Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LGV_1/LGV1
corpus Pamela Puntel
Ernest LEGOUVÉ
LES DEUX MISÈRES
1857
LES DEUX MISÈRES
Pâles et frissonnant auprès d'un clair foyer, 6+6 a
Deux malades, un jour, se contaient leurs misères. 6+6 b
L'un est oisif et riche, et l'autre est ouvrier ; 6+6 a
Mais ils souffrent tous deux, les voilà presque frères. 6+6 b
AMAURY
Quel est donc votre mal ?
MARCEL
Je m'éteins.
AMAURY
5 Comme moi ! 6+6 a
Depuis combien de temps ?
MARCEL
Depuis deux ans.
AMAURY
Pourquoi ? 6+6 a
MARCEL
Pour avoir eu trop faim, monsieur.
AMAURY
Moi, misérable ! 6+6 a
Moi, pour avoir passé de longues nuits à table ! 6+6 a
MARCEL
Avec un médecin je guérirais, je crois. 6+6 a
AMAURY
10 Un médecin ? hélas ! je meurs, et j'en ai trois ! 6+6 a
MARCEL
Deux ans de maux, et rien pour me venir en aide ! 6+6 a
AMAURY
En deux ans, pas un jour sans un nouveau remède ! 6+6 a
MARCEL
Si pour me plaindre, au moins, j'avais une heure à moi ! 6+6 a
AMAURY
Vingt-quatre heures par jour, pour s'occuper de soi ! 6+6 a
MARCEL
Oh ! monsieur, la misère !
AMAURY
15 Oh ! Marcel, la richesse ! 6+6 a
MARCEL
Pouvez-vous comparer vos maux à ma détresse ? 6+6 a
Vous respirez, du moins… moi, je ne le peux pas, 6+6 a
Car, jusques à l'air pur, tout s'achète ici-bas ! 6+6 a
Vous avez, vous avez l'allégement suprême, 6+6 a
20 Ce qui jette un sourire au front du mourant même, 6+6 a
Ce qui sauve parfois et soulage toujours, 6+6 a
Le soleil !… O chaleur ! clarté ! beauté des jours ! 6+6 a
Quand pourrai-je, aux rayons de ta flamme divine, 6+6 a
Puiser à pleins regards, boire à pleine poitrine ? 6+6 a
25 Tu me guérirais, toi !… Mais, pauvre serf caché 6+6 a
Dans l'atelier obscur où je suis attaché, 6+6 a
Je cours m'ensevelir, dès que l'aube est parue, 6+6 a
Au fond de mon infecte et ténébreuse rue ; 6+6 a
Et là, le jour entier, grelottant accroupi 6+6 a
30 Entre les murs suintants et le ruisseau croupi, 6+6 a
Les pieds sur un sol gras, je travaille dans l'ombre 6+6 a
Aux fumeuses lueurs d'une chandelle sombre ; 6+6 a
Ou si, pour voir le jour, je sors de ma prison, 6+6 a
Que rencontrent mes yeux, hélas ! pour horizon ? 6+6 a
35 L'étroit ruban de ciel qui là-haut, sur nos têtes, 6+6 a
Tristement des toits noirs sépare les vieux faîtes ! 6+6 a
AMAURY
Le ciel ? l'air ? le printemps ?… Ils ne raniment pas ! 6+6 a
J'ai trné ce corps froid de climats en climats, 6+6 a
Sans que votre nature, impuissante ou marâtre, 6+6 a
40 Ait rien fait pour mes maux qu'en changer le théâtre, 6+6 a
Et de ces vains essais je n'ai rien rapporté 6+6 a
Qu'une douleur de plus, mon incrédulité. 6+6 a
MARCEL
Soit donc ! Mais le repos ! le repos ! Si la fièvre 6+6 a
Vous fait claquer les dents et sèche votre lèvre, 6+6 a
45 Un lit moelleux reçoit votre corps défaillant ; 6+6 a
Le chien, s'il souffre trop, se couche sur le flanc ; 6+6 a
Moi, brisé de douleur et d'insomnie… à l'œuvre ! 6+6 a
Je succombe ? Debout, misérable manœuvre ! 6+6 a
Et je mourrai, quand Dieu de moi prendra pitié, 6+6 a
50 Comme un galérien, avec ma chaîne au pied. 6+6 a
AMAURY
Hélas ! combien de fois, dans l'excès de ma peine, 6+6 a
J'ai crié vers le ciel : Oh ! que n'ai-je une chaîne ! 6+6 a
Sauvez-moi de moi-même, ô mon Dieu ! donnez-moi 6+6 a
Un devoir à remplir, un métier, une loi ! 6+6 a
55 Mais être libre, libre avec un mal sans trêve ! 6+6 a
L'avoir pour seul penser, hélas ! et pour seul rêve ! 6+6 a
Être riche de plus, et, dans sa déraison, 6+6 a
S'élancer en cherchant partout la guérison, 6+6 a
S'élancer, et trouver devant soi, pour sa perte, 6+6 a
60 La terre tout entière à ses désirs ouverte ! 6+6 a
Alors, tremblant, flottant, errant comme les fous, 6+6 a
Vouloir, ne pas vouloir…
MARCEL
Eh bien donc, tuez-vous ! 6+6 a
La mort vous appartient, la mort comme le reste ! 6+6 a
Mais moi, cette existence odieuse et funeste, 6+6 a
65 J'y suis cloué, rivé… je ne peux pas mourir ! 6+6 a
Car, hélas ! j'ai deux fils et leur mère à nourrir ! 6+6 a
Et lorsque je succombe au mal qui me déchire, 6+6 a
Je m'écrie en mourant : « Tout ce que j'aime expire ! 6+6 a
Le riche, quelque temps resta silencieux ; 6+6 a
70 Puis d'une voix plus lente et sans lever les yeux : 6+6 a
« Marcel, j'ai, comme vous, un enfant, une femme, 6+6 a
Je vous plains ; mais je sais de plus grands maux pour l'âme : 6+6 a
Vous m'avez fait pitié, je vais vous faire horreur ! 6+6 a
Regardez de mes mains la hideuse maigreur ; 6+6 a
75 Regardez mon visage : un fantôme est moins blême ; 6+6 a
Eh bien, il est pourtant une part de moi-même 6+6 a
Encor plus desséchée et plus morte… mon cœur ! 6+6 a
O Dieu ! dit-il, poussant un long cri de douleur, 6+6 a
Voilà, voilà la plaie, et dix ans de torture 6+6 a
80 Ne comptent pas auprès d'une telle blessure. 6+6 a
Qu'est-ce que d'avoir faim ? d'avoir froid ? Le corps seul 6+6 a
Meurt de ces maux ; le corps est né pour le linceul ; 6+6 a
Mais l'immortel foyer de toute noble flamme, 6+6 a
L'âme ! l'âme ! sentir agoniser son âme ! 6+6 a
85 Ah ! ne vous plaignez pas ! vous aimez, vous pleurez, 6+6 a
Si l'un de vos fils part, vous vous désespérez ; 6+6 a
Lorsque le plus petit en bégayant vous nomme, 6+6 a
Vous tressaillez de joie, et vous vous sentez homme ; 6+6 a
Moi, je ne sens plus rien ! je ne tiens plus à rien ! 6+6 a
90 A force d'avoir fait de moi seul mon seul bien, 6+6 a
Je ne vois plus que moi dans la nature entière ! 6+6 a
Le dévouement ?… éteint. La tendresse ?… en poussière. 6+6 a
Les nœuds les plus sacrés ?… dissous, usés, rompus ! 6+6 a
Mon fils, mon fils ! je crois que je ne l'aime plus ! » 6+6 a
95 A ces mots, il s'arrête et sa parole expire ; 6+6 a
Il semble épouvan de ce qu'il vient de dire : 6+6 a
Certe, il avait dé sondé ce noir chaos, 6+6 a
Mais sans le peindre encor par des mots… et les mots 6+6 a
Aux spectres de son cœur prêtant corps et visage, 6+6 a
100 Il recule effra devant sa propre image ! 6+6 a
L'ouvrier l'écoutait sans comprendre ; soudain, 6+6 a
Amaury lui versant sa bourse dans la main : 6+6 a
« Tenez, voilà de l'or… du soleil… de l'ombrage… 6+6 a
Tout ce que vous rêvez !
MARCEL
Quoi ! comment ?
AMAURY
Un voyage 6+6 a
105 Vous sauvera peut-être… Au nom de vos enfants, 6+6 a
Prenez !
MARCEL
Cet or… pour moi ?
AMAURY
Pour eux !
MARCEL
Mais…
AMAURY
En deux ans, 6+6 a
Vous le regagnerez.
MARCEL
O mes fils ! ô ma femme ! 6+6 a
Vous vivrez !
Et ce mot fut dit avec tant d'âme 6+6 a
Qu'Amaury, relevant son front moins abattu, 6+6 a
110 Se dit tout bas : « Je crois que mon cœur a battu ! » 6+6 a
Deux mois plus tard la porte, avec fracas ouverte, 6+6 a
Laissait entrer un homme impétueux, alerte, 6+6 a
Qui courut se jeter dans les bras d'Amaury ; 6+6 a
En se reconnaissant tous deux poussent un cri : 6+6 a
AMAURY
Vous ?
MARCEL
Vous ? Quel changement !
AMAURY
115 Quelle métamorphose ! 6+6 a
Que votre teint est clair !
MARCEL
Le vôtre est presque rose. 6+6 a
AMAURY
Qui vous a donc guéri ?
MARCEL
Vous, et la liberté ! 6+6 a
Mais vous, qui vous sauva ?
AMAURY
Vous et la charité ! 6+6 a
MARCEL
Je mourais d'être esclave…
AMAURY
Et moi, d'être égoïste… 6+6 a
MARCEL
J'ai respiré, je vis !
AMAURY
120 J'ai consolé, j'existe ! 6+6 a
MARCEL
O sauveur de mes fils ! ô mon libérateur ! 6+6 a
Laissez-moi, jour par jour, vous conter mon bonheur, 6+6 a
Car le pauvre ouvrier, que le ciel vous renvoie, 6+6 a
N'a rien à vous donner qu'un récit de sa joie. 6+6 a
AMAURY
Oui, parlez !
MARCEL
125 Je suis né sur les bords de la mer ! 6+6 a
La revoir, c'était là mon rêve le plus cher ! 6+6 a
Et quand des mauvais jours secouant la tristesse, 6+6 a
Mes amis d'atelier parlaient gloire ou richesse, 6+6 a
Moi, cherchant l'Océan dans les flots bleus de l'air, 6+6 a
130 Je berçais mes douleurs de ce seul mot : la mer ! 6+6 a
Aussi, quand m'apparut sa belle ligne bleue, 6+6 a
Quand son bon air salé, m'arrivant d'une lieue, 6+6 a
Pénétra, vif et pur, dans mon poumon glacé, 6+6 a
Du haut de la banquette où je m'étais hissé, 6+6 a
135 En dépit des rieurs et de la compagnie, 6+6 a
J'envoyai cent baisers à ma lointaine amie ! 6+6 a
AMAURY
Brave Marcel !
MARCEL
Voyez, voyez ces bras de fer, 6+6 a
Ces muscles vigoureux ! je les dois à la mer ! 6+6 a
Le matin, dans ses flots me plongeant corps et tête, 6+6 a
140 Je savourais son calme, aspirais sa tempête ; 6+6 a
Et bercé, renversé, caressé, ballotté, 6+6 a
Je me roulais au sein de son immensité. 6+6 a
A midi, je montais sur la haute falaise 6+6 a
Pour pouvoir d'un regard l'embrasser tout à l'aise ! 6+6 a
145 A l'heure du reflux, sur son beau sable d'or, 6+6 a
Sur ses bancs de rochers je la cherchais encor, 6+6 a
Cueillant à pleines mains ses herbes vernissées, 6+6 a
Ses mousses, ses varechs, ses coquilles rosées, 6+6 a
Qui conservaient pour moi, dans quelque obscur repli, 6+6 a
150 De son beau bruit plaintif le murmure affaibli ! 6+6 a
AMAURY. en souriant
Poëte !
MARCEL
Enfin au ciel quand pointaient les étoiles, 6+6 a
Et que sortaient du port les blanchissantes voiles, 6+6 a
Je m'élançais en barque avec un vieux pêcheur, 6+6 a
Et de la pleine mer aspirant la frcheur, 6+6 a
155 Couché sur les filets au fond de la nacelle, 6+6 a
Je m'endormais au bruit de sa voix maternelle… 6+6 a
Et vous ?
AMAURY
Vous souvient-il de votre mot d'adieu ? 6+6 a
Ce fut là mon sauveur ! Comme la voix de Dieu, 6+6 a
Dans mon cœur amolli doucement il pénètre ; 6+6 a
160 Ému de votre joie et tout surpris de l'être : 6+6 a
« Cherchons d'autres douleurs, tentons d'autres bienfaits, » 6+6 a
Me dis-je ; et cependant chaque pas que je fais 6+6 a
Dans l'abîme sans fond de la misère humaine 6+6 a
Me remplit contre moi de mépris et de haine ! 6+6 a
165 « Misérable ! pleurer en face de tels pleurs ! 6+6 a
Nommer tes lâchetés du grand nom de douleurs 6+6 a
Auprès de tels martyrs ! Allons, sors de toi-même ! 6+6 a
Plains, au lieu de te plaindre ! Aime le pauvre ! aime ! aime ! » 6+6 a
Tout change ! De mon or je compris la valeur 6+6 a
170 En le faisant tomber de ma main dans la leur ! 6+6 a
Je trouvai pour calmer leurs longs cris d'anathème 6+6 a
Des mots qui consolaient le consolateur même ; 6+6 a
Et mon corps, que l'élan de mon âme emportait, 6+6 a
Vers la vie avec elle à grands pas remontait ! 6+6 a
175 Oui, leurs taudis infects remplissaient ma poitrine 6+6 a
D'un air plus sain que l'air de la vague marine ; 6+6 a
Oui, plus que le soleil, les astres, et les cieux, 6+6 a
L'éclair reconnaissant qui partait de leurs yeux 6+6 a
M'inondait tout entier de lumière et de flamme ! 6+6 a
180 Oui, près d'eux je voyais s'ouvrir devant mon âme 6+6 a
Un infini plus beau que l'infini du ciel, 6+6 a
L'infini de l'amour ! Et grâce à vous, Marcel, 6+6 a
Retrempé dans les flots d'une pure atmosphère, 6+6 a
J'aime, je suis aimé, je renais, je suis père ! 6+6 a
185 Ami, courez chercher vos enfants ! Qu'en mes bras 6+6 a
Je les unisse aux miens… courez !
MARCEL
Ils sont en bas ! 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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