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| = césure
LEC_3/LEC171
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES ANTIQUES
1852
La Vision de Brahma
Tandis qu'enveloppé des ténèbres premières, 6+6 a
Brahma cherchait en soi l'origine et la fin, 6+6 b
La mâyâ le couvrit de son réseau divin, 6+6 b
Et son cœur sombre et froid se fondit en lumières. 6+6 a
5 Aux pics du Kaîlaça, d'où l'eau vive et le miel 6+6 a
Filtrent des verts figuiers et des rouges érables, 6+6 b
D'où le saint fleuve verse en courbes immuables 6+6 b
Ses cascades de neige à travers l'arc-en-ciel ; 6+6 a
Parmi les coqs guerriers, les paons aux belles queues, 6+6 a
10 L'essaim des Apsaras qui bondissaient en chœur, 6+6 b
Et le vol des esprits bercés dans leur langueur, 6+6 b
Et les riches oiseaux lissant leurs plumes bleues ; 6+6 a
Sur sa couche semblable à l'écume du lait, 6+6 a
Il vit celui que nul n'a vu, l'âme des âmes, 6+6 b
15 Tel qu'un frais nymphéa dans une mer de flammes 6+6 b
D'où l'être en millions de formes ruisselait : 6+6 a
Hâri, le réservoir des inertes délices, 6+6 a
Dont le beau corps nageait dans un rayonnement, 6+6 b
Qui méditait le monde, et croisait mollement 6+6 b
20 Comme deux palmiers d'or ses vénérables cuisses. 6+6 a
De son parasol rose en guirlandes flottaient 6+6 a
Des perles et des fleurs parmi ses tresses brunes, 6+6 b
Et deux cygnes, brillants comme deux pleines lunes, 6+6 b
Respectueusement de l'aile l'éventaient. 6+6 a
25 Sur sa lèvre écarlate, ainsi que des abeilles, 6+6 a
Bourdonnaient les védas, ivres de son amour ; 6+6 b
Sa gloire ornait son col et flamboyait autour ; 6+6 b
Des blocs de diamant pendaient à ses oreilles. 6+6 a
À ses reins verdoyaient des forêts de bambous ; 6+6 a
30 Des lacs étincelaient dans ses paumes fécondes ; 6+6 b
Son souffle égal et pur faisait rouler les mondes 6+6 b
Qui jaillissaient de lui pour s'y replonger tous. 6+6 a
Un Açvatha touffu l'abritait de ses palmes ; 6+6 a
Et, dans la bienheureuse et sainte inaction, 6+6 b
35 Il se réjouissait de sa perfection, 6+6 b
Immobile, les yeux resplendissants, mais calmes. 6+6 a
Oh ! Qu'il était aimable à voir, l'être parfait, 6+6 a
Le dieu jeune, embelli d'inexprimables charmes, 6+6 b
Celui qui ne connaît les désirs ni les larmes, 6+6 b
40 Par qui l'insatiable est enfin satisfait ! 6+6 a
Comme deux océans, troubles pour les profanes, 6+6 a
Mais, pour les cœurs pieux, miroirs de pureté, 6+6 b
Abîmes de repos et de sérénité, 6+6 b
Que ses yeux étaient doux, qu'ils étaient diaphanes ! 6+6 a
45 À son ombre, le sein parfumé de çantal, 6+6 a
Mille vierges, au fond de l'étang circulaire, 6+6 b
Semblaient, à travers l'onde inviolée et claire, 6+6 b
Des colombes d'argent dans un nid de cristal. 6+6 a
De bleus rayons baignaient leurs paupières mi-closes ; 6+6 a
50 Leurs bras polis tintaient sous des clochettes d'or ; 6+6 b
Et leurs cheveux couvraient d'un souple et noir trésor 6+6 b
La neige de leur gorge où rougissaient des roses. 6+6 a
Dans l'onde où le lotus primitif a fleuri, 6+6 a
Assises sur le sable aux luisantes coquilles, 6+6 b
55 Telles apparaissaient ces mille belles filles, 6+6 b
Frais et jeunes reflets du suprême Hâri. 6+6 a
À la droite du dieu, penché sur ses cavales, 6+6 a
L'ardent archer faisait sonner le plein carquois ; 6+6 b
Et l'aurore guidait du bout de ses beaux doigts 6+6 b
60 L'attelage aux grands yeux, aux poils roses et pâles. 6+6 a
À gauche, un géant pourpre et sinistre, portant 6+6 a
Des crânes chevelus en ceinture à ses hanches, 6+6 b
L'œil creux, triste, affamé, grinçant de ses dents blanches, 6+6 b
Broyait et dévorait l'univers palpitant. 6+6 a
65 Sous les pieds de Hâri, la mer, des vents battue, 6+6 a
Gonflait sa houle immense et secouait les monts, 6+6 b
Remuant à grand bruit ses forêts de limons 6+6 b
Sur le dos âpre et dur de l'antique tortue. 6+6 a
Et la terre étalait ses végétations 6+6 a
70 Où tigres et pythons poursuivaient les gazelles, 6+6 b
Et ses mille cités où les races mortelles 6+6 b
Germaient, mêlant le rire aux lamentations. 6+6 a
Mais Brahma, dès qu'il vit l'être-principe en face, 6+6 a
Sentit comme une force irrésistible en lui, 6+6 b
75 Et la concavité de son crâne ébloui 6+6 b
Reculer, se distendre, et contenir l'espace. 6+6 a
Les constellations jaillirent de ses yeux ; 6+6 a
Son souffle condensa le monceau des nuées ; 6+6 b
Il entendit monter les sèves déchaînées 6+6 b
80 Et croître dans son sein l'océan furieux. 6+6 a
Sagesse et passions, vertus, vices des hommes, 6+6 a
Désirs, haines, amours, maux et félicité, 6+6 b
Tout rugit et chanta dans son cœur agité : 6+6 b
Il ne dit plus : je suis ! Mais il pensa : nous sommes ! 6+6 a
85 Ainsi, devant le roi des monts Kalatçalas, 6+6 a
Qui fait s'épanouir les mondes sur sa tige, 6+6 b
Brahma crut, dilaté par l'immense vertige, 6+6 b
Que son cerveau divin se brisait en éclats. 6+6 a
Puis, abaissant les yeux, il dit : — Maître des maîtres, 6+6 a
90 Dont la force est interne et sans borne à la fois, 6+6 b
Je ne puis concevoir, en sa cause et ses lois, 6+6 b
Le cours tumultueux des choses et des êtres. 6+6 a
S'il n'est rien, sinon toi, Hâri, suprême dieu ! 6+6 a
Si l'univers vivant en toi germe et respire ; 6+6 b
95 Si rien sur ton essence unique n'a d'empire, 6+6 b
L'action, ni l'état, ni le temps, ni le lieu ; 6+6 a
D'où vient qu'aux cieux troublés ta force se déchaîne ? 6+6 a
D'où vient qu'elle bondisse et hurle avec les flots ? 6+6 b
D'où vient que, remplissant la terre de sanglots, 6+6 b
100 Tu souffres, ô mon maître, au sein de l'âme humaine ? 6+6 a
Et moi, moi qui, durant mille siècles, plongé 6+6 a
Comme un songe mauvais dans la nuit primitive, 6+6 b
Porte un doute cuisant que le désir ravive, 6+6 b
Ce mal muet toujours, toujours interrogé ; 6+6 a
105 Qui suis-je ? Réponds-moi, raison des origines ! 6+6 a
Suis-je l'âme d'un monde errant par l'infini, 6+6 b
Ou quelque antique orgueil, de ses actes puni, 6+6 b
Qui ne peut remonter à ses sources divines ? 6+6 a
C'est en vain qu'explorant mon cœur de toutes parts, 6+6 a
110 J'excite une étincelle en sa cavité sombre 6+6 b
Mais je pressens la fin des épreuves sans nombre, 6+6 b
Puisque ta vision éclate à mes regards. 6+6 a
Change en un miel divin mon immense amertume ; 6+6 a
Parle, fixe à jamais mes vœux irrésolus, 6+6 b
115 Afin que je m'oublie et que je ne sois plus, 6+6 b
Et que la vérité m'absorbe et me consume. — 6+6 a
Il se tut, et l'esprit suprême, l'être pur, 6+6 a
Fixa sur lui ses yeux d'où naissent les aurores ; 6+6 b
Et du rouge contour de ses lèvres sonores 6+6 b
120 Un rire éblouissant s'envola dans l'azur. 6+6 a
Et les vierges du lit nacré de l'eau profonde, 6+6 a
D'un mouvement joyeux troublèrent en nageant 6+6 b
Ce bleu rideau marbré d'une écume d'argent, 6+6 b
Et parmi les lotus se bercèrent sur l'onde. 6+6 a
125 L'Açvatha, du pivot au sommet, frissonna, 6+6 a
Agitant sur Hâri ses palmes immortelles ; 6+6 b
Les cygnes réjouis battirent des deux ailes, 6+6 b
Et le parasol rose au-dessus rayonna. 6+6 a
Sûryâ fit cabrer les sept cavales rousses, 6+6 a
130 Rétives sous le mors, au zénith enflammé ; 6+6 b
Et l'aurore arrêta dans le ciel parfumé 6+6 b
Les vaches du matin, patientes et douces. 6+6 a
Tel que des lueurs d'or dans la vapeur du soir, 6+6 a
Chaque esprit entr'ouvrit ses ailes indécises ; 6+6 b
135 La montagne oscillante exhala dans les brises 6+6 b
Ses arômes sacrés, comme d'un encensoir. 6+6 a
Les Apsaras, rompant les chœurs au vol agile, 6+6 a
S'accoudèrent sur l'herbe où fleurit le saphir ; 6+6 b
Le saint fleuve en suspens cessa de retentir 6+6 b
140 Et se cristallisa dans sa chute immobile. 6+6 a
Un vaste étonnement surgit ainsi de tout 6+6 a
Quand Brahma se fut tu dans l'espace suprême : 6+6 b
Le géant affamé, le destructeur lui-même, 6+6 b
Interrompit son œuvre et se dressa debout. 6+6 a
145 Et voici qu'une voix grave, paisible, immense, 6+6 a
Sans échos, remplissant les sept sphères du ciel, 6+6 b
La voix de l'incréé parlant à l'éternel, 6+6 b
S'éleva sans troubler l'ineffable silence. 6+6 a
Ce n'était point un bruit humain, un son pareil 6+6 a
150 Au retentissement de la foudre ou des vagues ; 6+6 b
Mais plutôt ces rumeurs magnifiques et vagues 6+6 b
Qui circulent en vous, mystères du sommeil ! 6+6 a
Or Brahma, haletant sous la voix innommée 6+6 a
Qui pénétrait en lui, mais pour n'en plus sortir, 6+6 b
155 Sentit de volupté son cœur s'anéantir 6+6 b
Comme au jour la rosée en subtile fumée. 6+6 a
Et cette voix disait : — Si je gonfle les mers, 6+6 a
Si j'agite les cœurs et les intelligences, 6+6 b
J'ai mis mon énergie au sein des apparences, 6+6 b
160 Et durant mon repos j'ai songé l'univers. 6+6 a
Dans l'œuf irrévélé qui contient tout en germe, 6+6 a
Sous mon souffle idéal je l'ai longtemps couvé ; 6+6 b
Puis, vigoureux, et tel que je l'avais rêvé, 6+6 b
Pour éclore, il brisa du front sa coque ferme. 6+6 a
165 Dès son premier élan, rude et capricieux, 6+6 a
Je lui donnai pour lois ses forces naturelles ; 6+6 b
Et, vain jouet des combats qui se livraient entre elles, 6+6 b
De sa propre puissance il engendra ses dieux. 6+6 a
Indra roula sa foudre aux flancs des précipices ; 6+6 a
170 La mer jusques aux cieux multiplia ses bonds ; 6+6 b
L'homme fit ruisseler le sang des étalons 6+6 b
Sur la pierre cubique, autel des sacrifices. 6+6 a
Et moi, je m'incarnai dans les héros anciens ; 6+6 a
J'allai, purifiant les races ascétiques ; 6+6 b
175 Et, le cœur transpercé de mes flèches mystiques, 6+6 b
L'homme noir de lanka rugit dans mes liens. 6+6 a
Toute chose depuis fermente, vit, s'achève ; 6+6 a
Mais rien n'a de substance et de réalité, 6+6 b
Rien n'est vrai que l'unique et morne éternité : 6+6 b
180 Ô Brahma ! Toute chose est le rêve d'un rêve. 6+6 a
La mâyâ dans mon sein bouillonne en fusion, 6+6 a
Dans son prisme changeant je vois tout apparaître 6+6 b
Car ma seule inertie est la source de l'être : 6+6 b
La matrice du monde est mon illusion. 6+6 a
185 C'est elle qui s'incarne en ses formes diverses, 6+6 a
Esprits et corps, ciel pur, monts et flots orageux, 6+6 b
Et qui mêle, toujours impassible en ses jeux, 6+6 b
Aux sereines vertus les passions perverses. 6+6 a
Mais par l'inaction, l'austérité, la foi, 6+6 a
190 Tandis que, sans faiblir durant l'épreuve rude, 6+6 b
Toute vertu se fond dans ma béatitude, 6+6 b
Les noires passions sont distinctes en moi. 6+6 a
Brahma ! Tel est le rêve où ton esprit s'abîme. 6+6 a
N'interroge donc plus l'auguste vérité : 6+6 b
195 Que serais-tu, sinon ma propre vanité 6+6 b
Et le doute secret de mon néant sublime ? — 6+6 a
Et sur les sommets d'or du divin Kaîlaça, 6+6 a
Où nage dans l'air pur le vol des blancs génies, 6+6 b
L'inexprimable voix cessant ses harmonies, 6+6 b
200 La vision terrible et sainte s'effaça. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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