si lourd et la peau si fanée 6+6 a
Qu’on ne devine pas quel pouvoir enfonça 6+6 b
Aux moelles de leurs os cette vie obstinée. 6+6 a
Affaissés dans leurs grands fauteuils on les laissa, 6+6 b
45 Pliés en deux, tremblant des mains et de la tête. 6+6 a
Ils ont baissé leurs yeux que la vieillesse hébète, 6+6 a
Et regardent tout près, par terre, fixement. 6+6 a
Ils n’ont plus de pensée. Un long tremblotement 6+6 a
Semble seul habiter cette décrépitude ; 6+6 a
50 Et s’ils ne sont pas morts, c’est par longue habitude 6+6 a
De vivre à deux, tout près l’un de l’autre toujours, 6+6 a
Car ils n’ont plus parlé depuis beaucoup de jours. 6+6 a
II
Mais un souffle de feu sur la plaine s’élève. 6+6 a
Les arbres dans leurs flancs ont des frissons de sève, 6+6 a
55 Car sur leurs fronts troublés le soleil va passer. 6+6 a
Partout la chaleur monte ainsi qu’une marée 6+6 b
Et, sur chaque prairie, une foule dorée 6+6 b
De jaunes papillons flotte et semble danser. 6+6 a
Épanouie au loin la campagne grésille, 6+6 a
60 C’est un bruit continu qui remplit l’horizon, 6+6 b
Car, affolé dans les profondeurs du gazon, 6−6 b
Le peuple assourdissant des criquets s’égosille. 6+6 a
Une fièvre de vie enflammée a couru, 6+6 a
Et rajeuni, tout blanc dans la chaude lumière, 6+6 b
65 Ainsi qu’aux premiers jours d’un passé disparu, 6+6 a
Le vieux château reprend son sourire de pierre. 6+6 b
Alors les deux vieillards s’animent peu à peu : 6+6 a
Ils clignotent des yeux et, dans ce bain de feu, 6+6 a
Les membres desséchés lentement se détendent ; 6+6 a
70 Leurs poumons refroidis aspirent du soleil, 6+6 b
Et leurs esprits, confus comme après un réveil, 6+6 b
S’étonnent vaguement des rumeurs qu’ils entendent. 6+6 a
Ils se dressent, pesant des mains sur leur bâton. 6+6 a
L’homme se tourne un peu vers son antique amie, 6+6 b
75 La regarde un instant et dit : « Il fait bien bon. » 6+6 a
Elle, levant sa tête encor tout endormie 6+6 b
Et parcourant de l’œil les horizons connus, 6+6 a
Lui répond : « Oui, voilà les beaux jours revenus. » 6+6 a
Et leur voix est pareille au bêlement des chèvres. 6+6 a
80 Des gaietés de printemps rident leurs vieilles lèvres ; 6+6 a
Ils sont troublés, car les senteurs du bois nouveau 6−6 a
Les traversent parfois d’une brusque secousse, 6+6 b
Ainsi qu’un vin trop fort montant à leur cerveau. 6+6 a
Ils balancent leurs fronts d’une façon très douce 6+6 b
85 Et retrouvent dans l’air des souffles d’autrefois. 6+6 a
Lui, tout à coup, avec des sanglots dans la voix : 6+6 a
« C’était un jour pareil que vous êtes venue 6+6 a
Au premier rendez-vous, dans la grande avenue. » 6+6 a
Puis ils n’ont plus rien dit ; mais leurs pensers amers 6+6 a
90 Remontaient aux lointains souvenirs du jeune âge, 6+6 b
Ainsi que deux vaisseaux, ayant passé les mers, 6+6 a
S’en retournent toujours par le même sillage. 6+6 b
Il reprit : « C’est bien loin, cela ne revient pas. 6+6 a
Et notre banc de pierre, au fond du parc, — là-bas ? » 6+6 a
95 La femme fit un saut comme d’un trait blessée : 6+6 a
« Allons le voir », dit-elle, et, la gorge oppressée, 6+6 a
Tous deux se sont levés soudain d’un même effort ! 6+6 a
Couple prodigieux tant il est grêle et pâle. 6+6 b
Lui, dans un vieil habit de chasse à boutons d’or, 6+6 a
100 Elle, sous les dessins étranges d’un vieux châle ! 6+6 b
III
Ils guettèrent, ayant grand’peur d’être aperçus ; 6+6 a
Et puis, voûtés, avec le dos rond des bossus, 6+6 a
Humbles d’être si vieux quand tout semblait revivre, 6+6 a
Ainsi que des enfants ils se prirent la main 6+6 b
105 Et partirent, barrant la largeur du chemin. 6+6 b
Car chacun oscillant un peu, comme un homme ivre, 6+6 a
Heurtait l’autre d’un coup d’épaule quelquefois, 6+6 a
Et des zigzags guidaient leur douteux équilibre. 6+6 b
Leurs bâtons supportant chaque bras resté libre 6+6 b
110 Trottaient à leurs côtés comme deux pieds de bois. 6+6 a
Mais, d’arrêts en arrêts dans leur course essoufflée, 6+6 a
Ils gagnèrent le parc et puis la grande allée. 6+6 a
Leur passé se levait et marchait devant eux, 6+6 a
Et sur la terre humide ils croyaient voir, par places, 6+6 b
115 L’empreinte fraîche encor de leurs pieds amoureux ; 6+6 a
Comme si les chemins avaient gardé leurs traces, 6+6 b
Attendant chaque jour le couple habituel. 6+6 a
Ils allaient, tout chétifs, près des arbres énormes, 6+6 b
Perdus sous la hauteur des chênes et des ormes 6+6 b
120 Qui versaient autour d’eux un soir perpétuel. 6+6 a
Et comme un livre ancien dont on tourne la page : 6+6 a
« C’est ici », disait l’un. L’autre disait : « C’est là. 6+6 b
La place où je baisai vos doigts ? — Oui, la voilà 6+6 b
— Vos lèvres ? — Oui ! c’est elle ! » Et leur pèlerinage, 6+6 a
125 De baisers en baisers sur la bouche ou les doigts, 6+6 a
Continuait ainsi qu’un chemin de la croix. 6+6 a
Ils débordaient tous deux d’allégresses passées, 6+6 a
Élans que prend le cœur vers les bonheurs finis, 6+6 b
En songeant que jadis, les tailles enlacées, 6+6 a
130 Les yeux parlant au fond des yeux, les doigts unis, 6+6 b
Muets, le sein troublé de fièvres inconnues, 6+6 a
Ils avaient parcouru ces mêmes avenues ! 6+6 a
IV
Le banc les attendait, moussu, vieilli comme eux. 6+6 a
« C’est lui ! » dit-il. « C’est lui ! » reprit-elle. Ils s’assirent, 6+6 b
135 Et sous les chauds reflets des souvenirs heureux 6+6 a
Les profondes noirceurs des arbres s’éclaircirent. 6+6 b
Mais voilà que dans l’herbe ils virent s’approcher 6+6 a
Un crapaud centenaire aux formes empâtées. 6+6 b
Il imitait, avec ses pattes écartées, 6+6 b
140 Des mouvements d’enfant qui ne sait pas marcher. 6+6 a
Un sanglot convulsif fit râler leurs haleines ; 6+6 a
Lui ! le premier témoin de leurs amours lointaines 6+6 a
Qui venait chaque soir écouter leurs serments ! 6+6 a
Et seul il reconnut ces reliques d’amants, 6+6 a
145 Car hâtant sa démarche épaisse et patiente, 6+6 a
Gonflant son ventre, avec des yeux ronds attendris, 6+6 b
Contre les pieds tremblants des amoureux flétris 6+6 b
Il traîna lentement sa grosseur confiante. 6+6 a
Ils pleuraient. — Mais soudain un petit chant d’oiseau 6+6 a
150 Partit des profondeurs du bois. C’était le même 6+6 b
Qu’ils avaient entendu quatre-vingts ans plus tôt ! 6+6 a
Et dans l’effarement d’un délire suprême, 6+6 b
Du fond des jours finis devant eux accourut, 6+6 a
Par bonds, comme un torrent qui va, sans cesse accru, 6+6 a
155 Toute leur vie, avec ses bonheurs, ses ivresses, 6+6 a
Et ses nuits sans repos de fougueuses caresses, 6+6 a
Et ses réveils à deux si doux, las et brisés, 6+6 a
Et puis, le soir, courant sous les ombres flottantes, 6+6 b
Les senteurs des forêts aux sèves excitantes 6+6 b
160 Qui prolongent sans fin la lenteur des baisers !… 6+6 a
Mais comme ils s’imprégnaient de tendresse, l’allée 6+6 a
S’ouvrit, laissant passer une brise affolée ; 6+6 a
Et, parfumé, frappant leur cœur, comme autrefois, 6+6 a
Ce souffle, qui portait la jeunesse des bois, 6+6 a
165 Réveilla dans leur sang le frisson mort des germes. 6+6 a
Ils ont senti, brûlés de chaleurs d’épidermes, 6+6 a
Tout leur corps tressaillir et leurs mains se presser, 6+6 a
Et se sont regardés comme pour s’embrasser ! 6+6 a
Mais au lieu des fronts clairs et des jeunes visages 6+6 a
170 Apparus à travers l’éloignement des âges 6+6 a
Et qui les emplissaient de ces désirs éteints, 6+6 a
L’une tout contre l’autre, étaient deux vieilles faces 6+6 b
Se souriant avec de hideuses grimaces ! 6+6 b
Ils fermèrent les yeux, tout défaillants, étreints 6+6 a
175 D’une terreur rapide et formidable comme 6+6 a
L’angoisse de la mort !
« Allons-nous-en ! » dit l’homme. 6+6 a
Mais ils ne purent pas se lever ; incrustés 6+6 a
Dans la rigidité du banc, épouvantés 6+6 a
D’être si loin, étant si vieux et si débiles. 6+6 a
180 Et leurs corps demeuraient tellement immobiles 6+6 a
Qu’ils semblaient devenus des gens de pierre. Et puis 6+6 a
Tous deux, soudain, d’un grand élan, se sont enfuis. 6+6 a
Ils geignaient de détresse, et sur leur dos la voûte 6+6 a
Versait comme une pluie un froid lourd goutte à goutte ; 6+6 a
185 Ils suffoquaient, frappés par des souffles glacés, 6+6 a
Des courants d’air de cave et des odeurs moisies 6+6 b
Qui germaient là-dessous depuis cent ans passés. 6+6 a
Et sur leurs cœurs, fardeau pesant, leurs poésies 6+6 b
Mortes alourdissaient leurs efforts convulsifs, 6+6 a
190 Et faisaient trébucher leurs pas lents et poussifs. 6+6 a
V
La femme s’abattit comme un ressort qui casse ; 6+6 a
Lui, resta sans comprendre et l’attendit, debout, 6+6 b
Inquiet, la croyant seulement un peu lasse, 6+6 a
Car sa robe tremblait toujours. Puis tout à coup 6+6 b
195 L’épouvante lui vint ainsi qu’une bourrasque. 6+6 a
Il se pencha, lui prit les bras, et d’un effort 6+6 b
Terrible, il la leva, quoi qu’il fût très peu fort. 6+6 b
Mais tout son pauvre corps pendait, sinistre et flasque. 6+6 a
Il vit qu’elle étouffait et qu’elle allait mourir, 6+6 a
200 Et pour chercher de l’aide il se mit à courir 6+6 a
Avec de petits bonds effrayants et grotesques, 6+6 a
Décrivant, sans la main qui lui servait d’appui, 6+6 b
Au galop saccadé par son bâton conduit, 6+6 b
Des chemins compliqués comme des arabesques. 6+6 a
205 Son souffle était rapide et dur comme une toux. 6+6 a
Mais il sentit fléchir sa jambe vacillante, 6+6 b
Si molle qu’il semblait danser sur ses genoux. 6+6 a
Il heurtait aux troncs noirs sa course sautillante, 6+6 b
Et les arbres jouaient avec lui, le poussant, 6+6 a
210 Le rejetant de l’un à l’autre, et paraissant 6+6 a
S’amuser lâchement avec cette agonie. 6+6 a
Il comprit que la lutte horrible était finie, 6+6 a
Et, comme un naufragé qui se noie, il jeta 6+6 a
Un petit cri plaintif en tombant sur la face. 6+6 b
215 Faible gémissement qu’aucun vent n’emporta ! 6+6 a
Il entendit encor, quelque part dans l’espace, 6+6 b
Les longs croassements lugubres d’un corbeau 6+6 a
Mêlés aux sons lointains d’une cloche cassée. 6+6 b
Et puis tout bruit cessa. L’ombre épaisse et glacée 6+6 b
220 S’appesantit sur eux, lourde comme un tombeau. 6+6 a
VI
Ils restaient là. Le jour s’éteignit. Les ténèbres 6+6 a
Emplirent tout le ciel de leurs houles funèbres. 6+6 a
Ils restaient là, roulés comme deux petits tas 6+6 a
De feuilles, grelottant leurs fièvres acharnées, 6+6 b
225 Si vagues dans la nuit qu’on ne les trouva pas. 6+6 a
Ils formaient un obstacle aux bêtes étonnées 6+6 b
En barrant le sentier tracé de chaque soir. 6+6 a
Les unes s’arrêtaient, timides, pour les voir ; 6+6 a
D’autres les parcouraient ainsi que des épaves ; 6+6 a
230 Des limaces rampaient sur eux, traînant leurs baves ; 6+6 a
Des insectes fouillaient les replis de leurs corps, 6+6 a
Et d’autres s’installaient dessus, les croyant morts. 6+6 a
Mais un frisson bientôt courut par les allées. 6+6 a
Une averse entr’ouvrit les feuilles flagellées, 6+6 a
235 Ruisselante et claquant sur le sol avec bruit. 6+6 a
Et sur les deux vieillards qui grelottaient encore, 6+6 b
La pluie, en flots épais, tomba toute la nuit. 6+6 a
Puis, lorsque reparut la clarté de l’aurore, 6+6 b
Sous l’égout persistant des hauts feuillages verts 6+6 a
240 On ramassa, tout froids en leurs habits humides, 6+6 b
Deux petits corps sans vie, effrayants et rigides 6+6 b
Ainsi que les noyés qu’on trouve au fond des mers. 6+6 a
mètre profil métrique : 6−6
forme globale type : suite de strophes
schéma : 19[abab] 18[abba] 47[aa]
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