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LSR_1/LSR39
Daniel LESUEUR
(Jeanne LOISEAU)
POÉSIES
1986
SURSUM CORDA !
SURSUM CORDA !
POÈME AYANT REMPORTÉ LE GRAND PRIX DE POÉSIE
DÉCERNÉ
PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE EN 1885
Haussez-vous sur les monts que le soleil redore,
Et vous prendrez plaisir à voir plus haut encore.
TH.-A. D'AUBIGNÉ, les Tragiques, l. VII.
I
Un jour, saisi du mal terrible qui nous ronge, 6+6 a
Du découragement universel, amer, 6+6 b
A l'heure où le soleil sous le flot d'or se plonge, 6+6 a
Un poète songeait, l'œil fixé sur la mer. 6+6 b
5 Il domptait le désir d'épancher sa souffrance 6+6 a
En des chants tout remplis d'un enivrant poison, 6+6 b
De maudire à grands cris la dernière espérance 6+6 a
Qui, trompeuse, erre encore au bord de l'horizon. 6+6 b
S'interdisant la plainte, il eût voulu se taire, 6+6 a
10 Rester, comme ce soir, à contempler les flots, 6+6 b
Et croire, malgré tout, qu'il est un grand mystère 6+6 a
Que notre âme verra quand nos yeux seront clos. 6+6 b
Mais le rêve incertain, qui calmait son supplice, 6+6 a
N'endormait point en lui l'ardente charité ; 6+6 b
15 De l'angoisse éternelle il se sentait complice 6+6 a
S'il n'apportait au monde un mot de vérité. 6+6 b
II
Bien étrange était sa démence ! 8 a
Quoi ! pensait-il, lui, par des vers, 8 b
Lorsque rien ne se recommence, 8 a
20 Rajeunir le vieil univers ? 8 b
Dans notre main sèche et ridée, 8 c
La coupe du songe est vidée. 8 c
Pour le triomphe d'une idée 8 c
Qui lutte encor de notre temps ? 8 d
25 On a pesé même la gloire : 8 e
Inscrire un vain nom dans l'histoire, 8 e
Quel plaisir creux et dérisoire ! 8 e
Tout s'estime en deniers comptants. 8 d
Et l'art aussi suit la fortune. 8 a
30 Allons, poète, allons, debout ! 8 b
Laisse la morale importune, 8 a
Et songe à flatter notre goût. 8 b
Nous sommes las de tes névroses, 8 c
Triste rimeur aux airs moroses ; 8 c
35 Ton rôle est d'effeuiller des roses 8 c
Sur le front de l'humanité. 8 d
Quitte ton accent de prophète, 8 e
Viens prendre part à notre fête, 8 e
Descends de ce sublime faîte 8 e
40 Où t'eût placé l'antiquité. 8 d
Ainsi, dans l'abîme du doute, 8 a
Bruissait un écho railleur. 8 b
Sombres luttes que l'on redoute ! 8 a
On en sort bien pire ou meilleur. 8 b
45 Et le poète à l'âme austère, 8 c
Malgré l'angoisse solitaire, 8 c
Rêvait d'entr'ouvrir à la terre 8 c
Des chemins nouveaux, éclatants 8 d
Essor tragique !… Une hirondelle 8 e
50 Ainsi voudrait à tire-d'aile 8 e
Entraîner sa race infidèle 8 e
Qui ne croirait plus au printemps. 8 d
III
Soudain, dans l'ombre douce à demi descendue, 6+6 a
Crêpe léger, voilant l'immensité des eaux, 6+6 b
55 Une voix du rêveur troublé fut entendue, 6+6 a
Pure comme la brise à travers les roseaux. 6+6 b
Lente, elle s'élevait du côté de la terre, 6+6 a
Si distincte, malgré le grand bruit des flots noirs, 6+6 b
Qu'elle couvrit bientôt leur tumulte, et fit taire 6+6 a
60 Au cœur qui l'écoutait les plaintifs désespoirs. 6+6 b
Elle disait : « O toi, plié comme l'arbuste, 6+6 a
Quand, près de le briser, souffle le vent des mers, 6+6 b
Poète, lève-toi, ta douleur n'est pas juste, 6+6 a
Car, moi, je n'ai jamais trouvé les cœurs amers. 6+6 b
65 « Puisque tu veux conduire et relever les âmes, 6+6 a
Puisqu'un désir ardent d'idéal t'obséda, 6+6 b
Prends ma voix, prends mon nom, mes rayons et mes flammes 6+6 a
Et jette alors bien haut ton cri : Sursum Corda ! 6+6 b
« Tu verras qui résiste ou seulement recule. 6+6 a
70 Quand je ne serai plus le grand motif humain, 6+6 b
Poète… oh ! viens alors t'asseoir au crépuscule, 6+6 a
Seul, et les yeux en pleurs, et le front sur ta main. » 6+6 b
Elle se tut. Croyant à l'erreur d'un beau songe, 6+6 a
Lui fils des songes d'or, il dit : « Qui donc es-tu ? 6+6 b
75 Un Dieu ?… Mais ils s'en vont. L'homme a mis son mensonge 6+6 a
Dans la bouche des dieux. N'es-tu pas la vertu ? 6+6 b
« Sous quel nom t'invoquer ? Réponds-moi, doux fantôme ! 6+6 a
Que ton accent est pur ! Où donc l'ai-je entendu ? 6+6 b
Es-tu femme ?… L'espoir t'accompagne… Un tel baume 6+6 a
80 Aux lèvres d'une femme est parfois suspendu. 6+6 b
« Parle encore !… » Il allait poursuivre sa prière, 6+6 a
Quand, descendant du ciel, ô prodige inouï ! 6+6 b
Belle comme l'aurore à la fraîche lumière, 6+6 a
Elle apparut aux yeux du poète ébloui. 6+6 b
85 C'était bien une femme, en effet, mais si chaste, 6+6 a
Si hautaine et si douce en sa sérénité, 6+6 b
Que les astres, la terre, et la mer sombre et vaste, 6+6 a
L'accueillirent, surpris, d'un murmure enchanté. 6+6 b
Son front semblait trop fier pour aucune couronne. 6+6 a
90 On pressentait, à voir son bras fort et charmant, 6+6 b
Le geste qui brandit et le geste qui donne, 6+6 a
Et l'étreinte d'amour au long frémissement. 6+6 b
Ses yeux, ses yeux profonds, abîmes de tendresse, 6+6 a
Devaient, étant si doux, avoir connu les pleurs : 6+6 b
95 Ce que nous adorons, nous, si pleins de détresse, 6+6 a
A toujours, femme ou dieu, partagé nos douleurs. 6+6 b
Telle elle descendait, merveilleuse figure ! 6+6 a
Devant ses pas s'ouvraient de lumineux chemins ; 6+6 b
Et le poète, atteint par cette clarté pure, 6+6 a
100 Enfin cria : « Patrie ! » et tendit ses deux mains. 6+6 b
IV
« Oui, dit-elle, c'est moi !… C'est moi… Je puis encore, 6+6 a
Quand toute antique foi qu'un nom sacré décore 6+6 a
Penche au cœur des mortels, 6 b
‒ Ainsi qu'on voit le soir, à travers les bruines, 6+6 c
105 Sur le sommet des monts s'incliner les ruines 6+6 c
Des plus hautains castels, ‒ 6 b
« Je puis, car nulle bouche encor ne me blasphème, 6+6 a
Rallumer dans vos seins l'étincelle suprême 6+6 a
Des éternels espoirs ; 6 b
110 Faire vivre en luttant, faire aimer les supplices, 6+6 c
Faire braver la mort et trouver des délices 6+6 c
Aux plus âpres devoirs. 6 b
« Je puis, dans les cœurs bas qui rampent près de terre, 6+6 a
Que le vin des plaisirs chaque jour désaltère, 6+6 a
115 Que l'égoïsme clôt, 6 b
Je puis, moi, soulever, pour peu que je le veuille, 6+6 c
Plus aisément que l'air ne soulève la feuille, 6+6 c
Un sublime sanglot. 6 b
« Nul œil n'a mesuré le cercle que j'embrasse, 6+6 a
120 Je façonne à loisir le corps, l'esprit, la race, 6+6 a
Et la religion. 6 b
Mais mon nom te suffit. Je suis pour toi la France ! 6+6 c
On dirait, n'est-ce pas ? l'écho du mot souffrance 6+6 c
Pourtant mon lot fut bon. 6 b
125 « Il fut bon, étant rude et coupé pour ma taille. 6+6 a
C'est moi qui vais devant dans la grande bataille 6+6 a
Du progrès rayonnant. 6 b
Je veux continuer ce rôle magnifique, 6+6 c
Et j'ai peur du sommeil obscur et pacifique 6+6 c
130 Qui règne maintenant. 6 b
« Élève donc la voix, parle à mes fils, poète, 6+6 a
Car je souffre, et, perdus dans le bruit de leur fête, 6+6 a
Ils ne le savent pas. 6 b
Parle… ils arrêteront, s'ils voient que mon sang coule, 6+6 c
135 Dans les tristes chemins où s'engouffre leur foule, 6+6 c
L'essor fou de leurs pas. 6 b
« Tu leur diras : Je viens au nom de la Patrie. 6+6 a
Frères, entendez-la ! C'est elle qui vous prie 6+6 a
Ce jour est solennel. 6 b
140 Tous vos vices mesquins, races exténuées, 6+6 c
Effacent lentement, là-haut, dans les nuées, 6+6 c
Son sourire éternel. 6 b
« Vous avez découvert que l'existence est brève, 6+6 a
Que la mort, ce néant, succédant à ce rêve, 6+6 a
145 N'ouvre rien au delà ; 6 b
Et vous avez pensé : « L'heure présente est bonne, 6+6 c
« Elle seule est à nous, demain n'est à personne : 6+6 c
« Jouissons, tout est là. » 6 b
« Vivre dans le présent, c'est être en décadence. 6+6 a
150 Vingt peuples, délaissant leur antique prudence, 6+6 a
Ont ainsi trébuché ; 6 b
C'est en chantant qu'ils ont glissé dans la nuit noire ; 6+6 c
De leurs débris encore ‒ ô leçons de l'histoire ! ‒ 6+6 c
L'univers est jonché. 6 b
155 « Décadence !… O Français ! un siècle est peu de chose ; 6+6 a
Pourtant, depuis cent ans, quelle métamorphose 6+6 a
Dans nos vœux, dans nos mœurs ! 6 b
La terre, en écoutant, voilà cent ans à peine, 6+6 c
Un jour prit pour des voix d'aube encore incertaine 6+6 c
160 Nos confuses rumeurs. 6 b
« On vit comme un reflet d'éternelle lumière ; 6+6 a
Nous avions fait soudain rayonner la chaumière, 6+6 a
Dans les champs, sous les cieux ; 6 b
Nos cœurs, tout enflammés d'intentions sublimes, 6+6 c
165 Vers les plus nobles buts et les plus hautes cimes 6+6 c
Volaient, audacieux. 6 b
« Jamais à si longs traits on ne but l'espérance. 6+6 a
Avec quel front levé, quelle fière assurance, 6+6 a
Nous parlions de demain ! 6 b
170 Nous tracions jusqu'à Dieu, dans le temps et l'espace, 6+6 c
Peuple prédestiné, triomphateur qui passe, 6+6 c
Notre royal chemin. 6 b
« Nous fondions la vertu, l'amour et la justice ; 6+6 a
Nous trouvions de la joie au fond du sacrifice, 6+6 a
175 Même sans nuls témoins. 6 b
Nos cœurs se sont lassés de ces biens invisibles ; 6+6 c
Dans nos seins aujourd'hui, pour qu'ils battent paisibles, 6+6 c
Il leur faut beaucoup moins. 6 b
« Ah ! que ne sommes-nous, en ces jours héroïques, 6+6 a
180 Morts comme nous savions mourir alors, stoïques, 6+6 a
Souriant au tombeau, 6 b
Vaincus des rois ligués, écrasés par leur nombre, 6+6 c
Mais vers les nations tendant à travers l'ombre 6+6 c
Un immortel flambeau ! 6 b
185 « Ce flambeau, dans nos mains il vacille, ô mes frères ! 6+6 a
Non, nous ne sommes plus les soldats téméraires, 6+6 a
Chantant au bord du Rhin, 6 b
Voulant conquérir moins des villes que des âmes, 6+6 c
Remplaçant volontiers par des hymnes de flammes 6+6 c
190 Les lourds canons d'airain. 6 b
« Sursum Corda !… Là-haut nos cœurs et nos pensées, 6+6 a
Vers ce ciel, rayonnant de nos gloires passées, 6+6 a
Ce beau ciel radieux, 6 b
Ce ciel de France, où semble errer une âme douce 6+6 c
195 Vers qui celui qu'on frappe et celui qu'on repousse 6+6 c
Tournent toujours les yeux. 6 b
« Hélas ! ce ciel profond, l'on vous dit qu'il est vide, 6+6 a
Que nul Dieu n'y sourit, que votre cœur, avide 6+6 a
D'espoir, vous a trompés. 6 b
200 Frères, lorsque sa foi s'éteint, un pays tombe. 6+6 c
Voyez donc, voyez donc à creuser quelle tombe 6+6 c
Vos bras sont occupés ! 6 b
« Mais l'infini toujours hante nos cœurs frivoles. 6+6 a
On dit : « Je ne crois plus, » et devant mille idoles 6+6 a
205 On fléchit les genoux. 6 b
L'une au moins, la Patrie, est si pure et si belle 6+6 c
Que les siècles ont vu presque abdiquer pour elle 6+6 c
Le Dieu fort et jaloux. 6 b
« Le culte des Romains, leur vrai culte, fut Rome ; 6+6 a
210 Et jamais sentiment ne fit au cœur de l'homme 6+6 a
Germer rien d'aussi fort. 6 b
Leur antique vertu rend leur triomphe juste ; 6+6 c
Ils posèrent le trône éblouissant d'Auguste 6+6 c
Sur des siècles d'effort. 6 b
215 « Nul revers n'abattait leur constance obstinée. 6+6 a
Imitons-les. Ayons en notre destinée 6+6 a
Cette invincible foi. 6 b
Notre œuvre vaudra mieux que leur sombre conquête : 6+6 c
Sur le cœur qui consent notre puissance est faite 6+6 c
220 D'amour et non d'effroi. 6 b
« Nous sommes les voyants, les chercheurs, les apôtres ; 6+6 a
Quand c'est nous qui crions : « Sursum Corda ! » les autres 6+6 a
Lèvent un front riant ; 6 b
Car ils ont cru soudain voir luire en leurs ténèbres 6+6 c
225 L'étoile qui guidait durant les nuits funèbres 6+6 c
Les mages d'Orient. 6 b
« Jetons-le donc, ce cri ! Les échos des vieux mondes 6+6 a
Le rediront ensuite avec leurs voix profondes. 6+6 a
N'ont-ils pas répété 6 b
230 Après nous : « Dieu le veut ! » dans des âges farouches ? 6+6 c
Et, plus tard, nous avons mis dans leur mille bouches 6+6 c
Le grand mot Liberté ! 6 b
« Vers tout ce qui sourit, vers tout ce qui rayonne, 6+6 a
Vers l'Idéal portant l'immortelle couronne, 6+6 a
235 Seul Dieu qui nous guida, 6 b
Vers l'art, vers la science aux lueurs souveraines, 6+6 c
Vers la fraternité, vers la bonté, ces reines, 6+6 c
Français, Sursum Corda ! » 6 b
mètre profils métriques : 8, 6, 6+6
forme globale type : suite de strophes
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