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LEC_2/LEC123
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES TRAGIQUES
1884
Le Lévrier de Magnus I
CERTES, le duc Magnus est fort comme un vieux chêne, 6+6 a
Mais sa barbe est très blanche, il a quatre-vingts ans 6+6 b
Et songe quelquefois que son heure est prochaine. 6+6 a
Droit dans sa gonne, avec son collier de besans 6+6 b
5 Et la bande de cuir où pend la courte dague, 6+6 c
À travers la grand'salle il marche à pas pesants. 6+6 b
Son front chauve est haché de rides, son œil vague 6+6 c
Regarde sans rien voir. Sur un des doigts osseux 6+6 a
Une opale larmoie au chaton d'une bague. 6+6 c
10 Hâlé par de lointains soleils, il est de ceux 6+6 a
Que, jadis, le César Souabe à barbe rousse 6+6 b
Emmena pour aider aux Chrétiens angoisseux. 6+6 a
Il eut, en ce temps-là, mille vassaux en trousse, 6+6 b
Serfs et soudards, bandits de la plaine et du Rhin, 6+6 c
15 Son cri de guerre étant : Sus ! Oncques ne rebrousse ! 6+6 b
Tous étaient gens de sac et de corde et sans frein, 6+6 c
Assoiffés du butin des villes merveilleuses 6+6 a
Aux toits d'or, aux pavés d'argent, aux murs d'airain. 6+6 c
Rêvant meurtre et pillage et nuits luxurieuses, 6+6 a
20 Casqués du morion, lance au poing, cotte au flanc, 6+6 b
Ils l'ont suivi dans ses aventures pieuses. 6−6 a
Sur la route, à travers les royaumes, brûlant 6+6 b
Et saccageant, mettant à mal les belles Juives, 6+6 c
Ils ont rôti les Juifs couchés au gril sanglant. 6+6 b
25 Aux exécrations des bouches convulsives 6+6 c
Ils répondaient avec les rires de l'Enfer, 6+6 a
Et leurs dagues gravaient la croix dans les chairs vives. 6+6 c
Puis, ils ont vu Byzance et l'éclatante mer, 6+6 a
Et meurtri le sein blanc des Idoles divines 6+6 b
30 Sous les coups qu'assénaient leurs gantelets de fer. 6+6 a
Enfin, ivres déjà de sang et de rapines, 6+6 b
Vers le Sépulcre saint, sans plus tourner le dos, 6+6 c
Ils se sont enfoncés aux terres Sarrasines. 6+6 b
Et fièvre, soif, bataille et marches sans repos 6+6 c
35 Ont si bien travaillé par l'Orient vorace, 6+6 a
Qu'ils sont tous morts, semant les chemins de leurs os. 6+6 c
Mais lui, dur et robuste et fort têtu de race, 6+6 a
L'armée en désarroi, demeura, seul des siens, 6+6 b
Et le sable, au désert, ensevelit sa trace. 6+6 a
40 Ses proches, ses amis, ses serviteurs anciens 6+6 b
Ont vécu, sans espoir que le temps le ramène, 6+6 c
Le croyant trépassé chez les peuples païens. 6+6 b
Ils dorment au tombeau, las d'une attente vaine ; 6+6 c
Et la ronce et l'ortie ont obstrué depuis 6+6 a
45 Les coteaux et les champs de l'antique domaine. 6+6 c
Les fossés sont à sec, l'eau stagnante des puits 6+6 a
Décroît. Sans révéler rien de ses destinées, 6+6 b
Aux monotones jours ont succédé les nuits. 6+6 a
Mystérieusement, après soixante années, 6+6 b
50 Le voici reparu sur les coteaux du Rhin 6+6 c
D'où, jeune, il déploya ses ailes déchaînées. 6+6 b
Il n'est point revenu, pauvre, la corde au rein, 6+6 c
Avec l'humble bourdon et les blancs coquillages, 6+6 a
Par les routes, pieds nus, tel qu'un vieux pèlerin. 6+6 c
55 On n'a point vu passer de somptueux bagages 6+6 a
Escortés de captifs faits aux peuples maudits, 6+6 b
Cheminant et ployant sous le poids des pillages. 6+6 a
Mais, une nuit, des serfs, du fond de leurs taudis, 6+6 b
Derrière la muraille hier déserte encore 6+6 c
60 Ont vu luire des feux de leurs yeux interdits. 6+6 b
Quand, comment et par où revint-il ? On l'ignore. 6+6 c
C'est bien lui cependant, sur le sombre rocher 6+6 a
Qui le verra mourir et qui vit son aurore. 6+6 c
Les moines ni les clercs n'osent plus l'approcher ; 6+6 a
65 Aux cavités de la chapelle centenaire 6−6 b
L'orfraie et le hibou, seuls, sont venus nicher. 6+6 a
Il vit là désormais, sur le haut de son aire, 6+6 b
Dans le donjon moussu qu'ont noirci tour à tour 6+6 c
Les hivers, les étés, la pluie et le tonnerre. 6+6 b
70 Et derrière les murs lézardés de la tour 6+6 c
Il a, pour compagnons de sa vieillesse impie, 6+6 a
Trois Sarrasins muets ramenés au retour. 6+6 c
Chacun, baron ou serf, s'inquiète et l'épie ; 6+6 a
Mais nul n'a franchi l'huis barré de fer du seuil. 6+6 b
75 On ne sait ce qu'il fait ou quel crime il expie. 6+6 a
Un souffle d'épouvante, un air chargé de deuil 6+6 b
Plane autour du Croisé qui ne prie et ne chasse, 6+6 c
Et qui s'est clos, vivant, dans ce morne cercueil. 6+6 b
Les voyageurs qui vont de Thuringe en Alsace 6+6 c
80 Passent en hâte, par les sentiers détournés, 6−6 a
Et se signent trois fois, et parlent à voix basse. 6+6 c
Les Chevaliers-bandits, ces pilleurs forcenés 6+6 a
Qui rôdent, infestant les deux bords du grand fleuve, 6+6 b
S'écartent, eux aussi, des hauts murs ruinés. 6+6 a
85 Soit qu'ils jugent la proie assez piètre et peu neuve, 6+6 b
Soit respect du vieux Duc blanchi sous d'autres cieux, 6+6 c
Ils se sont abstenus de tenter cette épreuve. 6+6 b
Donc, Magnus, lentement, comme un spectre anxieux, 6+6 c
D'un bout à l'autre de la salle à voûte épaisse 6−6 a
90 Marche, les bras au dos, le rêve dans les yeux. 6+6 c
Lames torses, carquois, engins de toute espèce, 6+6 a
Trompes, bois de cerfs, peaux d'aurochs, de loups et d'ours, 6+6 b
Pendent aux murs moisis et que le temps dépèce. 6+6 a
Pleines d'éclats soudains et de craquements sourds, 6+6 b
95 Au fond de l'âtre creux flamboyent quatre souches 6+6 c
Sur leurs doubles landiers de fer massifs et lourds. 6+6 b
La fumée et la flamme en tourbillons farouches 6+6 c
Montent et font jaillir des chemises d'acier, 6+6 a
Dans l'ombre, çà et là, des gerbes d'éclairs louches. 6+6 c
100 Aux pieds d'une escabelle à brancards et dossier 6+6 a
Gît un grand lévrier d'Égypte ou de Syrie 6+6 b
Que l'âge et que la faim semblent émacier. 6+6 a
Devant l'âtre embrasé qui ronfle, siffle et crie, 6+6 b
Il feint de sommeiller, immobile, allongé 6+6 c
105 Sur le ventre, étirant son échine amaigrie. 6+6 b
L'arc vertébral tendu, nœuds par nœuds étagé, 6+6 c
Il a posé sa tête aiguë entre ses pattes, 6+6 a
Tel qu'un magicien l'eût en pierre changé. 6+6 c
L'ardeur du vaste feu brûle les dalles plates, 6+6 a
110 Mais il n'en ressent rien, et, quoiqu'il soit tout noir, 6+6 b
Il se revêt parfois de lueurs écarlates. 6+6 a
Au dehors, une nuit funèbre. On entend choir 6+6 b
La pierre des merlons, et tressauter la herse, 6+6 c
Et la tuile des toits dévaler et pleuvoir. 6+6 b
115 Par masses, et tantôt par furieuse averse, 6+6 c
Sans relâche et sans fin, lugubre effondrement, 6+6 a
La neige croule, pleut, tournoie et se disperse. 6+6 c
D'un suaire rigide elle étreint rudement 6+6 a
Le sol, les rocs, les bois, et le fleuve qui râle 6+6 b
120 Sous les glaçons qu'il rompt de moment en moment. 6+6 a
Et le vent fait courir sa plainte sépulcrale 6+6 b
Des caveaux du donjon à son faîte ébranlé, 6+6 c
Embouchant l'escalier qui se tord en spirale. 6+6 b
D'un rauque hurlement de cris aigus mêlé 6+6 c
125 Il emplit la crevasse ouverte à la muraille, 6+6 a
Et fouette le battant sur le gond descellé. 6+6 c
Il secoue aux piliers les grappes de ferraille, 6+6 a
Ou, parfois, accroupi dans les angles profonds, 6+6 b
Il pousse un rire amer comme un démon qui raille. 6+6 a
130 Le duc Magnus n'entend ni les cris ni les bonds 6+6 b
Du vent qui s'évertue à travers les décombres 6+6 c
Et culbute en courant les hiboux aux yeux ronds. 6+6 b
Le rude seigneur songe à des choses plus sombres : 6+6 c
Ses vieilles actions le hantent chaque nuit 6+6 a
135 De plus vivants sanglots et de plus mornes ombres. 6+6 c
Tandis qu'il va le long du mur rugueux qui luit, 6+6 a
Assailli par le flux de son passé tenace, 6+6 b
L'œil mi-clos du Chien noir l'espionne et le suit. 6+6 a
Dès qu'il tourne le dos, cet œil plein de menace 6+6 b
140 Avec avidité darde un éclair haineux 6+6 c
Qui s'éteint brusquement quand le maître repasse. 6+6 b
Puis, le Chien souffle et fait vibrer ses reins noueux. 6+6 c
Et les trois Sarrasins, roides, comme en extase, 6+6 a
Sont là debout. Qui sait si la vie est en eux ? 6+6 c
145 Un immuable rire aux dents, la tête rase, 6+6 a
Ils rêvent, flagellés par les rouges reflets 6+6 b
De l'âtre crépitant où la souche s'embrase. 6+6 a
Sur la grêle cheville et les bras violets 6+6 b
Qui pendent aux deux bords de leur veste grossière, 6+6 c
150 Étincelle l'argent de triples bracelets. 6+6 b
Ils gardent fixement ouverte la paupière, 6+6 c
Où luisent deux trous blancs sous le front ténébreux. 6+6 a
On dirait un seul homme en trois spectres de pierre. 6+6 c
Tels, maître, esclaves, chien, par le fracas affreux 6+6 a
155 De la tempête qui se déchaîne et qui pleure, 6+6 b
Veillent, cette nuit-là, sans se parler entre eux. 6+6 a
Qu'attendent-ils au fond de l'antique demeure ? 6+6 b
Serait-ce point quelque jugement sans merci 4+8 c
Qui se doit accomplir quand arrivera l'heure ? 6+6 b
160 À quoi songe le vieux duc Magnus ? à ceci : 6+6 c
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