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LEC_1/LEC88
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES BARBARES
1862
La Fin de l'Homme
Voici. Qaïn errait sur la face du monde. 6+6 a
Dans la terre muette Ève dormait, et Seth, 6+6 b
Celui qui naquit tard, en Hébron grandissait. 6+6 b
Comme un arbre feuillu, mais que le temps émonde, 6+6 a
5 Adam, sous le fardeau des siècles, languissait. 6+6 b
Or, ce n'était plus l'Homme en sa gloire première, 6+6 a
Tel qu'Iahvèh le fit pour la félicité, 6+6 b
Calme et puissant, vêtu d'une mâle beauté, 6+6 b
Chair neuve où l'âme vierge éclatait en lumière 6+6 a
10 Devant la vision de l'immortalité. 6+6 b
L'irréparable chute et la misère et l'âge 6+6 a
Avaient courbé son dos, rompu ses bras nerveux, 6+6 b
Et sur sa tête basse argenté ses cheveux. 6+6 b
Tel était l'Homme, triste et douloureuse image 6+6 a
15 De cet Adam pareil aux Esprits lumineux. 6+6 b
Depuis bien des étés, bien des hivers arides, 6+6 a
Assis au seuil de l'antre et comme enseveli 6+6 b
Dans le silencieux abîme de l'oubli, 6+6 b
La neige et le soleil multipliaient ses rides : 6+6 a
20 L'ennui coupait son front d'un immuable pli. 6+6 b
Parfois Seth lui disait : — Fils du Très-Haut, mon père, 6+6 a
Le cèdre creux est plein du lait de nos troupeaux, 6+6 b
Et dans l'antre j'ai fait ton lit d'herbe et de peaux. 6+6 b
Viens ! Le lion lui-même a gagné son repaire. — 6+6 a
25 Adam restait plongé dans son morne repos. 6+6 b
Un soir, il se leva. Le soleil et les ombres 6+6 a
Luttaient à l'horizon rayé d'ardents éclairs, 6+6 b
Les feuillages géants murmuraient dans les airs, 6+6 b
Et les bêtes grondaient aux solitudes sombres. 6+6 a
30 Il gravit des coteaux d'Hébron les rocs déserts. 6+6 b
Là, plus haut que les bruits flottants de la nuit large, 6+6 a
L'Hôte antique d'Éden, sur la pierre couché, 6+6 b
Vers le noir Orient le regard attaché, 6+6 b
Sentit des maux soufferts croître la lourde charge : 6+6 a
35 Ève, Abel et Qaïn, et l'éternel péché ! 6+6 b
Ève, l'inexprimable amour de sa jeunesse, 6+6 a
Par qui, hors cet amour, tout changea sous le ciel ! 6+6 b
Et le farouche enfant, chaud du sang fraternel !… 6+6 b
L'Homme fit un grand cri sous la nuée épaisse, 6+6 a
40 Et désira mourir comme Ève et comme Abel ! 6+6 b
Il ouvrit les deux bras vers l'immense étendue 6+6 a
Où se leva le jour lointain de son bonheur, 6+6 b
Alors qu'il t'ignorait, ô fruit empoisonneur ! 6+6 b
Et d'une voix puissante au fond des cieux perdue, 6+6 a
45 Depuis cent ans muet, il dit : — Grâce, Seigneur ! 6+6 b
Grâce ! J'ai tant souffert, j'ai pleuré tant de larmes, 6+6 a
Seigneur ! J'ai tant meurtri mes pieds et mes genoux 6+6 b
Élohim ! Élohim ! de moi souvenez-vous ! 6+6 b
J'ai tant saigné de l'âme et du corps sous vos armes, 6+6 a
50 Que me voici bientôt insensible à vos coups ! 6+6 b
O jardin d'Iahvèh, Éden, lieu de délices, 6+6 a
Où sur l'herbe divine Ève aimait à s'asseoir ; 6+6 b
Toi qui jetais vers elle, ô vivant encensoir, 6+6 b
L'arôme vierge et frais de tes milles calices, 6+6 a
55 Quand le soleil nageait dans la vapeur du soir ! 6+6 b
Beaux lions qui dormiez, innocents, sous les palmes, 6+6 a
Aigles et passereaux qui jouiez dans les bois, 6+6 b
Fleuves sacrés, et vous, Anges aux douces voix, 6+6 b
Qui descendiez vers nous, à travers les cieux calmes, 6+6 a
60 Salut ! Je vous salue une dernière fois ! 6+6 b
Salut, ô noirs rochers, cavernes où sommeille 6+6 a
Dans l'immobile nuit tout ce qui me fut cher 6+6 b
Hébron ! muet témoin de mon exil amer, 6+6 b
Lieu sinistre où, veillant l'inexprimable veille, 6+6 a
65 La femme a pleuré mort le meilleur de sa chair ! 6+6 b
Et maintenant, Seigneur, vous par qui j'ai dû naître, 6+6 a
Grâce ! Je me repens du crime d'être né 6+6 b
Seigneur, je suis vaincu, que je sois pardonné ! 6+6 b
Vous m'avez tant repris ! Achevez, ô mon Maître ! 6+6 a
70 Prenez aussi le jour que vous m'avez donné. — 6+6 b
L'Homme ayant dit cela, voici, par la nuée, 6+6 a
Qu'un grand vent se leva de tous les horizons 6+6 b
Qui courba l'arbre altier au niveau des gazons, 6+6 b
Et, comme une poussière au hasard secouée, 6+6 a
75 Déracina les rocs de la cime des monts. 6+6 b
Et sur le désert sombre, et dans le noir espace, 6+6 a
Un sanglot effroyable et multiple courut, 6+6 b
Chœur immense et sans fin, disant : — Père, salut ! 6+6 b
Nous sommes ton péché, ton supplice et ta race 6+6 a
80 Meurs, nous vivrons ! — Et l'Homme épouvanté mourut. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite périodique
schéma : 16(abbab)
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