Métrique en Ligne
LEC_2/LEC124
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES TRAGIQUES
1884
Le Lévrier de Magnus II
Un chevalier Croisé, vers l'orient de Tarse, 6+6 a
Pousse un cheval plaqué de bardes de métal, 6+6 b
Qui souffle en s'éventant avec sa queue éparse. 6+6 a
Sans guide ou compagnon, loin du pays natal, 6+6 b
5 L'aventurier, tenace et résolu dans l'âme, 6+6 c
S'en va par le désert à tous les siens fatal. 6+6 b
Le ciel en fusion verse sa morne flamme 6+6 c
Sur les longs sables roux qu'il inonde et qu'il mord, 6+6 a
Mer stérile, sans fin, sans murmure et sans lame. 6+6 c
10 L'immobile soleil emplit l'espace mort, 6+6 a
Et fait se dilater, telle qu'une buée, 6+6 b
L'impalpable poussière où l'horizon s'endort. 6+6 a
Nulle forme, nul bruit. Toute ombre refluée 6+6 b
S'est enfuie au delà de l'orbe illimité : 6+6 c
15 La solitude est vide, et vide la nuée. 6+6 b
Ce Chevalier de la Croix rouge est seul resté 6−6 c
Des guerriers qu'abritait sous sa large bannière 6+6 a
L'Empereur qui dompta le Lombard révolté. 6+6 c
Or, César a donné sa bataille dernière ; 6+6 a
20 Le grand Germain, faucheur des générations, 6+6 b
Un soir, a disparu dans l'antique rivière. 6+6 a
Sa gloire, sa puissance et ses ambitions 6+6 b
Gisent lugubrement sous cette eau glaciale 6+6 c
Qui recèle à jamais le Roi des nations. 6+6 b
25 On n'a point retrouvé sa chair impériale ; 6+6 c
Et ses margraves, loin du sinistre Orient, 6+6 a
Pleins de hâte, ont mené leur fuite déloyale. 6+6 c
Quelques-uns, d'un rang moindre et d'un cœur plus croyant, 6+6 a
Devant Ptolémaïs, qu'ils nomment Saint-Jean d'Acre, 6+6 b
30 Ont joint Plantagenet, l'Angevin effrayant. 6+6 a
Le Roi fauve a pris Chypre au vol de sa polacre, 6+6 b
Et, frayant son chemin vers les Murs bienheureux, 6+6 c
Traque, là-bas, les Turks qu'il assiège et massacre. 6+6 b
Pour Magnus, dédaignant le retour désastreux 6+6 c
35 Ou le Saint Temple, il va conquérir, par le monde, 6+6 a
Quelque royaume, ainsi qu'ont fait les anciens preux. 6+6 c
Il pousse aveuglément sa course vagabonde, 6+6 a
Sans vergogne, sans peur de plus rudes combats. 6+6 b
Si Dieu ne l'aide point, que Satan le seconde ! 6+6 a
40 Qu'il jouisse de tout ce qu'on rêve ici-bas, 6+6 b
Richesse en plein soleil et volupté dans l'ombre, 6+6 c
Et que Mahom l'accueille en ses joyeux sabbats ! 6+6 b
Il est brave, il est jeune et fort. Qui sait le nombre 6+6 c
De ses jours triomphants ? Son désir satisfait, 6+6 a
45 Il se repentira quand viendra l'âge sombre. 6+6 c
N'est-il plus clerc rapace ou vil moine, en effet, 6+6 a
Qui, pour quelques sous d'or, ne puisse, sans scandale, 6+6 b
Absoudre du péché non moins que du forfait ? 6+6 a
Il vouera, s'il le faut, sa terre féodale 6+6 b
50 Au Saint-Siège, et le noir donjon vermiculé 6+6 c
Où les os des aïeux blanchissent sous la dalle. 6+6 b
Une châsse d'argent massif et constellé 6+6 c
D'émeraudes, avec dix chandeliers d'or vierge, 6+6 a
Le rendront net et tel qu'un Ange immaculé. 6+6 c
55 Par Dieu ! maint Empereur, que l'eau bénite asperge, 6+6 a
A fait pis, et mourut en paix, qui, sur l'autel, 6+6 b
Le nimbe aux tempes, siège à la lueur du cierge. 6+6 a
Qu'il soit ou non vendu, le Mot sacramentel 6+6 b
Suffit, lie et délie ; et l'unique blasphème 6+6 c
60 Est de nier qu'un mot lave un péché mortel. 6+6 b
Donc, très tard, dans cent ans, sonne l'heure suprême ! 6+6 c
Il aura fait sur terre un premier paradis ; 6+6 a
Puis il trépassera, le front oint du Saint-Chrême. 6+6 c
D'ailleurs, combien d'élus qui se pensaient maudits ? 6+6 a
65 En avant ! En avant ! Haut l'épée et la lance ! 6+6 b
Foin du Diable ! Après tout, le monde est aux hardis. 6+6 a
Il va. Le bon cheval, encor plein de vaillance, 6+6 b
Sous l'homme qu'un réseau de fer vêt tout entier, 6+6 c
Enfonce au sol mouvant qui flamboie en silence. 6+6 b
70 Pas à pas, et sans halte, il creuse son sentier 6+6 c
Et hume, en secouant le chanfrein et la bride, 6+6 a
La fontaine qui filtre à l'ombre du dattier. 6+6 c
En un pli du désert qu'aucun souffle ne ride, 6+6 a
Elle attire de loin les bêtes dont le flair 6+6 b
75 Sent germer sa fraîcheur dans la plaine torride. 6+6 a
Sous l'implacable ciel qui brûle, où manque l'air, 6+6 b
Cavalier défaillant, pèlerin qui halète 6+6 c
Se reprennent à vivre en buvant ce flot clair. 6+6 b
Aussi, sans que l'aiguë et massive molette 6+6 c
80 Le morde aux flancs, le bon cheval hennit vers l'eau 6+6 a
Où le dattier rugueux se penche et se reflète. 6+6 c
L'ardeur de son désir lui gonfle le naseau 6+6 a
Et fait neiger, au bord de la barde imbriquée, 6+6 b
Les flocons de sueur qui moussent sur sa peau. 6+6 a
85 Voici la roche fauve au désert embusquée, 6+6 b
Et l'eau vive. Tous deux s'abreuvent à longs traits. 6+6 c
Magnus se couche et dort, la tête décasquée. 6+6 b
Sous l'ombre que midi crible en vain de ses rais, 6+6 c
L'étalon dessanglé, dont le ventre bat d'aise, 6+6 a
90 Libre du lourd chanfrein, broute le gazon frais. 6+6 c
Ils reposent ainsi, sauvés de la fournaise. 6+6 a
Le temps passe. Dans la pourpre de l'Occident 6−6 b
Le soleil plonge enfin, tel qu'une immense braise. 6+6 a
Et, brusquement, la nuit succède au jour ardent. 6+6 b
95 Le désert allégé soupire. Est-ce l'hyène 6+6 c
Et le chacal qui font, là-bas, ce bruit grondant ? 6+6 b
Quel est ce tourbillon spectral qui se déchaîne ? 6+6 c
Certes, ce ne sont pas chameaux et chameliers 6+6 a
Pérégrinant, selon la coutume ancienne. 6+6 c
100 Non ! c'est un sombre vol de cinq cents cavaliers, 6+6 a
Pirates du désert, vivant Sémoûn qui rôde, 6+6 b
Jour et nuit, à travers les sables familiers. 6+6 a
L'œil et l'oreille au guet, ils s'en vont en maraude ; 6+6 b
L'yatagan sans gaîne au flanc et lance en main, 6+6 c
105 Ils viennent, soulevant la poussière encor chaude. 6+6 b
Sinistres, haillonneux, et n'ayant rien d'humain, 6+6 c
Tout leur est bon, chrétiens, croyants, hommes et bêtes, 6+6 a
Forteresse ou couvent qui barre leur chemin. 6+6 c
Puis, des rocs, leur repaire, ils regagnent les crêtes, 6+6 a
110 Outre le lourd butin, emportant au pommeau 6+6 b
De la selle saignante un chapelet de têtes. 6+6 a
C'est une écume de toute race, un troupeau 6−6 b
Carnassier de soudards chrétiens, de Juifs, de Druses, 6+6 c
Et d'Arabes qui n'ont que les os et la peau. 6+6 b
115 L'un descend du Taurus ou des gorges abstruses 6+6 c
De l'Horeb, celui-ci du Liban, celui-là 6+6 a
Des coteaux du vieux Rhin, cet autre des Abruzzes. 6+6 c
La soif de l'or et du meurtre les assembla. 6−6 a
Transfuges, renégats, bandits, lèpre vivante, 6+6 b
120 Ils approchent par bonds rapides, les voilà ! 6+6 a
Le noble destrier, qui de loin les évente, 6+6 b
Élargit ses naseaux, gonfle son col dressé, 6+6 c
S'irrite de l'odeur et hennit d'épouvante. 6+6 b
Magnus, sans s'abriter du heaume délacé, 6+6 c
125 Saisit sa masse, crie et frappe, assomme et tue, 6+6 a
Et, saignant de la nuque aux pieds, gît terrassé. 6+6 c
C'est en vain qu'à lutter encore il s'évertue : 6+6 a
Sa tête tourbillonne, et l'ombre emplit ses yeux ; 6+6 b
La rumeur des chevaux et des hommes s'est tue. 6+6 a
130 Est-ce la mort qui vient ? Satan, sombre et joyeux, 6+6 b
Va-t-il rompre à jamais tant de force charnelle, 6+6 c
Tant de désirs sans frein d'un cœur ambitieux ? 6+6 b
Est-ce lui qui déjà l'emporte sur son aile, 6+6 c
Qui l'étreint de sa griffe, et souffle par instants 6+6 a
135 Dans ses os l'avant-goût de la flamme éternelle ? 6+6 c
Rien ! plus rien ! Un soupir des poumons haletants, 6+6 a
Un vertige, un espace immense, une nuit noire. 6+6 b
Magnus oublie, il part, et s'en va hors du temps. 6+6 a
Ainsi, comme du haut d'un âpre promontoire 6+6 b
140 On voit l'horizon vaste au loin se déployer, 6+6 c
Le vieux Duc songe aux jours lointains de son histoire. 6+6 b
Il marche, le front bas, aux lueurs du foyer, 6+6 c
Tel qu'un morne lion qui tourne dans sa cage, 6+6 a
Heurtant les durs barreaux qu'il ne saurait broyer. 6+6 c
145 Le vent hurle toujours au dehors et fait rage. 6+6 a
Les Muets sont toujours debout. Sur le pavé 6+6 b
De l'âtre, le Chien noir cligne son œil sauvage. 6+6 a
Magnus se souvient-il, ou bien a-t-il rêvé 6+6 b
Qu'en ses veines la mort mit un frisson de glace ? 6+6 c
150 Il ne sait. Il poursuit le songe inachevé. 6+6 b
Quel éblouissement inattendu l'enlace ? 6+6 c
Une tente aux longs plis de soie, aux cordes d'or ; 6+6 a
De somptueux coussins posés de place en place ; 6+6 c
Des cassolettes où l'ambre qui fume encor 6+6 a
155 Unit son tiède arome aux frais parfums des roses, 6+6 b
Filles des chauds soleils de Perse et de Lahor ; 6+6 a
En leurs gaînes d'argent tordant leurs lames closes, 6+6 b
Des sabres, des poignards aux courts pommeaux polis, 6+6 c
Constellés de saphirs et de diamants roses ; 6+6 b
160 De grands bahuts ouverts et jusqu'au bord emplis 6+6 c
D'un étincellement de pièces métalliques, 6+6 a
Besans, schiqels, sequins, aigles à fleurs de lys ; 6+6 c
D'éclatants ostensoirs, des coffrets à reliques, 6+6 a
Des chandeliers d'autel, des mitres et des croix, 6+6 b
165 Et des chapes de prêtre et des éphods bibliques. 6+6 a
Or, lui-même, vêtu tel que les anciens rois 6+6 b
D'Orient, est assis, couvert de pierreries, 6+6 c
Sous cette vaste tente aux splendides parois. 6+6 b
Il a conquis son rêve, et sur les deux Syries 6+6 c
170 La terreur de son nom plane sinistrement, 6+6 a
Comme un oiseau de proie autour des bergeries. 6+6 c
Il a tout renié, l'honneur et le serment 6+6 a
Du chevalier, le nom et la foi des ancêtres ; 6+6 b
Il règne par l'embûche et par l'égorgement. 6+6 a
175 Les bandits qui l'ont pris, voleurs, apostats, traîtres, 6+6 b
L'ont fait roi du pillage et dieu des Assassins, 6+6 c
Ayant Luxure, Orgueil et Cruauté pour prêtres. 6+6 b
Mieux que Scheikhs de tribus et Soudans sarrasins, 6+6 c
Il a de grands harems pleins de femmes fort belles 6+6 a
180 Que surveille un troupeau d'eunuques Abyssins ; 6+6 c
Arabes du Hedjaz aux longs yeux de gazelles, 6+6 a
Juives aux cheveux noirs, Persanes aux seins bruns, 6+6 b
Et négresses d'Égypte aux ardentes prunelles. 6+6 a
Les Chefs Croisés sont tous ou partis ou défunts ; 6+6 b
185 Le grand Salah-Ed-Din est couché, roide et grave, 6+6 c
Dans sa tombe royale, au milieu des parfums. 6+6 b
Donc, Magnus n'a plus rien qu'il craigne, ou qu'il ne brave ; 6+6 c
Ce qu'il condamne meurt, ce qu'il veut est à lui : 6+6 a
L'éruption de ses désirs n'a plus d'entrave. 6−6 c
190 L'œil du Diable évoqué dans l'ombre n'a pas lui ; 6+6 a
Il n'a point fait de pacte et dévoué son âme 6+6 b
Pour l'empire et pour l'or qu'il possède aujourd'hui. 6+6 a
Quand la lointaine mort viendra trancher la trame 6+6 b
Des instants orgueilleux de sa félicité, 6+6 c
195 Il ne redoute pas que Satan le réclame. 6+6 b
N'a-t-il pas, en lieu sûr, pour le cas précité, 6+6 c
Son lourd butin, la part du lion, qu'il amasse 6+6 a
Pour être la rançon de son éternité ? 6+6 c
Aussi bien, le Malin, qui ricane et grimace, 6+6 a
200 N'émousse, certes, ni n'allège, jusqu'ici, 6+6 b
Le fil de son épée ou le poids de sa masse. 6+6 a
Jésus, s'il règne aux cieux, ne prend guère en merci 6+6 b
Ses ouailles qu'il livre à qui les tond et mange ; 6+6 c
Donc, pourquoi lui, Magnus, en prendrait-il souci ? 6+6 b
205 Qu'on les garde un peu mieux, ou qu'en somme on les venge ! 6+6 c
Ainsi, de jour en jour, au cœur de l'Apostat 6+6 a
L'oubli des vains remords amoncelle sa fange. 6+6 c
Or, le Diable l'entraîne au suprême attentat. 6+6 a
mètre profil métrique : 6−6
forme globale type : terza rima classique
schéma : 69(aba) b
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