Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LEC_3/LEC170
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES ANTIQUES
1852
Çunacépa
I
La vierge au char de nacre, | aux tresses dénouées, 6+6 a
S'élance en souriant | de la mer aux nuées 6+6 a
Dans un brouillard de perle | empli de flèches d'or. 6+6 a
De son rose attelage | elle presse l'essor ; 6+6 a
5 Elle baigne le mont | bleuâtre aux lignes calmes, 6+6 a
Et la fraîche vallée | où, bercés sur les palmes, 6+6 a
Les oiseaux au col rouge, | au corps de diamant, 6+6 a
Dans les nids attiédis | sifflent joyeusement. 6+6 a
Tout s'éveille, vêtu | d'une couleur divine, 6+6 a
10 Tout étincelle et rit : | le fleuve, la colline, 6+6 a
Et la gorge où, le soir, | le tigre a miaulé, 6+6 a
Et le lac transparent | de lotus étoilé. 6+6 a
Le bambou grêle sonne | au vent ; les mousses hautes 6+6 a
Entendent murmurer | leurs invisibles hôtes ; 6+6 a
15 L'abeille en bourdonnant | s'envole ; et les grands bois, 6+6 a
Épais, mystérieux, | pleins de confuses voix, 6+6 a
Où les sages, plongés | dans leur rêve ascétique, 6+6 a
Ne comptent plus les jours | tombés du ciel antique, 6+6 a
Sentant courir la sève | et circuler le feu, 6+6 a
20 Se dressent rajeunis | dans l'air subtil et bleu. 6+6 a
C'est ainsi que l'aurore, | à l'océan pareille, 6+6 a
Disperse ses rayons | sur la terre vermeille, 6+6 a
Comme de blancs troupeaux | dans les herbages verts, 6+6 a
Et de son doux regard | pénètre l'univers. 6+6 a
25 Elle conduit au seuil | des humaines demeures 6+6 a
Le souci de la vie | avec l'essaim des heures ; 6+6 a
Car rien ne se repose | à sa vive clarté. 6+6 a
Seul, dilatant son cœur | sous le ciel argenté, 6+6 a
Libre du vain désir | des aurores futures, 6+6 a
30 L'homme juste vers elle | élève ses mains pures. 6+6 a
Il sait que la mâyâ, | ce mensonge éternel, 6+6 a
Se rit de ce qui marche | et pleure sous le ciel, 6+6 a
Et qu'en formes sans nombre, | illusion féconde, 6+6 a
Avant le cours des temps | elle a rêvé le monde. 6+6 a
II
35 Sous la varangue basse, | auprès de son figuier, 6+6 a
Le richi vénérable | achève de prier. 6+6 a
Sur ses bras d'ambre jaune | il abaisse sa manche, 6+6 a
Noue autour de ses reins | la mousseline blanche, 6+6 a
Et croisant ses deux pieds | sous sa cuisse, l'œil clos, 6+6 a
40 Immobile et muet, | il médite en repos. 6+6 a
Sa femme à pas légers | vient poser sur sa natte 6+6 a
Le riz, le lait caillé, | la banane et la datte ; 6+6 a
Puis elle se retire | et va manger à part. 6+6 a
Trois hommes sont assis | aux côtés du vieillard, 6+6 a
45 Ses trois fils. L'aîné siège | à droite, le plus jeune 6+6 a
À gauche. Le dernier | rêve, en face, et fait jeûne. 6+6 a
Bien que le moins aimé, | c'est le plus beau des trois. 6+6 a
Ses poignets sont ornés | de bracelets étroits ; 6+6 a
Sur son dos ferme et nu | sa chevelure glisse 6+6 a
50 En anneaux négligés, | épaisse, noire et lisse. 6+6 a
La tristesse se lit | sur son front soucieux, 6+6 a
Et, telle qu'un nuage, | assombrit ses grands yeux. 6+6 a
Abaissant à demi | sa paupière bronzée, 6+6 a
Il regarde vers l'est | la colline boisée, 6+6 a
55 Où, sous les nappes d'or | du soleil matinal, 6+6 a
Les oiseaux pourpre et bleu | flambent dans le çantal ; 6+6 a
Où la vierge naïve | aux beaux yeux de gazelle 6+6 a
Parle de loin au cœur | qui s'élance vers elle. 6+6 a
Mais, de l'aube qui naît | jusqu'aux ombres du soir, 6+6 a
60 Un long jour passera | sans qu'il puisse la voir. 6+6 a
Aussi, l'âme blessée, | il garde le silence, 6+6 a
Tandis que le figuier | murmure et se balance, 6+6 a
Et qu'on entend, aux bords | du fleuve aux claires eaux, 6+6 a
Les caïmans joyeux | glapir dans les roseaux. 6+6 a
III
65 Sûryâ, comme un bloc | de cristal diaphane, 6+6 a
Dans l'espace azuré | monte, grandit et plane. 6+6 a
La nue en fusion | blanchit autour du dieu, 6+6 a
Et l'océan céleste | oscille dans le feu. 6+6 a
Tout bruit décroît ; l'oiseau | laisse tomber ses ailes, 6+6 a
70 Les feuilles du bambou | ne chantent plus entre elles, 6+6 a
La fleur languissamment | clôt sa corolle d'or 6+6 a
À l'abeille qui rôde | et qui bourdonne encor ; 6+6 a
Et la terre et le ciel | où la flamme circule 6+6 a
Se taisent à la fois | devant le dieu qui brûle. 6+6 a
75 Mais voici que le long | du fleuve, par milliers, 6+6 a
Tels qu'un blanc tourbillon, | courent des cavaliers ; 6+6 a
Des chars tout hérissés | de faux roulent derrière 6+6 a
Et comme un étendard | soulèvent la poussière. 6+6 a
Sur un grand éléphant | qui fait trembler le sol, 6+6 a
80 Vêtu d'or, abrité | d'un large parasol 6+6 a
D'où pendent en festons | des guirlandes fleuries, 6+6 a
Le front ceint d'un bandeau | chargé de pierreries, 6+6 a
Le vieux maharadjah, | roi des hommes, pareil 6+6 a
Au magnanime indra | debout dans le soleil, 6+6 a
85 Devant le seuil rustique | où le brahmane siège, 6+6 a
S'arrête, environné | du belliqueux cortège. 6+6 a
— Richi, cher aux dêvas, | dit-il, sage aux longs jours, 6+6 a
Qui des temps fugitifs | as mesuré le cours, 6+6 a
Écoute-moi : mon cœur | est couvert d'un nuage, 6+6 a
90 Et comme au vil çudra | les dieux m'ont fait outrage. 6+6 a
Je leur avais offert | un sacrifice humain. 6+6 a
Le brahmane sacré | levait déjà la main, 6+6 a
Quand, du pilier massif | déliant la victime, 6+6 a
Ils ont terni ma gloire | et m'ont chargé d'un crime. 6+6 a
95 J'ai parcouru les monts, | les plaines, les cités, 6+6 a
Cherchant un homme, pur | des signes détestés, 6+6 a
Qui lave de son sang | ma faute involontaire 6+6 a
Et du ressentiment | des dieux sauve la terre. 6+6 a
Car indra, que mes pleurs | amers n'ont point touché, 6+6 a
100 Refusera l'eau vive | au monde desséché, 6+6 b
Et nous verrons languir | sous les feux de sa haine 6+6 c
Sur les sillons taris | toute la race humaine. 6+6 c
Mais je n'ai point trouvé | l'homme prédestiné. 6+6 b
Tes enfants sont nombreux : | livre-moi ton aîné, 6+6 a
105 Et je te donnerai, | richi, te rendant grâces, 6+6 a
En échange et pour prix, | cent mille vaches grasses. — 6+6 a
Le brahmane lui dit : | — Ô roi, pour aucun prix, 6+6 a
Je ne te céderai | le premier de mes fils. 6+6 a
Par celui qui réside | au sein des apparences 6+6 a
110 Et se meut dans le monde | et les intelligences, 6+6 a
Dût la terre, semblable | à la feuille des bois, 6+6 a
Palpiter dans la flamme | et se tordre aux abois, 6+6 a
Radjah ! Je garderai | le chef de ma famille. 6+6 a
Entre tous les vivants | dont le monde fourmille, 6+6 a
115 Vaines formes d'un jour, | mon premier-né m'est cher. — 6+6 a
Et la femme, sentant | frémir toute sa chair, 6+6 a
Dit à son tour : — Ô roi, | par la rouge déesse, 6+6 a
J'aime mon dernier fils | avec trop de tendresse. — 6+6 a
Alors Çunacépa | se leva sans pâlir : 6+6 a
120 — Je vois bien que le jour | est venu de mourir. 6+6 a
Mon père m'abandonne | et ma mère m'oublie. 6+6 a
Mais avant qu'au pilier | le brahmane me lie, 6+6 a
Permets, maharadjah, | que tout un jour encor 6+6 a
Je vive. Quand, demain, | dans la mer pleine d'or 6+6 a
125 Sûryâ d'un seul bond | poussera ses cavales, 6+6 a
Je serai prêt. — C'est bien, | dit le roi. — Les cymbales 6+6 a
Résonnent, l'air s'emplit | du bruit strident des chars ; 6+6 a
Hennissements et cris | roulent de toutes parts ; 6+6 a
Et, remontant le cours | de la sainte rivière, 6+6 a
130 Tous s'en vont, inondés | de flamme et de poussière. 6+6 a
Le jeune homme, debout | devant ses vieux parents, 6+6 a
Calme, les regardait | de ses yeux transparents, 6+6 a
Et les voyant muets : | — Mon père vénérable, 6+6 a
Mes jours seront pareils | aux feuilles de l'érable 6+6 a
135 Qu'un orage d'été | fait voltiger dans l'air 6+6 a
Bien avant qu'ait sifflé | le vent froid de l'hiver : 6+6 a
Adieu ! Ma mère, adieu ! | Vivez longtemps, mes frères 6+6 a
Indra vous garde tous | des puissances contraires, 6+6 a
Et qu'il boive mon sang | sur son pilier d'airain ! — 6+6 a
140 Et le richi lui dit : | — Tout n'est qu'un songe vain. — 6+6 a
IV
La colline était verte | et de fleurs étoilée, 6+6 a
Où l'arôme du soir | montait de la vallée, 6+6 a
Où revenait l'essaim | des sauvages ramiers 6+6 a
Se blottir aux rameaux | assouplis des palmiers, 6+6 a
145 Qui, sous les cloches d'or | des plantes enlacées, 6+6 a
Rafraîchissaient l'air chaud | de leurs feuilles bercées. 6+6 a
Çunacépa, couché | parmi le noir gazon, 6+6 a
Voyait le jour décroître | au paisible horizon, 6+6 a
Et, pressant de ses bras | son cœur plein de détresse, 6+6 a
150 Pleurait devant la mort | sa force et sa jeunesse. 6+6 a
Il vous pleurait, ô bois | murmurants et touffus, 6+6 a
Vallée où l'ombre amie | éveille un chant confus, 6+6 a
Fleuve aimé des dêvas, | dont l'écume divine 6+6 a
A senti tant de fois | palpiter sa poitrine, 6+6 a
155 Champs de maïs, au vent | du matin onduleux, 6+6 a
Cimes des monts lointains, | vastes mers aux flots bleus, 6+6 a
Beaux astres, habitants | de l'espace sans borne 6+6 a
Qui flottez dans le ciel | étincelant et morne ! 6+6 a
Mais plus que la nature | et que ce dernier jour, 6+6 a
160 Ô fleur épanouie | aux baisers de l'amour, 6+6 a
Ô Çanta, coupe pure | où ses lèvres fidèles 6+6 a
Buvaient le flot sacré | des larmes immortelles, 6+6 a
C'était toi qu'il pleurait, | toi, son unique bien, 6+6 a
Auprès de qui le monde | immense n'était rien ! 6+6 a
165 Et, comme il t'appelait | de son âme brisée, 6+6 a
Tu vins à ses côtés | t'asseoir dans la rosée, 6+6 a
Joyeuse, et tes longs cils | voilant tes yeux charmants, 6+6 a
Souple comme un roseau | sous tes blancs vêtements, 6+6 a
Et faisant à tes bras, | qu'autour de lui tu jettes, 6+6 a
170 Sonner tes bracelets | où tintent des clochettes. 6+6 a
Puis, d'une voix pareille | aux chansons des oiseaux 6+6 a
Quand l'aube les éveille | en leurs nids doux et chauds, 6+6 a
Ou comme le bruit clair | des sources fugitives, 6+6 a
Tu lui dis de ta bouche | humide, aux couleurs vives : 6+6 a
175 — Me voici, me voici, | mon bien-aimé ! J'accours. 6+6 a
Depuis hier, ami, | j'ai compté mille jours ! 6+6 a
Jamais contre mes vœux | l'heure ne fut plus lente. 6+6 a
Mais à peine ai-je vu, | de sa lueur tremblante, 6+6 a
Une étoile argenter | l'azur du ciel profond, 6+6 a
180 J'ai délaissé ma natte | et notre enclos, d'un bond ! 6+6 a
L'antilope aux jarrets | légers courait moins vite. 6+6 a
Mais ton visage est triste, | et ton regard m'évite ! 6+6 a
Tu pleures ! Est-ce moi | qui fais couler tes pleurs ? 6+6 a
Réponds-moi ! Mes baisers | guériront tes douleurs. 6+6 a
185 Parle, pourquoi pleurer ? | Souviens-toi que je t'aime, 6+6 a
Plus que mon père et plus | que ma mère elle-même ! — 6+6 a
Et de ses beaux bras nus | elle fit doucement 6+6 a
Un tiède collier d'ambre | au cou de son amant, 6+6 b
Inquiète, cherchant | à deviner sa peine, 6+6 c
190 Et posant au hasard | sa bouche sur la sienne. 6+6 c
Lui, devant tant de grâce | et d'amour hésitant, 6+6 b
Se taisait, le front sombre | et le cœur palpitant. 6+6 a
Mais bientôt, débordant | d'angoisse et d'amertume, 6+6 a
Il répondit : — Çanta ! | Qu'un jour encor s'allume, 6+6 a
195 Il me verra mourir. | Quand l'ombre descendra, 6+6 a
Je répandrai mon sang | sur le pilier d'indra. 6+6 a
Mon père vénéré, | heureux soit-il sans cesse ! 6+6 a
Au couteau du brahmane | a vendu ma jeunesse : 6+6 a
Je tiendrai sa parole. | Ô ma vie, ô ma sœur, 6+6 a
200 Viens, viens, regarde-moi ! | L'aube a moins de douceur 6+6 a
Que tes yeux, et l'eau vive | est moins limpide et pure, 6+6 a
Quand ils rayonnent sous | ta noire chevelure ; 6−6 a
Et le son de ta voix | m'enivre et chante mieux 6+6 a
Que la blanche Apsara | sous le figuier des dieux ! 6+6 a
205 Oh ! Parle-moi ! Ta bouche | est comme la fleur rose 6+6 a
Qu'un baiser du soleil | enflamme à peine éclose, 6+6 a
La fleur de l'açoka | dont l'arôme est de miel, 6+6 a
Où les blonds bengalis | boivent l'oubli du ciel ! 6+6 a
Oh ! Que je presse encor | tes lèvres parfumées, 6+6 a
210 Qui pour toujours, hélas ! | Me vont être fermées ! 6+6 a
Et, puisque j'ai vécu | le jour de mon bonheur, 6+6 a
Pour la dernière fois | viens pleurer sur mon cœur ! — 6+6 a
Comme on voit la gazelle | en proie au trait rapide 6+6 a
Rouler sur l'herbe épaisse | et de son sang humide, 6+6 a
215 Clore ses yeux en pleurs, | palpiter et gémir, 6+6 a
La pâle jeune fille, | avec un seul soupir, 6+6 a
Aux pieds de son amant | tomba froide et pâmée. 6+6 a
Épouvanté, baisant | sa lèvre inanimée, 6+6 a
Çunacépa lui dit : | — Ô Çanta, ne meurs pas ! — 6+6 a
220 Il souleva ce corps | charmant entre ses bras, 6+6 a
Et de mille baisers | et de mille caresses 6+6 a
Il réchauffa son front | blanc sous ses noires tresses. 6+6 a
— Ne meurs pas ! Ne meurs pas ! | Je t'aime, écoute-moi : 6+6 a
Je ne pourrai jamais | vivre ou mourir sans toi ! — 6+6 a
225 Elle entr'ouvrit les yeux, | et des larmes amères, 6+6 a
Brûlantes, aussitôt | emplirent ses paupières : 6+6 a
— Viens, ô mon bien-aimé ! | Fuyons ! Le monde est grand. 6+6 a
Nous suivrons la ravine | où gronde le torrent ; 6+6 a
Sur la ronce et l'épine, | à travers le bois sombre, 6+6 a
230 Nul regard ennemi | ne vous suivra dans l'ombre. 6+6 a
Hâtons-nous. La nuit vaste | enveloppe les cieux. 6+6 a
Je connais les sentiers | étroits, mystérieux, 6+6 a
Qui conduisent du fleuve | aux montagnes prochaines. 6+6 a
Les grands tigres rayés | y rôdent par centaines ; 6+6 a
235 Mais le tigre vaut mieux | que l'homme au cœur de fer ! 6+6 a
Viens ! Fuyons sans tarder, | si mon amour t'est cher. — 6+6 a
Çunacépa, pensif, | et se baissant vers elle, 6+6 a
La regardait. Jamais | il ne la vit si belle. 6+6 a
Avec ses longs yeux noirs | de pleurs étincelants, 6+6 a
240 Et ses bras de lotus | enlacés et tremblants, 6+6 a
Ses lèvres de corail, | et flottant sur sa joue 6+6 a
Ses longs cheveux épars | que la douleur dénoue. 6+6 a
— Les dieux savent pourtant | si je t'aime, ô Çanta ! 6+6 a
Mais que dirait le roi, | fils de Daçaratha ? 6+6 a
245 Qu'un brahmane a volé | cent mille belles vaches, 6+6 a
Et qu'il a pour enfants | des menteurs et des lâches ? 6+6 a
Non, non ! Mieux vaut mourir. | J'ai promis, je tiendrai. 6+6 a
Le vieux radjah m'attend ; | encore un jour, j'irai, 6+6 a
Et le sang jaillira | par flots purs de mes veines ! 6+6 a
250 Taris tes pleurs, enfant ; | cessons nos plaintes vaines ; 6+6 a
Aimons-nous ! L'heure vole | et ne revient jamais ! 6+6 a
Et, quand mes yeux éteints | seront clos désormais, 6+6 a
Ô fleur de mon printemps, | sois toujours adorée ! 6+6 a
Parfume encor la terre | où je t'ai respirée ! 6+6 a
255 — Tu veux mourir, dit-elle, | et tu m'aimes ! Eh bien, 6+6 a
Le couteau dans ton cœur | rencontrera le mien ! 6+6 a
Je te suivrai. Mes yeux | pourraient-ils voir encore 6+6 a
Le monde s'éveiller, | désert à chaque aurore ? 6+6 a
C'est par toi que, l'oreille | ouverte aux bruits joyeux, 6+6 a
260 J'écoutais les oiseaux | qui chantaient dans les cieux, 6+6 a
Par toi que la verdeur | de la vallée enivre, 6+6 a
Par toi que je respire | et qu'il m'est doux de vivre… — 6+6 a
Et des sanglots profonds | étouffèrent sa voix. 6+6 a
Alors un grand oiseau, | qui planait sur les bois, 6+6 a
265 Comme un nuage noir | aux voûtes éternelles, 6+6 a
Sur un palmier géant | vint replier ses ailes. 6+6 a
De ses larges yeux d'or | la prunelle flambait 6+6 a
Et dardait un éclair | dans la nuit qui tombait, 6+6 a
Et de son dos puissant | les plumes hérissées 6+6 a
270 Faisaient dans le silence | un bruit d'armes froissées. 6+6 a
Puis vers les deux amants, | qu'il semblait contempler, 6+6 a
Il se pencha d'en haut | et se mit à parler : 6+6 a
— Ne vous effrayez pas | de mon aspect sauvage ; 6+6 a
Je suis inoffensif | et vieux, si ce n'est sage. 6+6 a
275 C'est moi qui combattis | autrefois dans le ciel 6+6 a
Le maître de lanka, | le rakças immortel, 6+6 a
Lorsqu'en un tourbillon, | plein de désirs infâmes, 6+6 a
Il enlevait Çita, | la plus belle des femmes. 6+6 a
De mes serres d'airain | et de mon bec de fer 6+6 a
280 Je fis pleuvoir sanglants | des lambeaux de sa chair 6+6 a
Mais il me brisa l'aile | et ravit sa victime. 6+6 a
Et moi, comme un roc lourd | roulant de cime en cime, 6+6 a
Je crus mourir. Enfants, | je suis l'antique roi 6+6 a
Des vautours. J'ai pitié | de vous ; écoutez-moi. 6+6 a
285 Quand sûryâ des monts | enflammera la crête, 6+6 a
Cherchez dans la forêt | Viçvamitra l'ascète, 6+6 a
Dont les austérités | terribles font un dieu. 6+6 a
Lui seul peut te sauver, | fils du brahmane. Adieu ! — 6+6 a
Et, repoussant du pied | les palmes remuées, 6+6 a
290 Il déploya son vol | vers les hautes nuées. 6+6 a
V
La nuit divine, enfin, | dans l'ampleur des cieux clairs, 6+6 a
Avec sa robe noire | aux plis brodés d'éclairs, 6+6 a
Son char d'ébène et d'or, | attelé de cavales 6+6 a
De jais et dont les yeux | sont deux larges opales, 6+6 a
295 Tranquille et déroulant | au souffle harmonieux 6+6 a
De l'espace, au-dessus | de son front glorieux, 6+6 a
Sa guirlande étoilée | et l'écharpe des nues, 6+6 a
Descendit dans les mers | des dêvas seuls connues ; 6+6 a
Et l'est devint d'argent, | puis d'or, puis flamboya, 6+6 a
300 Et l'univers encor | reconnut sûryâ ! 6+6 a
À travers la forêt | profonde et murmurante, 6+6 a
Où sous les noirs taillis | jaillit la source errante ; 6+6 a
Où comme le reptile, | en de souples détours, 6+6 a
La liane aux cent nœuds | étreint les rameaux lourds, 6+6 a
305 Et laisse, du sommet | des immenses feuillages, 6+6 a
Pendre ses fleurs de pourpre | au milieu des herbages ; 6+6 a
Par les sentiers de mousse | épaisse et de rosiers, 6+6 a
Où les lézards aux dos | diaprés, par milliers, 6+6 a
Rôdent furtifs et font | crier la feuille sèche ; 6+6 a
310 Dans les fourrés d'érable | où, comme un vol de flèche, 6+6 a
L'antilope aux yeux bleus, | l'oreille au vent, bondit ; 6+6 a
Où l'œil du léopard | par instants resplendit ; 6+6 a
Tous deux, le cœur empli | d'espérance et de crainte, 6+6 a
Cherchaient Viçvamitra | dans sa retraite sainte. 6+6 a
315 Et quand le jour, tombant | des cimes du ciel bleu, 6+6 a
De l'éternelle voûte | embrasa le milieu, 6+6 a
Loin de l'ombre, debout, | dans une âpre clairière, 6+6 a
Ils le virent soudain | baigné par la lumière. 6+6 a
Ses yeux creux que jamais | n'a fermés le sommeil 6+6 a
320 Luisaient ; ses maigres bras | brûlés par le soleil 6+6 a
Pendaient le long du corps ; | ses jambes décharnées, 6+6 a
Du milieu des cailloux | et des herbes fanées, 6+6 a
Se dressaient sans ployer | comme des pieux de fer ; 6+6 a
Ses ongles recourbés | s'enfonçaient dans la chair ; 6+6 a
325 Et sur l'épaule aiguë | et sur l'échine osseuse 6+6 a
Tombait jusqu'aux jarrets | sa chevelure affreuse, 6+6 a
Inextricable amas | de ronces, noir réseau 6+6 a
De fange desséchée | et de fientes d'oiseau, 6+6 a
Où, comme font les vers | dans la vase mouvante, 6+6 a
330 S'agitait au hasard | la vermine vivante, 6+6 a
Peuple immonde, habitant | de ce corps endurci, 6+6 a
Et nourri de son sang | inerte. C'est ainsi 6+6 a
Que, gardant à jamais | sa rigide attitude, 6+6 a
Il rêvait comme un dieu | fait d'un bloc sec et rude. 6+6 a
335 Çanta, le sein ému | d'une pieuse horreur, 6+6 a
Frémit ; mais le jeune homme, | aguerrissant son cœur, 6+6 a
Parla, plein de respect : | — Viçvamitra, mon père, 6+6 a
Je ne viens point à toi | dans une heure prospère : 6+6 a
Le destin noir me suit | comme un cerf aux abois. 6+6 a
340 Jeunesse, amour, bonheur, | et la vie à la fois, 6+6 a
Je perds tout. Sauve-moi. | Je sais qu'à ta parole 6+6 a
Le ciel devient plus sombre | ou l'orage s'envole. 6+6 a
Tu peux, par la vertu | des incantations, 6+6 a
Alléger le fardeau | des malédictions ; 6+6 a
345 Tu peux, sans altérer | l'implacable justice, 6+6 a
Émousser sur mon cœur | le fer du sacrifice. 6+6 a
Réponds donc. Si le roi | des vautours a dit vrai, 6+6 a
Tu feras deux heureux, | mon père, et je vivrai. — 6+6 a
Et l'ascète immobile | écoutait sans paraître 6+6 a
350 Entendre. Et le jeune homme | étonné reprit : — Maître, 6+6 a
Ne répondras-tu point ? | — Et le maigre vieillard 6+6 a
Lui dit, sans abaisser | son morne et noir regard : 6+6 a
— Réjouis-toi, mon fils ! | Bien qu'il soit vain de rire 6+6 a
Ou de pleurer, et vain | d'aimer ou de maudire. 6+6 a
355 Tu vas sortir, sacré | par l'expiation, 6+6 a
Du monde obscur des sens | et de la passion, 6+6 a
Et franchir, jeune encor, | la porte de lumière 6+6 a
Par où tu plongeras | dans l'essence première. 6+6 a
La vie est comme l'onde | où tombe un corps pesant : 6+6 a
360 Un cercle étroit s'y forme, | et va s'élargissant, 6+6 a
Et disparaît enfin | dans sa grandeur sans terme. 6+6 a
La mâyâ te séduit ; | mais, si ton cœur est ferme, 6+6 a
Tu verras s'envoler | comme un peu de vapeur 6+6 a
La colère, l'amour, | le désir et la peur ; 6+6 a
365 Et le monde illusoire | aux formes innombrables 6+6 a
S'écroulera sous toi | comme un monceau de sables. 6+6 a
— Ô sage ! Si mon cœur | est faible et déchiré, 6+6 a
Je ne crains rien pour moi, | sache-le. Je mourrai, 6+6 b
Comme si j'étais fait | ou d'airain ou de pierre, 6+6 c
370 Sans pâlir ni pousser | la plainte et la prière 6+6 c
Du lâche ou du çudra. | Mais j'aime et suis aimé ! 6+6 b
Vois cette fleur des bois | dont l'air est embaumé, 6+6 a
Ce rayon enchanté | qui plane sur ma vie, 6+6 a
Dont ma paupière est pleine | et jamais assouvie ! 6+6 a
375 Mon sang n'est plus à moi : | Çanta meurt si je meurs ! — 6+6 a
Et Viçvamitra dit : | — Les flots pleins de rumeurs 6+6 a
Que le vent roule et creuse | et couronne d'écume, 6+6 a
Les forêts qu'il secoue | et heurte dans la brume, 6+6 a
Les lacs que l'Açura | bat d'un noir aileron 6+6 a
380 Et dont les blancs lotus | sont souillés de limon, 6+6 a
Et le ciel où la foudre | en rugissant se joue, 6+6 a
Sont tous moins agités | que l'homme au cœur de boue. 6+6 a
Va ! Le monde est un songe | et l'homme n'a qu'un jour, 6+6 a
Et le néant divin | ne connaît pas l'amour ! — 6+6 a
385 Çunacépa lui dit : | — C'est bien. Je te salue, 6+6 a
Mon père, et je t'en crois ; | ma mort est résolue ; 6+6 a
Et trop longtemps, vain jouet | des brèves passions, 6+6 a
J'ai disputé mon âme | aux incarnations. 6+6 a
Mais, par tous les dêvas, | ô sage, elle est si belle ! 6+6 a
390 Taris ses pleurs amers, | prie et veille pour elle, 6+6 a
Afin que je m'endorme | en bénissant ton nom. — 6+6 a
Alors Çanta, les yeux | étincelants : — Oh ! Non, 6+6 a
Maître ! Non, non ! Tu veux | éprouver son courage ! 6+6 a
La divine bonté | brille sur ton visage ; 6+6 a
395 Secours-le, sauve-moi ! | J'embrasse tes genoux, 6+6 a
Mon père vénérable | et cher ! Vivre est si doux ! 6+6 a
Puissent les dieux qui t'ont | donné la foi suprême 6+6 a
T'accueillir en leur sein ! | Vois, je suis jeune et j'aime ! — 6+6 a
Telle Çanta, le front | prosterné, sanglotait ; 6+6 a
400 Et l'ascète, les yeux | dans l'espace, écoutait : 6+6 a
— J'entends chanter l'oiseau | de mes jeunes années, 6+6 a
Dit-il, et l'épaisseur | des forêts fortunées 6+6 a
Murmure comme aux jours | où j'étais homme encor. 6+6 a
Ai-je dormi cent ans, | gardant tel qu'un trésor 6+6 a
405 Le souvenir vivant | des passions humaines ? 6+6 a
D'où vient que tout mon corps | frémit, et que mes veines 6+6 a
Sentent brûler un sang | glacé par tant d'hivers ! 6+6 a
Mais assez, ô mâyâ, | source de l'univers ! 6+6 a
C'est assez, j'ai vécu. | Pour toi, femme, pareille 6+6 a
410 À l'Apsara qui court | sur la mousse vermeille, 6+6 a
Et toi, fils du brahmane, | écoutez et partez, 6+6 a
Et ne me troublez plus | dans mes austérités. 6+6 a
Dès qu'au pilier fatal, | sous des liens d'écorce, 6+6 a
Les sacrificateurs | auront dompté ta force, 6+6 a
415 Récite par sept fois | l'hymne sacré d'indra. 6+6 a
Aussitôt dans la nue | un bruit éclatera 6+6 a
Terrible, et tes liens | se briseront d'eux-mêmes ; 6+6 a
Et les hommes fuiront, | épouvantés et blêmes ; 6+6 a
Et le sang d'un cheval | calmera les dêvas ; 6+6 a
420 Et si tu veux souffrir | encore, tu vivras ! 6+6 a
Adieu. Je vais rentrer | dans l'éternel silence, 6+6 a
Comme une goutte d'eau | dans l'océan immense. — 6+6 a
VI
Le siège est d'or massif, | et d'or le pavillon 6+6 a
Du vieux maharadjah. | L'image d'un lion 6+6 a
425 Flotte, en flamme, dans l'air, | et domine la fête. 6+6 a
Dix colonnes d'argent | portent le large faîte 6+6 a
Du trône où des festons | brodés de diamants 6+6 a
Pendent aux angles droits | en clairs rayonnements. 6+6 a
Sur les degrés de nacre | où la perle étincelle 6+6 a
430 La pourpre en plis soyeux | se déploie et ruisselle ; 6+6 a
Et mille Kchatryas, | grands, belliqueux, armés, 6+6 a
Tiennent du pavillon | tous les abords fermés. 6+6 a
En face, fait de pierre | et de forme cubique, 6+6 a
L'autel est préparé | selon le rite antique, 6+6 a
435 Surmonté d'un pilier | d'airain et d'un bœuf blanc 6+6 a
Aux quatre cornes d'or. | D'un accent grave et lent 6+6 a
Le brahmane qui doit | égorger la victime 6+6 a
Murmure du sama | la formule sublime, 6+6 a
Et les prêtres courbés | récitent à leur tour 6+6 a
440 Cent prières du Rig, | cent vers de l'Yadjour. 6+6 a
Et dans la plaine immense | un peuple infini roule 6+6 a
Comme les flots. Le sol | tremble au poids de la foule. 6+6 a
Les hommes au sang pur, | au corps blanc, aux yeux fiers, 6+6 a
Qui vivent sur les monts | et sur le bord des mers, 6+6 a
445 Et tendent l'arc guerrier | avec des mains robustes ; 6+6 a
Et la race au front noir, | maudite des dieux justes, 6+6 a
Dévouée aux rakças | et qui hante les bois ; 6+6 a
Tous, pour le sacrifice, | accourent à la fois, 6+6 a
Et font monter au ciel, | d'une voix éclatante, 6+6 a
450 Les clameurs de la joie | et d'une longue attente. 6+6 a
Les cymbales de cuivre | et la conque aux bruits sourds, 6+6 a
Et la vîna perçante | et les rauques tambours, 6+6 a
Vibrant, grondant, sifflant, | résonnent dans la plaine, 6+6 a
Et les peuples muets | retiennent leur haleine. 6+6 a
455 C'est l'heure. Le brahmane | élève au ciel les bras, 6+6 a
Et la victime offerte | avance pas à pas. 6+6 a
Le jeune homme au front ceint | de lotus, calme et pâle, 6+6 a
Monte sans hésiter | sur la pierre fatale ; 6+6 a
Tous ses membres roidis | sont liés au poteau, 6+6 a
460 Et le prêtre en son sein | va plonger le couteau. 6+6 a
Alors il se souvient | des paroles du sage : 6+6 a
Il prie indra qui siège | et gronde dans l'orage, 6+6 a
Et sept fois l'hymne saint, | que tous disent en chœur, 6+6 a
Fait hésiter le fer | qui doit percer son cœur. 6+6 a
465 Tout à coup, des sommets | du ciel plein de lumière, 6+6 a
La foudre inattendue | éclate sur la pierre ; 6+6 a
L'airain du pilier fond | en ruisseaux embrasés. 6+6 a
Çunacépa bondit ; | ses liens sont brisés, 6+6 a
Il est libre ! À travers | la foule épouvantée, 6+6 a
470 Il fuit comme la flèche | à son but emportée. 6+6 a
Aussitôt le soleil | rayonne, et sur le flanc 6+6 a
Un étalon fougueux, | dont tout le poil est blanc, 6+6 a
Tombe, les pieds liés, | hennit, et le brahmane 6+6 a
Offre son sang au dieu | de qui la foudre émane. 6+6 a
VII
475 Ô rayon de soleil | égaré dans nos nuits, 6+6 a
Ô bonheur ! Le moment | est rapide où tu luis, 6+6 a
Et quand l'illusion | qui t'a créé t'entraîne, 6+6 a
Un plus amer souci | consume l'âme humaine ; 6+6 a
Mais quels pleurs répandus, | quel mal immérité, 6+6 a
480 Peuvent jamais payer | ta brève volupté ! 6+6 a
L'air sonore était frais | et plein d'odeurs divines. 6+6 a
Les bengalis au bec | de pourpre, aux ailes fines, 6+6 a
Et les verts colibris | et les perroquets bleus, 6+6 a
Et l'oiseau diamant, | flèche au vol merveilleux, 6+6 a
485 Dans les buissons dorés, | sur les figuiers superbes, 6+6 a
Passaient, sifflaient, chantaient. | Au sein des grandes herbes 6+6 a
Un murmure joyeux | s'exhalait des halliers ; 6+6 a
Autour du miel des fleurs, | les essaims familiers, 6+6 a
Délaissant les vieux troncs | aux ruches pacifiques, 6+6 a
490 S'empressaient ; et partout, | sous les cieux magnifiques, 6+6 a
Avec l'arôme vif | et pénétrant des bois, 6+6 a
Montait un chant immense | et paisible à la fois. 6+6 a
Sur son cœur enivré | pressant sa bien-aimée, 6+6 a
Réchauffant de baisers | sa lèvre parfumée, 6+6 a
495 Çunacépa sentait, | en un rêve enchanté, 6+6 a
Déborder le torrent | de sa félicité ! 6+6 a
Et Çanta l'enchaînait | d'une invincible étreinte ! 6+6 a
Et rien n'interrompait, | durant cette heure sainte 6+6 a
Où le temps n'a plus d'aile, | où la vie est un jour, 6+6 a
500 Le silence divin | et les pleurs de l'amour. 6+6 a
mètre profil métrique : 6−6
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