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P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LFT_1/LFT244
Jean de LA FONTAINE
FABLES
1678-1694
FABLES CHOISIES MISES EN VERS
Éditions Thierry et Barbin (1678-1679) et Barbin (1694)
LIVRE XII
XXVI
LA MATRONE D’ÉPHÈSE
S’il est un conte usé, | commun, et rebattu 6+6 a
C’est celui qu’en ces Vers | j’accommode à ma guise. 6+6 b
Et pourquoi donc le choisis-tu ? 8 a
Qui t’engage à cette entreprise ? 8 b
5 N’a-t-elle point déjà | produit assez d’écrits ? 6+6 a
Quelle grâce aura ta Matrone 8 b
Au prix de celle de Pétrone ? 8 b
Comment la rendras-tu | nouvelle à nos esprits ? 6+6 a
Sans répondre aux censeurs, | car c’est chose infinie, 6+6 a
10 Voyons si dans mes Vers | je l’aurai rajeunie. 6+6 a
Dans Éphèse, il fut autrefois 8 a
Une Dame en sagesse | et vertus sans égale, 6+6 b
Et selon la commune voix 8 a
Ayant su raffiner | sur l’amour conjugale. 6+6 b
15 Il n’était bruit que d’elle | et de sa chasteté : 6+6 a
On l’allait voir par rareté : 8 a
C’était l’honneur du sexe : | heureuse sa patrie : 6+6 a
Chaque Mère à sa Bru | l’alléguait pour patron ; 6+6 b
Chaque Époux la prônait | à sa Femme chérie ; 6+6 a
20 D’elle descendent ceux | de la Prudoterie, 6+6 a
Antique et célèbre maison. 8 b
Son Mari l’aimait d’amour folle. 8 a
Il mourut. De dire comment, 8 b
Ce serait un détail frivole ; 8 a
25 Il mourut, et son testament 8 b
N’était plein que de legs | qui l’auraient consolée, 6+6 a
Si les biens réparaient | la perte d’un Mari 6+6 b
Amoureux autant que chéri. 8 b
Mainte Veuve pourtant | fait la déchevelée, 6+6 a
30 Qui n’abandonne pas | le soin du demeurant, 6+6 a
Et du bien qu’elle aura | fait le compte en pleurant. 6+6 a
Celle-ci par ses cris | mettait tout en alarme ; 6+6 a
Celle-ci faisait un vacarme, 8 a
Un bruit, et des regrets | à percer tous les cœurs ; 6+6 a
35 Bien qu’on sache qu’en ces malheurs 8 a
De quelque désespoir | qu’une âme soit atteinte, 6+6 b
La douleur est toujours | moins forte que la plainte, 6+6 b
Toujours un peu de faste | entre parmi les pleurs. 6+6 a
Chacun fit son devoir | de dire à l’affligée, 6+6 a
40 Que tout a sa mesure, | et que de tels regrets 6+6 b
Pourraient pécher par leur excès : 8 b
Chacun rendit par là | sa douleur rengregée. 6+6 a
Enfin ne voulant plus | jouir de la clarté 6+6 a
Que son Époux avait perdue, 8 b
45 Elle entre dans sa tombe, | en ferme volonté 6+6 a
D’accompagner cette ombre | aux enfers descendue. 6+6 b
Et voyez ce que peut | l’excessive amitié ; 6+6 a
(Ce mouvement aussi | va jusqu’à la folie) 6+6 b
Une Esclave en ce lieu | la suivit par pitié, 6+6 a
50 Prête à mourir de compagnie. 8 b
Prête, je m’entends bien ; | c’est-à-dire en un mot, 6+6 a
N’ayant examiné | qu’à demi ce complot, 6+6 a
Et jusques à l’effet | courageuse et hardie. 6+6 a
L’Esclave avec la Dame | avait été nourrie. 6+6 a
55 Toutes deux s’entraimaient, | et cette passion 6+6 a
Était crue avec l’âge | au cœur des deux femelles : 6+6 b
Le Monde entier à peine | eût fourni deux modèles 6+6 b
D’une telle inclination. 8 a
Comme l’Esclave avait | plus de sens que la Dame, 6+6 a
60 Elle laissa passer | les premiers mouvements, 6+6 b
Puis tâcha, mais en vain, | de remettre cette âme 6+6 a
Dans l’ordinaire train | des communs sentiments. 6+6 b
Aux consolations | la Veuve inaccessible, 6+6 a
S’appliquait seulement | à tout moyen possible 6+6 a
65 De suivre le Défunt | aux noirs et tristes lieux : 6+6 a
Le fer aurait été | le plus court et le mieux, 6+6 a
Mais la Dame voulait | paître encore ses yeux 6+6 a
Du trésor qu’enfermait la bière, 8 a
Froide dépouille, et pourtant chère. 8 a
70 C’était là le seul aliment 8 a
Qu’elle prît en ce monument. 8 a
La faim donc fut celle des portes 8 a
Qu’entre d’autres de tant de sortes, 8 a
Nôtre Veuve choisit | pour sortir d’ici-bas. 6+6 a
75 Un jour se passe, et deux | sans autre nourriture 6+6 b
Que ses profonds soupirs, | que ses fréquents hélas, 6+6 a
Qu’un inutile et long murmure, 8 b
Contre les Dieux, le sort, | et toute la nature. 6+6 b
Enfin sa douleur n’omit rien, 8 a
80 Si la douleur | doit s’exprimer si bien. 4+6 a
Encore un autre mort | faisait sa résidence 6+6 a
Non loin de ce tombeau, | mais bien différemment, 6+6 b
Car il n’avait pour monument 8 b
Que le dessous d’une potence. 8 a
85 Pour exemple aux voleurs | on l’avait là laissé. 6+6 a
Un Soldat bien récompensé 8 a
Le gardait avec vigilance. 8 a
Il était dit par Ordonnance 8 a
Que si d’autres voleurs, | un parent, un ami 6+6 a
90 L’enlevaient, le Soldat | nonchalant, endormi, 6+6 a
Remplirait aussitôt sa place. 8 a
C’était trop de sévérité ; 8 b
Mais la publique utilité 8 b
Défendait que l’on fit | au Garde aucune grâce. 6+6 a
95 Pendant la nuit il vit | aux fentes du tombeau 6+6 a
Briller quelque clarté, | spectacle assez nouveau. 6+6 a
Curieux il y court, | entend de loin la Dame 6+6 a
Remplissant l’air de ses clameurs. 8 b
Il entre, est étonné, | demande à cette femme, 6+6 a
100 Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs, 8 b
Pourquoi cette triste musique, 8 a
Pourquoi cette maison | noire et mélancolique ? 6+6 a
Occupée à ses pleurs, | à peine elle entendit 6+6 a
Toutes ces demandes frivoles, 8 b
105 Le mort pour elle y répondit ; 8 a
Cet objet sans autres paroles 8 b
Disait assez par quel malheur 8 a
La Dame s’enterrait | ainsi toute vivante. 6+6 b
Nous avons fait serment, | ajouta la Suivante, 6+6 b
110 De nous laisser mourir | de faim et de douleur. 6+6 a
Encor que le Soldat | fût mauvais Orateur, 6+6 a
Il leur fit concevoir | ce que c’est que la vie. 6+6 a
La Dame cette fois | eut de l’attention ; 6+6 b
Et déjà l’autre passion 8 b
115 Se trouvait un peu ralentie. 8 a
Le temps avait agi. | Si la foi du serment, 6+6 a
Poursuivit le Soldat, | vous défend l’aliment, 6+6 a
Voyez-moi manger seulement, 8 a
Vous n’en mourrez pas moins. | Un tel tempérament 6+6 a
120 Ne déplut pas aux deux femelles. 8 a
Conclusion qu’il obtint d’elles 8 a
Une permission | d’apporter son souper ; 6+6 a
Ce qu’il fit ; et l’Esclave | eut le cœur fort tenté 6+6 a
De renoncer dès lors | à la cruelle envie 6+6 a
125 De tenir au mort compagnie. 8 a
Madame, ce dit-elle, | un penser m’est venu : 6+6 a
Qu’importe à votre Époux | que vous cessiez de vivre ? 6+6 b
Croyez-vous que lui-même | il fût homme à vous suivre, 6+6 b
Si par votre trépas | vous l’aviez prévenu ? 6+6 a
130 Non Madame, il voudrait | achever sa carrière. 6+6 a
La nôtre sera longue | encor si nous voulons. 6+6 b
Se faut-il à vingt ans | enfermer dans la bière ? 6+6 a
Nous aurons tout loisir | d’habiter ces maisons. 6+6 b
On ne meurt que trop tôt ; | qui nous presse ? attendons ; 6+6 b
135 Quant à moi je voudrais | ne mourir que ridée. 6+6 a
Voulez-vous emporter | vos appas chez les morts ? 6+6 b
Que vous servira-t-il | d’en être regardée ? 6+6 a
Tantôt en voyant les trésors 8 b
Dont le Ciel prit plaisir | d’orner votre visage, 6+6 a
140 Je disais, hélas ! c’est dommage, 8 a
Nous-mêmes nous allons | enterrer tout cela. 6+6 a
À ce discours flatteur | la Dame s’éveilla. 6+6 a
Le Dieu qui fait aimer | prit son temps ; il tira 6+6 a
Deux traits de son carquois ; | de l’un il entama 6+6 a
145 Le Soldat jusqu’au vif ; | l’autre effleura la Dame : 6+6 a
Jeune et belle elle avait | sous ses pleurs de l’éclat, 6+6 b
Et des gens de goût délicat 8 b
Auraient bien pu l’aimer, | et même étant leur femme 6+6 a
Le Garde en fut épris : | les pleurs et la pitié, 6+6 a
150 Sorte d’amour ayant ses charmes, 8 b
Tout y fit : une belle | alors qu’elle est en larmes 6+6 b
En est plus belle de moitié. 8 a
Voilà donc notre Veuve | écoutant la louange, 6+6 a
Poison qui de l’amour | est le premier degré ; 6+6 b
155 La voilà qui trouve à son gré 8 b
Celui qui le lui donne ; | il fait tant qu’elle mange, 6+6 a
Il fait tant que de plaire, | et se rend en effet 6+6 a
Plus digne d’être aimé | que le mort le mieux fait. 6+6 a
Il fait tant enfin qu’elle change ; 8 a
160 Et toujours par degrés, | comme l’on peut penser : 6+6 b
De l’un à l’autre il fait | cette femme passer ; 6+6 b
Je ne le trouve pas étrange : 8 a
Elle écoute un Amant, | elle en fait un Mari ; 6+6 a
Le tout au nez du mort | qu’elle avait tant chéri. 6+6 a
165 Pendant cet hyménée | un voleur se hasarde 6+6 a
D’enlever le dépôt | commis aux soins du Garde. 6+6 a
Il en entend le bruit ; | il y court à grands pas ; 6+6 a
Mais en vain, la chose était faite. 8 b
Il revient au tombeau | conter son embarras, 6+6 a
170 Ne sachant où trouver retraite. 8 b
L’Esclave alors lui dit | le voyant éperdu : 6+6 a
L’on vous a pris votre pendu ? 8 a
Les Lois ne vous feront, | dites-vous, nulle grâce ? 6+6 a
Si Madame y consent | j’y remédîrai bien. 6+6 b
175 Mettons nôtre mort en la place, 8 a
Les passants n’y connaîtront rien. 8 b
La Dame y consentit. | Ô volages femelles ! 6+6 a
La femme est toujours femme ; | il en est qui sont belles, 6+6 a
Il en est qui ne le sont pas. 8 b
180 S’il en était d’assez fidèles, 8 a
Elles auraient assez d’appas. 8 b
Prudes vous vous devez | défier de vos forces. 6+6 a
Ne vous vantez de rien. | Si votre intention 6+6 b
Est de résister aux amorces, 8 a
185 La nôtre est bonne aussi ; | mais l’exécution 6+6 b
Nous trompe également ; | témoin cette Matrone. 6+6 a
Et n’en déplaise au bon Pétrone, 8 a
Ce n’était pas un fait | tellement merveilleux, 6+6 a
Qu’il en dût proposer | l’exemple à nos neveux. 6+6 a
190 Cette Veuve n’eut tort | qu’au bruit qu’on lui vit faire, 6+6 a
Qu’au dessein de mourir | mal conçû, mal formé ; 6+6 b
Car de mettre au patibulaire, 8 a
Le corps d’un mari tant aimé, 8 b
Ce n’était pas peut-être | une si grande affaire. 6+6 a
195 Cela lui sauvait l’autre ; | et tout considéré, 6+6 a
Mieux vaut Goujat debout, | qu’Empereur enterré. 6+6 a
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