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LEC_1/LEC83
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES BARBARES
1862
Les deux Glaives
XIe ET XIIe SIÈCLES
I
L'ABSOLUTION
Un vieux moine à l'œil cave, aux lèvres ascétiques, 6+6 a
Muet, et tel qu'un spectre en ce monde oublié, 6+6 b
Vêtu de laine blanche, en sa stalle ployé, 6+6 b
Tient sa croix pectorale entre ses doigts étiques. 6+6 a
5 Sur la face amaigrie et sur le front blafard 6+6 a
De ce corps épuisé que la tombe réclame, 6+6 b
Éclate la vigueur immortelle de l'âme ; 6+6 b
Un indomptable orgueil dort dans ce froid regard. 6+6 a
Le souci d'un pouvoir immense et légitime 6+6 a
10 L'enveloppe. Il se sent rigide, dur, haï. 6+6 b
Il est tel que Moïse, après le Sinaï, 6+6 b
Triste jusqu'à la mort de sa tâche sublime. 6+6 a
Rongé du même feu, sombre du même ennui, 6+6 a
Il savoure à la fois sa gloire et son supplice, 6+6 b
15 Et couvre l'univers d'un pan de son cilice. 6+6 b
Ce moine croit. Il sait que le monde est à lui. 6+6 a
Son siècle étant féroce et violent, mais lâche, 6+6 a
Ayant moins de souci du ciel que de l'enfer, 6+6 b
Il ne le mène point par la corde et le fer : 6+6 b
20 Sa malédiction frappe mieux que la hache. 6+6 a
Seul, outragé, proscrit, errant au fond des bois, 6+6 a
Il parle, et tout se tait. Les fronts deviennent pâles. 6+6 b
Il sèche avec un mot les sources baptismales 6+6 b
Et fait hors du tombeau blanchir les os des rois. 6+6 a
25 La salle est large et basse ; un jour terne l'éclaire. 6+6 a
Au dehors neige et vent heurtent les durs vitraux. 6+6 b
Le silence au dedans, où, sur onze escabeaux, 6+6 b
Des prélats sont assis en rang mi-circulaire. 6+6 a
Ceux-ci, sous un étroit capuchon rouge et noir, 6+6 a
30 Et leurs robes couvrant leurs souliers jusqu'aux pointes, 6+6 b
Immobiles, les yeux fixes et les mains jointes, 6+6 b
Semblent ne rien entendre et semblent ne rien voir. 6+6 a
Avec ses longs cheveux où l'épine est mêlée, 6+6 a
De l'arbre de la Croix, la plaie ouverte au flanc, 6+6 b
35 Fantôme douloureux, tout roide et tout sanglant, 6+6 b
Jésus étend les bras sur la morne assemblée. 6+6 a
Tête et pieds nus, un homme est là, sur les genoux, 6+6 a
Transi, le dos courbé, pâle d'ignominie. 6+6 b
Ce serf est un César venu de Germanie, 6+6 b
40 L'Empereur dont les rois très chrétiens sont jaloux. 6+6 a
Sans dague et sans haubert, la chevelure rase, 6+6 a
Avilissant sa race autant que ses aïeux, 6+6 b
Ce chef des braves gît, les larmes dans les yeux, 6+6 b
Sous le pied monacal qu'il baise et qui l'écrase. 6+6 a
45 Et César porte envie au pâtre obscur des monts 6+6 a
Qui, de haillons vêtu, sent battre son cœur libre 6+6 b
Et l'air du vaste ciel où son chant monte et vibre 6+6 b
Retremper sa vigueur et gonfler ses poumons. 6+6 a
— Saint Père, j'ai péché, dit-il d'une voix haute ; 6+6 a
50 J'ai pris une lueur de l'Enfer pour flambeau ; 6+6 b
J'ai profané la crosse et j'ai souillé l'anneau ; 6+6 b
Saint Père ! j'ai péché par ma très grande faute. 6+6 a
J'ai cru, l'épée au poing et le globe en ma main, 6+6 a
Et d'un geste réglant les nations soumises, 6+6 b
55 Que les choses de Dieu m'étaient aussi permises ; 6+6 b
Le Diable pour me perdre a frayé mon chemin. 6+6 a
J'eusse mieux fait, n'était mon attache charnelle 6+6 a
Et le mauvais orgueil d'envahir mes voisins, 6+6 b
D'aller vers l'Orient chasser les Sarrasins 6+6 b
60 Qui font trôner Mahom sur la Tombe éternelle. 6+6 a
J'ai parjuré ma foi, j'ai menti grandement 6+6 a
Quand j'en donnai parole au Siège apostolique ; 6+6 b
Mais, par l'incorruptible et céleste relique, 6+6 b
Par le vrai bois de Christ, je tiendrai mon serment. 6+6 a
65 Saint Père ! me voici comme je vins au monde, 6+6 a
Faible et nu, devant toi, mon juge et mon recours. 6+6 b
J'ai prié sans relâche et jeûné quatre jours, 6+6 b
Je me suis repenti : guéris ma lèpre immonde. 6+6 a
Roi des âmes, Vicaire infaillible de Dieu, 6+6 a
70 Toi qui gardes les clefs de la Béatitude, 6+6 b
Si l'expiation soufferte est assez rude, 6+6 b
Grâce ! sauve ma chair et mon âme du feu ! — 6+6 a
Et le César, heurtant les dalles de la tête, 6+6 a
Baise les pieds du moine et reste prosterné. 6+6 b
75 L'autre le laisse faire et dit : — Sois pardonné ! 6+6 b
La majesté du Siège unique est satisfaite. 6+6 a
Ce n'est point devant l'homme impuissant, faible et vieux, 6+6 a
Que l'Empereur armé du glaive s'humilie ; 6+6 b
C'est aux pieds de Celui qui lie et qui délie, 6+6 b
80 Tant que vivra la terre et que luiront les cieux. 6+6 a
Va donc ! et souviens-toi de l'heure où, dans sa force, 6+6 a
Ta haute nef heurta l'inébranlable écueil ; 6+6 b
Souviens-toi, chêne altier, tranché dans ton orgueil, 6+6 b
Qu'une cendre inféconde emplissait ton écorce. 6+6 a
85 Va ! Je t'absous au nom du Père, au nom du Fils 6+6 a
Et de l'Esprit ! — César se relève et salue ; 6+6 b
Il sort. Un flot de honte à son front pâle afflue, 6+6 b
Et le moine humblement baise son crucifix. 6+6 a
II
CHŒUR DES ÉVÊQUES
— Le Seigneur a maudit le fleuve dans la source, 6+6 a
90 La moisson dans le grain, l'homme dans le berceau 6+6 b
Et toute chair gémit sans trêve et sans ressource, 6+6 a
Le Foudroyé l'ayant marquée avec son sceau ! 6+6 b
Dans le plus innocent dort le germe d'un crime ; 6+6 a
Toute joie est un piège où trébuche le cœur ; 6+6 b
95 Toute Babel ne croît qu'au penchant de l'abîme 6+6 a
Où le vaincu sanglant entraîne le vainqueur. 6+6 b
Mais, ô Phare allumé dans notre nuit immense, 6+6 a
O Siège de l'Apôtre, ô magnifique Autel, 6+6 b
Si tout languit et meurt, renaît et recommence, 6+6 a
100 Toi seul es immuable et toi seul immortel ! 6+6 b
Comme les sombres flots contre un haut promontoire, 6+6 a
Cap céleste, tu vois les siècles furieux 6+6 b
S'écrouler en écume au gouffre expiatoire, 6+6 a
Sitôt qu'ils ont touché tes pieds mystérieux ! 6+6 b
105 Car tu germais au fond des temps que Dieu domine, 6+6 a
Aux entrailles de l'âme humaine enraciné ! 6+6 b
Et, pour jaillir un jour, la Volonté divine 6+6 a
Te conçut bien avant que le monde fût né ! 6+6 b
Que te font, Roc sacré, vers qui volent les âmes, 6+6 a
110 Les aveugles assauts des peuples et des rois ? 6+6 b
Plus épaisse est leur nuit, plus vives sont tes flammes ! 6+6 a
Leurs ongles et leurs dents s'usent à tes parois. 6+6 b
Et quand, plein de fureurs, de stupides huées, 6+6 a
Tout l'Enfer t'escalade en légions de feu, 6+6 b
115 S'il monte, tu grandis par delà les nuées, 6+6 a
Jusqu'aux astres, jusqu'aux Anges, jusques à Dieu ! 6−6 b
Du sang des Bienheureux mille fois arrosée, 6+6 a
Cime accessible à l'humble et terrible au pervers, 6+6 b
La fleur des trois Vertus éclôt sous ta rosée, 6+6 a
120 Et d'un triple parfum embaume l'univers ! 6+6 b
O Saint-Siège romain, maître unique et seul juge, 6+6 a
Tel qui croit t'outrager avec impunité, 6+6 b
Serf ou César, n'a plus, mort ou vif, de refuge : 6+6 a
Dieu le frappe en ce monde et dans l'éternité ! — 6+6 b
III
CHŒUR DES CÉSARS
125 — O Rome, qu'un vil moine, en ta chaise curule, 6+6 a
Étrangle avec l'étole et marque avec la croix, 6+6 b
Nous nous sommes levés en entendant ta voix, 6+6 b
Vieille reine du monde, épouse du grand Jule ! 6+6 a
Toi qui faisais gronder l'essaim des légions, 6+6 a
130 En secouant un pli de ta robe guerrière, 6+6 b
Mains jointes, le dos bas, le front dans la poussière, 6+6 b
Tu t'es accoutumée aux génuflexions ! 6+6 a
Ta pourpre s'est changée en blêmes scapulaires ; 6+6 a
Et, livrant son échine au bâton du berger, 6+6 b
135 Du harnais de l'ânon tu laisses outrager 6+6 b
La Louve qu'entouraient les faisceaux consulaires. 6+6 a
O Ville des héros, pleine de mendiants, 6+6 a
Tu prends les os des morts pour dépouilles opimes, 6+6 b
Les macérations sont tes hauts faits sublimes 6+6 b
140 Sous le fouet orgueilleux des clercs psalmodiants ! 6+6 a
Mais, aux donjons du Rhin et de la Franconie, 6+6 a
Tes hurlements d'angoisse, à travers nos créneaux 6+6 b
Pénétrant notre cœur irrité de tes maux, 6+6 b
Nous ont fait une part dans ton ignominie. 6+6 a
145 Le sol impérial tressaille sous nos chars, 6+6 a
Et voici qu'attestant les feuilles sibyllines, 6+6 b
L'aigle crie et tournoie au front des sept collines. 6+6 b
Rome, Rome, debout ! Reconnais tes Césars ! 6+6 a
Reprends le globe, ô Rome, et le sceptre et le glaive, 6+6 a
150 Afin qu'à notre face, après la longue nuit, 6+6 b
Dans son orgueil, sa force et sa gloire et son bruit, 6+6 b
L'éternelle Cité sur le monde se lève ! 6+6 a
Et nous, que conviaient tes cris désespérés, 6+6 a
L'épée en une main et l'olivier dans l'autre, 6+6 b
155 Rachetant à jamais ton opprobre et le nôtre, 6+6 b
Nous veillerons, assis sur tes sommets sacrés ! — 6+6 a
IV
L'AGONIE
Vingt-neuf ans ont passé sur l'homme et sur l'Empire, 6+6 a
Pleins du flux et reflux des sombres nations, 6+6 b
De combats, de douleurs, de malédictions. 6+6 b
160 Le siècle onzième est mort, et l'autre est déjà pire. 6+6 a
Le grand Moine qui vit la force à ses genoux 6+6 a
Et se taire les rois devant sa face auguste, 6+6 b
Dans Salerne a rendu l'âme ferme du juste, 6+6 b
En attestant Celui qui s'immola pour nous. 6+6 a
165 Mais son esprit flamboie et brûle de sa lave 6+6 a
Le vieux Victor, Urbain, qui pousse l'Occident 6+6 b
Par tourbillons armés contre l'Islam ardent, 6+6 b
Et Pascal, le nouvel élu du saint Conclave. 6+6 a
Dans un noir carrefour d'une antique cité, 6+6 a
170 Au fond d'une masure où souffle une âpre bise, 6+6 b
Sur la paille mouillée un vieillard agonise, 6+6 b
Sans un être vivant qui veille à son côté. 6+6 a
Des larmes lentement brûlent sa blême joue. 6+6 a
Étendu sur le dos, l'œil terne, haletant, 6+6 b
175 Il tressaille et roidit les bras, et par instant 6+6 b
Il parle d'une voix qu'un râle affreux enroue : 6+6 a
— A moi, mes chevaliers, mes Saxons, mes Lombards ! 6+6 a
Haut la lance et le glaive ! Allemagne, Italie, 6+6 b
En avant ! Que le cri de César vous rallie ! 6+6 b
180 Faites flotter au vent les royaux étendards ! 6+6 a
J'ai froid, Seigneur Jésus ! Seigneur, je vous conjure, 6+6 a
Épargnez cette angoisse effroyable à ma fin… 6+6 b
O Seigneur Christ ! Le chef du Saint Empire a faim ! 6+6 b
Son fils est parricide, et son peuple est parjure. 6+6 a
185 Qui m'appelle ? Est-ce toi, mauvais moine, qui viens 6+6 a
Insulter ton César qui meurt sans funérailles ? 6+6 b
Va-t'en ! J'ai combattu dans soixante batailles ! 6+6 b
Mes Évêques trois fois ont démenti les tiens. 6+6 a
Mes Évêques ! Ils ont élu, sous mon épée, 6+6 a
190 Le vrai Pape, Guibert de Ravenne, Clément ! 6+6 b
Les lâches m'ont trahi depuis impudemment, 6+6 b
Et, ma puissance morte, ils l'ont dite usurpée. 6+6 a
O honte ! Et j'ai ployé sous ta verge de fer ! 6+6 a
Et me voici, vieux, pauvre, affamé, misérable, 6+6 b
195 Râlant sur ce fumier d'angoisse inénarrable ! 6+6 b
Pourquoi ne viens-tu pas, si c'est ici l'Enfer ? 6+6 a
Ah ! tu frappais les Oints du Seigneur sur leur trône, 6+6 a
Antéchrist ! Moi, j'ai pris ta ville et t'ai chassé 6+6 b
Comme un loup par la meute en son antre forcé… 6+6 b
200 Jésus ! la faim me ronge et l'horreur m'environne ! — 6+6 a
La voix baisse et s'éteint. On entend au dehors 6+6 a
Les maigres chiens, vaguant par la nuit en tourmente, 6+6 b
Qui flairent tous les seuils de la cité dormante 6+6 b
Et hurlent, comme ils font à la piste des morts. 6+6 a
205 La voix reprend : — Ah ! ah ! les démons sont en quête, 6+6 a
Les bons limiers que nul n'a surpris en défaut ! 6+6 b
Holà, chiens ! C'est la chair de César qu'il vous faut. 6+6 b
Venez, l'heure est propice et la curée est prête ! 6+6 a
Meurs donc, ô mendiant ! Meurs, excommunié, 6+6 a
210 Qui tenais dans ta main la Germanie et Rome ! 6+6 b
Deux fois sacré, devant le ciel et devant l'homme, 6+6 b
Et que l'homme et le ciel et la terre ont nié ! 6+6 a
Meurs, ô toi qui jadis m'emportais sur ton aile, 6+6 a
Aigle des fiers Ottons, puissant, libre et joyeux ! 6+6 b
215 Le hibou clérical t'a crevé les deux yeux ; 6+6 b
Rentre avec ton vieux maître en la nuit éternelle ! — 6+6 a
Et le vent, déchaîné dans l'ombre des chemins, 6+6 a
Accroît ses tourbillons qu'un sanglot accompagne ; 6+6 b
Et voici qu'il est mort, l'Empereur d'Allemagne, 6+6 b
220 Le vaincu d'Hildebrand, Henry, roi des Romains. 6+6 a
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