Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LEC_2/LEC126
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES TRAGIQUES
1884
Le Lévrier de Magnus IV
Au travers de la nuit | qu'un reflet blême éclaire, 6+6 a
La tempête, qui pousse | un hurlement plus fort, 6+6 b
Semble déraciner | le donjon séculaire. 6+6 a
Un fracas à troubler | dans le sépulcre un mort ! 6+6 b
5 Le duc Magnus s'assied | sur l'escabelle, à l'angle 6+6 c
Du foyer, clôt les yeux, | et rêve qu'il s'endort. 6+6 b
Quel sommeil ! Plus heureux | sur son grabat de sangle 6+6 c
Le misérable serf, | harassé, maigre et nu, 6+6 a
Meurtri par le collier | de cuivre qui l'étrangle ! 6+6 c
10 Lui, du moins, peut rêver | qu'en un monde inconnu, 6+6 a
En un Ciel ignorant | l'opprobre et l'esclavage, 6+6 b
Un jour, il montera, | libre et le bienvenu ! 6+6 a
Et plus heureux aussi | le mendiant sauvage 6+6 b
Qui dort, repu parfois, | et sans penser à rien, 6+6 c
15 Sous quelque porche, ou sur | le fumier du village ! 6−6 b
Des fantômes hideux, | d'un vol aérien, 6+6 c
Enveloppent Magnus, | comme les sauterelles 6+6 a
Que l'été multiplie | au désert Syrien. 6+6 c
Ces apparitions, | formes surnaturelles, 6+6 a
20 Moines, turks, prêtres, juifs, | femmes de tout pays, 6+6 b
Les bras roidis vers lui, | se le montrent entre elles. 6+6 a
Tous ceux qu'il a connus, | reniés et trahis, 6+6 b
Dépouillés, égorgés, | les voici ! C'est la foule 6+6 c
De ses mauvais désirs | soixante ans obéis. 6+6 b
25 Leur tourbillon s'accroît, | se presse, se déroule, 6+6 c
Et chacun d'eux l'asperge, | avec un souffle chaud, 6+6 a
Du sang infect et noir | qui de leurs lèvres coule. 6+6 c
Leurs cris, parmi le vent | furieux, et plus haut, 6+6 a
L'assourdissent, pareils | aux clameurs enragées 6+6 b
30 De soudards écumants | qui montent à l'assaut. 6+6 a
Il voit le flamboiement | des villes saccagées, 6+6 b
Et se tordre, pendant | l'inoubliable nuit, 6+6 c
Les Nonnes du Carmel | lâchement outragées. 6+6 b
Puis cela se confond, | passe, et s'évanouit ; 6+6 c
35 Mais, cette vision | à peine dissipée, 6+6 a
Quelque chose de plus | effroyable la suit. 6+6 c
Devant sa face froide | et de sueur trempée, 6+6 a
Le Chien mystérieux, | se redressant soudain, 6+6 b
Lui darde au cœur des yeux | aigus comme une épée. 6+6 a
40 La Bête se transforme | en un visage humain, 6+6 b
En un corps revêtu | d'une robe de bure, 6+6 c
Blanche et noire, selon | le rituel romain. 6+6 b
Et Magnus reconnaît | cette pâle figure ; 6+6 c
Il entend cette voix | qui, jadis, supplia, 6+6 a
45 Par la Vierge et les Saints, | son âme altière et dure. 6+6 c
C'est Elle ! c'est l'Abbesse | Alix ! Ciel ! Il y a 6+6 a
Bien des jours, bien des ans, | un siècle, qu'elle est morte. 6+6 b
Que veut-elle à celui | qui jamais n'oublia ? 6+6 a
Pourquoi le fer sanglant, | la dague qu'elle porte 6+6 b
50 Au cœur ? et ce stigmate | à son front triste et beau ? 6+6 c
Or, le spectre d'Alix | lui parle de la sorte : 6+6 b
— Magnus ! ma chair mortelle | et tombée en lambeau, 6+6 c
Cette chair que ton crime | a faite ta complice, 6+6 a
Ne gît plus insensible | au fond de son tombeau. 6+6 c
55 Afin que le Décret | éternel s'accomplisse, 6+6 a
Afin que, pure encore, | elle en puisse sortir, 6+6 b
Elle se purifie | au feu d'un long supplice. 6+6 a
Et mon âme, qui souffre | avec mon corps martyr, 6+6 b
A reçu mission | d'éveiller dans la tienne 6+6 c
60 L'incessante terreur | qui mène au repentir. 6+6 b
Car tes crimes n'ont point | tué ta foi chrétienne, 6+6 c
Et, pour braver le Dieu | terrible que tu crois, 6+6 a
Tu n'as que ton orgueil | têtu qui te soutienne. 6+6 c
Ô malheureux ! l'Enfer | entr'ouvre ses parois ! 6+6 a
65 Donne à Jésus trahi | ta minute suprême, 6+6 b
Pousse un cri de détresse | au Rédempteur en croix ! 6+6 a
Sinon, meurs, renégat, | qui te mens à toi-même, 6+6 b
Que ma pitié veilla | tant de nuits et de jours, 6+6 c
Mettant une épouvante | après chaque blasphème ! 6+6 b
70 Mais, avant de tomber | au Gouffre, et pour toujours, 6+6 c
Vois ces noirs Sarrasins, | ces compagnons funèbres, 6+6 a
Debout contre ton mur, | roides, muets et sourds. 6+6 c
Ce sont les trois Démons | qui hantent tes ténèbres. — 6+6 a
Et Magnus obéit, | et les regarde, et sent 6+6 b
75 Comme un frisson d'horreur | le long de ses vertèbres. 6+6 a
Un d'eux rampe vers lui, | sordide et grimaçant, 6+6 b
L'œil chassieux, ayant | dix griffes qu'il hérisse, 6+6 c
Et se rongeant la chair | des bras en gémissant : 6+6 b
— Reconnais-moi, Magnus ! | Je suis ton Avarice ! 6+6 c
80 Si l'eau de l'océan | était de l'or fondu, 6+6 a
Je boirais l'océan | jusqu'à ce qu'il tarisse ! 6+6 c
Viens ! nous boirons cet or | bouillant qui nous est dû ! — 6+6 a
L'autre Démon, armé | d'un fer visqueux qui fume, 6+6 b
Y lèche un sang humain | fraîchement répandu : 6+6 a
85 — Ma haine est sans merci | pour tous, ma rage écume, 6+6 b
Et mon cœur monstrueux | fait sa félicité 6+6 c
Des membres que je tranche | ou que le feu consume. 6+6 b
J'aime l'horrible cri | mille fois répété 6+6 c
Du païen torturé, | du Juif qu'on écartelle. 6+6 a
90 Reconnais-moi, Magnus ! | Je suis ta Cruauté ! — 6+6 c
Le troisième Démon, | spectre d'une horreur telle 6+6 a
Que Gomorrhe en a seule | entrevu d'approchant, 6+6 b
Se révèle dans son | infamie immortelle. 6−6 a
Larve, chacal, crapaud, | vil, immonde et méchant, 6+6 b
95 Suant l'obscénité | sans honte et sans mesure, 6+6 c
Il se dresse, se tord, | et bave en se couchant. 6+6 b
Chacun de ses regards | est une flétrissure, 6+6 c
Son aspect souillerait | la splendeur du ciel bleu : 6+6 a
— Reconnais-moi, Magnus ! | Vois ! je suis ta Luxure ! — 6+6 c
100 Le vieux Duc gronde et dit : | — Par Satan, ou par Dieu ! 6+6 a
La vision de ces | trois monstres est fort laide ; 6−6 b
Mais suis-je donc un pleutre | à trembler pour si peu ? 6+6 a
Est-ce à moi de blêmir | et de crier à l'aide 6+6 b
Quand un spectre de nonne | une nuit m'apparaît ? 6+6 c
105 Le réveil va chasser | le songe qui m'obsède. 6+6 b
— Magnus ! Magnus ! le Feu | dévorateur est prêt : 6+6 c
L'Opale coule autour | de ton doigt qu'elle enflamme. 6+6 a
Oh ! Repens-toi ! Préviens | l'irrévocable Arrêt. 6+6 c
— Non ! dit Magnus. Pourquoi | Dieu m'a-t-il forgé l'âme 6+6 a
110 De façon qu'elle rompe | et ne puisse ployer ? 6+6 b
Puisqu'il l'a faite ainsi, | qu'il en porte le blâme ! — 6+6 a
Il dit cela ! La gueule | immense du foyer 6+6 b
S'embrase plus béante, | et plus rouge flamboie ; 6+6 c
Et les souches de chêne | y semblent tournoyer. 6+6 b
115 Une Griffe en jaillit, | avide de sa proie, 6+6 c
Saisit l'homme à la gorge | irrésistiblement, 6+6 a
Et rentre, au rire affreux | de l'infernale Joie. 6+6 c
Le roc tremble. La foudre, | en un rugissement, 6+6 a
Éclate. Le donjon, | comme une nef qui sombre, 6+6 b
120 Tressaille, se lézarde, | et croule tout fumant. 6+6 a
Et c'est pourquoi, depuis, | après des ans sans nombre, 6+6 b
Quand souffle, aux nuits d'hiver, | l'ouragan furieux, 6+6 c
On voit, sur le rocher | où gît l'ancien décombre, 6+6 b
Errer un grand Chien noir | qui hurle aux mornes cieux. 6+6 c
mètre profil métrique : 6−6
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