Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
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F = "e" féminin
| = césure
LEC_3/LEC190
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES ANTIQUES
1852
Hypatie et Cyrille
SCÈNE I
Hypatie, La nourrice.
La nourrice
Ô mon enfant, un trouble immense est dans la ville. 6+6 a
De toute part, roulant comme une écume vile, 6+6 a
Sous leur barbe hideuse et leur robe en lambeaux, 6+6 b
Les hommes du désert sortent de leurs tombeaux. 6+6 b
5 Hachés de coups de fouet, saignants fangeux, farouches, 6+6 a
Pleins de haine, ton nom, ma fille, est dans leurs bouches. 6+6 a
Reste ! Ne quitte pas la tranquille maison 6+6 b
Où mes bras t'ont bercée en ta jeune saison, 6+6 b
Où mon lait bienheureux t'a sauvée et nourrie, 6+6 a
10 Où j'ai vu croître au jour ton enfance fleurie, 6+6 a
Où ton père, ô chère âme, éloquent et pieux, 6+6 b
Dans un dernier baiser t'a confiée aux dieux ! 6+6 b
Hypatie
Nourrice, calme-toi. Cette terreur est vaine : 6+6 a
Je n'ai point méri la colère et la haine. 6+6 a
15 Quel mal ai-je donc fait ? Ma vie est sans remord. 6+6 b
Les moines du désert, dis-tu, veulent ma mort ? 6+6 b
Je ne les connais point, ils m'ignorent de même, 6+6 a
Et de fausses rumeurs troublent ton cœur qui m'aime. 6+6 a
La nourrice
Non ! J'ai trop entendu leurs cris barbares ! Non, 6+6 b
20 Je ne m'abuse point. Tous maudissent ton nom. 6+6 b
Leur âme est furieuse, et leur face enflammée. 6+6 a
Ils te déchireront, ma fille bien aimée, 6+6 a
Ces monstres en haillons, pareils aux animaux 6+6 b
Impurs, qui vont toujours prophétisant les maux, 6+6 b
25 Qui, rongés de désirs et consumés d'envie, 6+6 a
Blasphèment la beauté, la lumière et la vie ! 6+6 a
Demeure, saine et sauve, à l'ombre du foyer. 6+6 b
Hypatie
J'ai dans ma conscience un plus sûr bouclier. 6+6 b
Le peuple bienveillant m'attend sous le portique 6+6 a
30 Où ma voix le rappelle à la sagesse antique. 6+6 a
J'irai, chère nourrice ; et, bien avant le soir, 6+6 b
Tu reverras ta fille ayant fait son devoir. 6+6 b
La nourrice
Je te supplie, enfant, par ta vie et la mienne ! 6+6 a
SCÈNE II
Hypatie, La nourrice, L'acolyte.
L'acolyte
Femme, Cyrille, évêque, est sur ton seuil.
Hypatie
Qu'il vienne ! 6+6 a
SCÈNE III
Les mêmes, Cyrille
Cyrille
35 J'ai voulu te parler, t'entendre sans témoins ; 6+6 b
Tes propres intérêts ne demandaient pas moins. 6+6 b
On vante tes vertus ; s'il en est dans les âmes 6+6 a
Que Dieu n'éclaire point encore de ses flammes ! 6+6 a
J'y veux croire, et je viens, non comme un ennemi, 6+6 b
40 Dans un esprit de haine, à te nuire affermi, 6+6 b
Mais en père affli qui conseille sa fille 6+6 a
Et la veut ramener au foyer de famille. 6+6 a
C'est un devoir, non moins qu'un droit ; et j'ai compté 6+6 b
Que tu me répondrais avec sincérité. 6+6 b
45 Par un siècle d'orage et par des temps funestes 6+6 a
Où le ciel ne rend plus ses signes manifestes, 6+6 a
J'ai vécu, j'ai blanchi sous mon fardeau sacré ; 6+6 b
Heureux si, près d'atteindre au terme désiré, 6+6 b
Je versais dans ton sein la lumière et la vie ! 6+6 a
50 Ma fille, éveille-toi, le seigneur te convie. 6+6 a
Tes dieux sont morts, leur culte impur est rejeté : 6+6 b
Confesse enfin l'unique et sainte vérité. 6+6 b
Hypatie
Mon père a bien ju du respect qui m'anime, 6+6 a
Et je révère en lui sa fonction sublime ; 6+6 a
55 Mais c'est me témoigner un intérêt trop grand, 6+6 b
Et ce discours me touche autant qu'il me surprend. 6+6 b
Par le seul souvenir des divines idées 6+6 a
Vers l'unique idéal les âmes sont guidées : 6+6 a
Je n'ai point oublié Timée et le Phédon ; 6+6 b
60 Jean n'a-t-il point parlé comme autrefois Platon ? 6+6 b
Les mots diffèrent peu, le sens est bien le même. 6+6 a
Nous confessons tous deux l'espérance suprême, 6+6 a
Et le dieu de Cyrille, en mon cœur respecté, 6+6 b
Comme l'abeille attique, a dit la vérité. 6+6 b
Cyrille
65 Confondre de tels noms est blasphème ou démence : 6+6 a
Mais tant d'aveuglement est digne de clémence. 6+6 a
Non ! Le dieu que j'adore et qui d'un sang divin 6+6 b
De l'antique péché lava le genre humain, 6+6 b
Femme, n'a point parlé comme, aux siècles profanes, 6+6 a
70 Les sophistes païens couchés sous les platanes ; 6+6 a
Et si quelque clarté dans leur nuit sombre a lui, 6+6 b
L'immuable lumière éclate seule en lui ! 6+6 b
Il est venu ; des voix l'annonçaient d'âge en âge ; 6+6 a
La sagesse et l'amour ont marqué son passage ; 6+6 a
75 Il a vaincu la mort, et, pour de nouveaux cieux, 6+6 b
Purifié le cœur d'un monde déjà vieux, 6+6 b
D'un souffle bala des siècles de souillures, 6+6 a
Chassé de leurs autels les puissances impures, 6+6 a
Et rendu sans retour par son oblation 6+6 b
80 La force avec la vie à toute nation ! 6+6 b
Parle ! De œuvre humaine est-ce le caractère ? 6+6 a
Compare au Christ sauveur les sages de la terre 6+6 a
Et mesure leur gloire à son humilité. 6+6 b
Hypatie
Ce serait prendre un soin trop plein de vanité. 6+6 b
85 Toute vertu sans doute a droit à nos hommages, 6+6 a
Et c'est toujours un dieu qui parle dans les sages. 6+6 a
Je rends ce que je dois au prophète inspiré, 6+6 b
Et comme à toi, mon père, il m'est aussi sacré ; 6+6 b
Mais sache dispenser une justice égale, 6+6 a
90 Et de ton maître aux miens marque mieux l'intervalle. 6+6 a
Sois équitable enfin. Que nous reproches-tu ? 6+6 b
Ne veillons-nous pas seuls près d'un temple abattu, 6+6 b
Sur des tombeaux divins qu'on brise et qu'on insulte ? 6+6 a
Prêtres d'un ciel muet, naufragés d'un grand culte, 6+6 a
95 Héritiers incertains d'un antique trésor, 6+6 b
Sans force et dispersés, que te faut-il encor ? 6+6 b
Oui, les temps sont mauvais, non pas pour ton église, 6+6 a
Mon père, mais pour nous que ton orgueil méprise, 6+6 a
Pour nous qui n'enseignons, dans notre abaissement, 6+6 b
100 Que l'étude, la paix et le recueillement. 6+6 b
Tourne au passé tes yeux ; rappelle en ta mémoire 6+6 a
Les destins accomplis aux jours de notre gloire. 6+6 a
Nos dieux n'étaient-ils donc qu'un rêve ? Ont-ils menti ? 6+6 b
Vois quel monde immortel de leurs mains est sorti, 6+6 b
105 Ce symbole vivant, harmonieux ouvrage 6+6 a
Marqué de leur génie et fait à leur image, 6+6 a
Vénérable à jamais, et qu'ils n'ont enfan 6+6 b
Que pour s'épanouir dans l'ordre et la clarté ! 6+6 b
Quoi ! Ce passé si beau ne serait-il qu'un songe, 6+6 a
110 Un vrai spectre ani d'un esprit de mensonge, 6+6 a
Une erreur séculaire où nous nous complaisons ? 6+6 b
Mais vous en balbutiez la langue et les leçons, 6+6 b
Et j'entends, comme aux jours d'Homère et de Virgile, 6+6 a
Les sons qui m'ont bercée expliquer l'évangile ! 6+6 a
115 Ah ! Dans l'écho qui vient du passé glorieux 6+6 b
Écoute-les, Cyrille, et tu comprendras mieux. 6+6 b
Écoute, au bord des mers, au sommet des collines, 6+6 a
Sonner les rythmes d'or sur des lèvres divines, 6+6 a
Et le marbre éloquent, dans les blancs parthénons, 6+6 b
120 Des artistes pieux éterniser les noms. 6+6 b
Regarde, sous l'azur qu'un seul siècle illumine, 6+6 a
Des îles d'Ionie aux flots de Salamine, 6+6 a
L'amour de la patrie et de la liberté 6+6 b
Triompher sur l'autel de la sainte beauté ; 6+6 b
125 Dans l'austère repos des foyers domestiques 6+6 a
Les grands législateurs régler les républiques, 6+6 a
Et les sages, du vrai frayant l'âpre chemin, 6+6 b
De sa propre grandeur saisir l'esprit humain ! 6+6 b
Tu peux nier nos dieux ou leur jeter l'outrage, 6+6 a
130 Mais de leur livre écrit déchirer cette page, 6+6 a
Coucher notre soleil parmi les astres morts… 6+6 b
Va ! La tâche est sans terme et rit de tes efforts ! 6+6 b
Non ! Ô dieux protecteurs, ô dieux d'Hellas ma mère, 6+6 a
Que sur le pavé d'or chanta le vieil Homère, 6+6 a
135 Vous qui vivez toujours, mais qui vous êtes tus, 6+6 b
Je ne vous maudis pas, ô forces et vertus, 6+6 b
Qui suffisiez jadis aux races magnanimes, 6+6 a
Et je vous reconnais à vos œuvres sublimes ! 6+6 a
Cyrille
C'est bien ! Reconnais-les aux fruits qu'ils ont portés, 6+6 b
140 Ces démons de l'enfer sous d'autres noms chantés, 6+6 b
Qui, d'un poison secret infectant l'âme entière, 6+6 a
Ont voulu l'étouffer dans l'immonde matière, 6+6 a
Et sous la robe d'or d'une vaine beau 6+6 b
Ont caché le néant de l'impudicité. 6+6 b
145 Quand les peuples nourris en de telles doctrines, 6+6 a
Comme des troncs séchés jusque dans leurs racines, 6+6 a
Florissants au dehors, mais la mort dans le cœur, 6+6 b
Tombent en cendre avant le coup du fer vengeur ; 6+6 b
Quand Rome, succédant à la Grèce asservie, 6+6 a
150 De sang, de voluptés terribles assouvie, 6+6 a
Faisant mentir enfin l'oracle sibyllin, 6+6 b
Dans sa propre fureur se déchire le sein, 6+6 b
S'effraie aux mille cris de vengeance et de haine 6+6 a
D'un monde révolté qui va briser sa chaîne, 6+6 a
155 Et, d'un destin fatal précipitant le cours, 6+6 b
Dans ses temples muets blasphème ses dieux sourds ; 6+6 b
Enfant, prête l'oreille, interroge la nue ; 6+6 a
Dis-moi ce que ta gloire antique est devenue ! 6+6 a
Ou plutôt, vois, parmi l'essaim des noirs corbeaux, 6+6 b
160 La torche du barbare errer sur vos tombeaux ; 6+6 b
Et, repoussant du pied la bacchante avilie, 6+6 a
Couchée, ivre et banale, au sein de l'Italie, 6+6 a
Le grand Cæsar chrétien abriter à la fois 6+6 b
Et l'empire et Byzance à l'ombre de la croix ! 6+6 b
165 Jours du premier triomphe où, comme une bannière, 6+6 a
Le sacré labarum flotta dans la lumière ! 6+6 a
Puis, quand un voile épais semble obscurcir le ciel 6+6 b
Et qu'il faut boire encore à la coupe de fiel, 6+6 b
Vois Julien, faisant de la pourpre un suaire, 6+6 a
170 Ranimer un instant ses dieux dans l'ossuaire, 6+6 a
Railler le Christ sauveur, et, comme un insensé, 6+6 b
Refouler l'avenir débordant le passé, 6+6 b
Offrir un encens vil aux idoles infâmes, 6+6 a
L'or à l'apostasie et des pièges aux âmes, 6+6 a
175 Mais bientôt, de son crime avorté convaincu, 6+6 b
Crier : — Galiléen ! Je meurs et suis vaincu ! — 6+6 b
Et maintenant, regarde, au sein de la tourmente, 6+6 a
L'humanité livrée à la mer écumante ; 6+6 a
Apprends-moi dans quel lit assez profond pour lui 6+6 b
180 Enfermer ce torrent qui déborde aujourd'hui 6+6 b
Et qui, de jour en jour plus furieux sans doute, 6+6 a
Pour trouver son niveau voudra creuser sa route : 6+6 a
Vaste bouillonnement de désirs, d'intérêts, 6+6 b
D'avide convoitise et de sombres regrets ; 6+6 b
185 Peuples vieillis flottant au milieu du naufrage, 6+6 a
Et jeunes nations surgissant d'un orage, 6+6 a
Sans force d'une part et d'autre part sans frein, 6+6 b
Qui roulent au hasard comme un déluge humain. 6+6 b
Comment briseras-tu ce flot irrésistible ? 6+6 a
190 Où marques-tu le terme à sa course terrible ? 6+6 a
Et le mèneras-tu, par des sentiers choisis, 6+6 b
Du jardin de Platon aux parvis d'Éleusis ? 6+6 b
Ma fille, un nouveau lit s'ouvre au courant de l'onde, 6+6 a
Un nouveau jour se lève à l'horizon du monde, 6+6 a
195 Et le sang de mon dieu cimente parmi nous 6+6 b
Le seul temple assez grand pour nous contenir tous. 6+6 b
Là, dans un même élan d'espérances communes, 6+6 a
L'homme méditera de plus hautes fortunes : 6+6 a
La paix, la liberté, le ciel à conquérir 6+6 b
200 Feront un saint devoir de vivre et de mourir, 6+6 b
Et les siècles verront, pleins de joie infinie, 6+6 a
La famille terrestre à son dieu réunie ! 6+6 a
Hypatie
Va ! Ne mesure point ta force à nos revers 6+6 b
Je sais à quel désastre assiste l'univers. 6+6 b
205 Le noble Julien, succombant à la peine, 6+6 a
M'instruit à confesser son espérance vaine ; 6+6 a
Ce que Cæsar tenta, je ne l'ai point rêvé. 6+6 b
Contre ses dieux trahis ce monde est soulevé ; 6+6 b
Le présent, l'avenir, la puissance et la vie 6+6 a
210 Sont à vous, je le sais, et la mort nous convie. 6+6 a
Mais jusqu'à la fureur pourquoi vous emporter ? 6+6 b
Jusque dans nos tombeaux pourquoi nous insulter ? 6+6 b
Que craignez-vous des morts, vous de qui les mains pures 6+6 a
S'élèvent vers le ciel vierges de nos souillures, 6+6 a
215 Et qui, seuls, dites-vous, êtes prédestinés 6+6 b
À donner la sagesse aux peuples nouveau-nés ? 6+6 b
Efforcez-vous, plutôt que nous jeter l'outrage, 6+6 a
De chasser de vos cœurs la discorde sauvage, 6+6 a
Et s'il est vrai qu'un dieu vous guide, soyez doux, 6+6 b
220 Cléments et fraternels, et valez mieux que nous. 6+6 b
Regarde ! Tout l'empire est plein de vos querelles. 6+6 a
Quel jour ne voit germer quelques sectes nouvelles, 6+6 a
Depuis que Constantin, depuis bientôt cent ans, 6+6 b
Dans Nicée assembla vos pères triomphants 6+6 b
225 Qui, du temple nouveau pour mieux asseoir la base, 6+6 a
Contraignirent le monde à la foi d'Athanase ? 6+6 a
Vains efforts ! Car l'ardeur de vos dissensions 6+6 b
N'a cessé de troubler le cœur des nations. 6+6 b
Que la pourpre proscrive ou cache l'hérésie, 6+6 a
230 Portant dans vos débats la même frénésie 6+6 a
Et par la controverse à la haine poussés, 6+6 b
Au nom du même dieu tous vous vous maudissez ! 6+6 b
Où sont la paix, l'amour, qu'enseignent vos églises ? 6+6 a
Sont-ce là les leçons à l'univers promises ? 6+6 a
235 Et veux-tu qu'infidèle au culte des aïeux, 6+6 b
Je prenne aveuglément vos passions pour dieux ? 6+6 b
Cyrille, écoute-moi. Demain, dans mille années, 6+6 a
Dans vingt siècles, — Qu'importe au cours des destinées ! — 6+6 a
L'homme étouffé par vous enfin se dressera : 6+6 b
240 Le temps vous fera croître et le temps vous tuera : 6+6 b
Et, comme toute chose humaine et périssable, 6+6 a
Votre œuvre ira dormir dans l'ombre irrévocable ! 6+6 a
Cyrille
Qu'en sais-tu ? D'où te vient cette présomption 6+6 b
D'oser pousser au ciel ta malédiction ? 6+6 b
245 Quoi ! L'église que Dieu pour sa gloire a fondée, 6+6 a
Du sang des saints martyrs encor tout inondée, 6+6 a
Comme un phare éclatant dans le naufrage humain, 6+6 b
Si tu ne l'applaudis, va s'écrouler demain ! 6+6 b
Tu braves à ce point l'éternelle justice ! 6+6 a
250 Tremble qu'elle n'éclate et ne t'anéantisse… 6+6 a
Mais je m'oublie ! Et Dieu, qui parle par ma voix, 6+6 b
Daigne encor t'avertir une dernière fois. 6+6 b
Femme ! Si nous offrons en spectacle à nos frères 6+6 a
La barque de l'apôtre en proie aux vents contraires, 6+6 a
255 Touchant à peine au port, et, comme aux premiers jours, 6+6 b
Lancée en haute mer pour y lutter toujours ; 6+6 b
Si la victoire même a produit un mal pire 6+6 a
Par la contagion des vices de l'empire ; 6+6 a
Si l'hérésie enfin, mensonge renaissant, 6+6 b
260 Souille notre triomphe en nous désunissant, 6+6 b
Et, germe de colère autant que de ruine, 6+6 a
Livre au caprice humain la parole divine ; 6+6 a
Si trop d'ardeur nous pousse à trop de liberté, 6+6 b
Ne t'en réjouis point dans ta malignité : 6+6 b
265 Nos passions du moins sont d'un ordre sublime ! 6+6 a
Nous combattons en nous les esprits de l'abîme, 6+6 a
Et nous voulons forger avec des mains en feu 6+6 b
La sereine uni de nos âmes en Dieu ! 6+6 b
Qu'importe tout un siècle écoulé dans l'orage, 6+6 a
270 Si l'arche du refuge est intacte et surnage, 6+6 a
Si, durant la tempête, un souffle furieux 6+6 b
S'envole au port divin et nous y conduit mieux ! 6+6 b
Comme Pierre, jadis, qui s'effraie et chancelle, 6+6 a
Sur les flots soulevés le seigneur nous appelle ; 6+6 a
275 Mais, si dans sa clémence il nous prend en merci, 6+6 b
Où l'apôtre a marché nous marcherons aussi ; 6+6 b
Et ce miracle saint, quand la foi le contemple, 6+6 a
Du triomphe promis est l'image et l'exemple. 6+6 a
Entends, ouvre les yeux, ma fille, et suis nos pas. 6+6 b
280 C'est le néant qui s'ouvre à qui n'espère pas ! 6+6 b
Y dormir à jamais, est-ce là ton envie ? 6+6 a
Adores-tu les morts ? As-tu peur de la vie ? 6+6 a
Tes dieux sont en poussière aux pieds du Christ vainqueur ! 6+6 b
Hypatie
Ne le crois pas, Cyrille ! Ils vivent dans mon cœur, 6+6 b
285 Non tels que tu les vois, vêtus de formes vaines, 6+6 a
Subissant dans le ciel les passions humaines, 6+6 a
Adorés du vulgaire et dignes de mépris ; 6+6 b
Mais tels que les ont vus de sublimes esprits : 6+6 b
Dans l'espace étoi n'ayant point de demeures, 6+6 a
290 Forces de l'univers, vertus intérieures, 6+6 a
De la terre et du ciel concours harmonieux 6+6 b
Qui charme la pensée et l'oreille et les yeux, 6+6 b
Et qui donne, idéal aux sages accessible, 6+6 a
À la beauté de l'âme une splendeur visible. 6+6 a
295 Tels sont mes dieux ! Qu'un siècle ingrat s'écarte d'eux, 6+6 b
Je ne les puis trahir puisqu'ils sont malheureux. 6+6 b
Je le sens, je le sais : voici les heures sombres, 6+6 a
Les jours marqués dans l'ordre impérieux des nombres. 6+6 a
Aveugle à notre gloire et prodigue d'affronts, 6+6 b
300 Le temps injurieux découronne nos fronts ; 6+6 b
Et, dans l'orgueil récent de sa haute fortune, 6+6 a
L'avenir n'entend plus la voix qui l'importune. 6+6 a
Ô rois harmonieux, chefs de l'esprit humain, 6+6 b
Vous qui portiez la lyre et la balance en main, 6+6 b
305 Il est venu, celui qu'annonçaient vos présages, 6+6 a
Celui que contenaient les visions des sages, 6+6 a
L'expiateur promis dont Eschyle a parlé ! 6+6 b
Au sortir du sépulcre et de sang maculé, 6+6 b
L'arbre de son supplice à l'épaule, il se lève ; 6+6 a
310 Il offre à l'univers ou sa croix ou le glaive, 6+6 a
Il venge le barbare écarté des autels, 6+6 b
Et jonche vos parvis de membres immortels ! 6+6 b
Mais je garantirai des atteintes grossières 6+6 a
Jusqu'au dernier soupir vos pieuses poussières, 6+6 a
315 Heureuse si, planant sur les jours à venir, 6+6 b
Votre immortali sauve mon souvenir. 6+6 b
Salut, ô rois d'Hellas !Adieu, noble Cyrille ! 6+6 a
Cyrille
Abjure tes erreurs, ô malheureuse fille, 6+6 a
Le dieux jaloux t'écoute ! Ô triste aveuglement ! 6+6 b
320 Je m'indigne et gémis en un même moment. 6+6 b
Mais puisque tu ne veux ni croire ni comprendre 6+6 a
Et refuses la main que je venais te rendre, 6+6 a
Que ton cœur s'endurcit dans un esprit mauvais, 6+6 b
C'en est assez ! J'ai fait plus que je ne devais. 6+6 b
325 Un dernier mot encor : — N'enfreins pas ma défense ; 6+6 a
Une ombre de salut te reste : — Le silence. 6+6 a
Dieu seul te jugera, s'il ne l'a déjà fait ; 6+6 b
Sa colère est sur toi ; n'en hâte point l'effet. 6+6 b
Hypatie
Je ne puis oublier, en un silence lâche, 6+6 a
330 Le soin de mon honneur et ma suprême tâche, 6+6 a
Celle de confesser librement sous les cieux 6+6 b
Le beau, le vrai, le bien, qu'ont révélés les dieux. 6+6 b
Depuis deux jours déjà, comme une écume vile, 6+6 a
Les moines du désert abondent dans la ville, 6+6 a
335 Pieds nus, la barbe inculte et les cheveux souillés, 6+6 b
Tout maigris par le jeûne, et du soleil brûlés. 6+6 b
On prétend qu'un projet sinistre et fanatique 6+6 a
Amène parmi nous cette horde extatique. 6+6 a
C'est bien. Je sais mourir, et suis fière du choix 6+6 b
340 Dont m'honorent les dieux une dernière fois. 6+6 b
Cependant je rends grâce à ta sollicitude 6+6 a
Et n'attends plus de toi qu'un peu de solitude. 6+6 a
Cyrille et l'acolyte sortent.
SCÈNE IV
Hypatie, La nourrice.
La nourrice
Mon enfant, tu le vois, toi-même en fais l'aveu : 6+6 b
Tu vas mourir !
Hypatie
Je vais être immortelle. Adieu ! 6+6 b
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