Métrique en Ligne
a voyelle stable
er voyelle ambigüe
e "e" masculin
e "e" féminin
e "e" élidé
e "e" ignoré
e "e" écarté
12 longueur métrique
6-6 mètre
LEC_1/LEC75
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES BARBARES
1862
Le Corbeau
Sérapion, abbédes onze monastères 6+6 a
D'Arsinoë, soumisaux trois règles austères, 6+6 a
Sous Valens, empereurdes pays d'Orient, 6+6 b
Un soir, se promenait,méditant et priant, 6+6 b
5 Silencieux, le longdes bas arceaux du cltre. 6+6 c
Le soleil disparulaissait les ombres crtre 6+6 c
Du sein des oasiset des sables déserts ; 6+6 d
Les astres s'éveillaientdans le bleu noir des airs 6+6 d
Et, si n'était, parfois,du fond des solitudes, 6+6 e
10 Quelques rugissementsde lion, brefs et rudes, 6+6 e
Autour du monastère,en un repos complet, 6+6 f
Et dans le ciel, la nuitvaste se déroulait. 6+6 f
L'abbé Sérapion,d'un pas lent, sur les dalles, 6+6 g
Marchait, faisant sonnerle cuir de ses sandales, 6+6 g
15 Anxieux de l'Éditimpérial, lequel 6+6 h
Était une épouvanteaux serviteurs du ciel, 6+6 h
Ordonnant d'enrôler,par légions subites, 6+6 i
Pour la guerre des Goths,cent mille cénobites. 6+6 i
Car, en ce temps-là, ceuxqui, dans le monde épars, 6+6 j
20 Cherchaient l'oubli du siècleen Dieu, de toutes parts, 6+6 j
En haute et basse Égypte,abondaient, vieux et jeunes, 6+6 k
Afin d'être sauvéspar prières et jnes. 6+6 k
Et c'est pourquoi l'Éditsigné de l'Empereur 6+6 m
Emplissait les couventsde trouble et de terreur ; 6+6 m
25 Et toute chair saignaitsous de plus lourds cilices, 6+6 n
Pour désarmer Jésustouché par ces supplices. 6+6 n
Or l'Abbé méditaitsur cela, d'un esprit 6+6 o
Plein d'angoisse, et priaitpour son troupeau proscrit, 6+6 o
Levant les bras au cielet disant : — Dieu m'assiste ! — 6+6 p
30 Mais, comme il s'en allait,le front bas, l'âme triste, 6+6 p
Dans l'ombre des arceauxvoici qu'il entendit 6+6 o
Brusquement une voixtrès rauque qui lui dit : 6+6 o
— Vénérable seigneur,soyez-moi pitoyable ! — 6+6 q
Et l'Abbé se signa,croyant ouïr le Diable, 6+6 q
35 Et ne vit rien, le cltreétant sombre d'ailleurs. 6+6 r
La voix sinistre dit :— J'ai vu des temps meilleurs ; 6+6 r
J'ai fait de beaux festins !Et, par une loi dure, 6+6 s
Aujourd'hui c'est la faimsans trêve que j'endure ; 6+6 s
Or, mon pieux seigneur,n'en soyez étonné, 6+6 t
40 J'étais déjà très vieuxquand Abraham est né. 6+6 t
Au nom du roi Jésus,démon ou créature 6+6 s
Qui m'implores aveccette étrange imposture, 6+6 s
Qui que tu sois enfinqui me parles ainsi, 6+6 u
Viens ! dit l'Abbé. — Seigneur,dit l'autre, me voici. — 6+6 u
45 Et sur la balustrade,aussitôt, une forme 6+6 v
Devant Sérapionse laissa choir, énorme, 6+6 v
Un oiseau gauche et lourd,l'aile ouverte à demi, 6+6 u
Mais dont les yeux flambaientsous le cltre endormi. 6+6 u
L'Abbé vit que c'étaitun corbeau d'une espèce 6+6 w
50 Géante. L'âge avaittordu la corne épaisse 6+6 w
Du bec, et, par endroits,le corps tout déplumé 6+6 t
D'une affreuse maigreurparaissait consumé. 6+6 t
Certes, la foi du Moineétait vive et robuste ; 6+6 x
Il savait que la grâceest le rempart du juste ; 6+6 x
55 Mais, n'ayant jamais eude telle vision, 6+6 y
Il se sentit frémiren cette occasion. 6+6 y
Et les yeux de la Bêteéclairaient les ténèbres, 6+6 z
Tandis qu'elle agitaitses deux ailes funèbres. 6+6 z
Sérapion lui dit :— Si ton nom est Satan, 6+6 a
60 Démon, chien, réprouvé,je te maudis ! Va-t'en ! 6+6 a
Par la vertu de Christ,le rédempteur des âmes, 6+6 b
Je te chasse : retombeaux éternelles flammes ! — 6+6 b
Et, ce disant, il fitun grand signe de croix. 6+6 c
— Je ne suis point celui,saint Abbé, que tu crois, 6+6 c
65 Dit l'Oiseau noir, riantd'un sombre et mauvais rire ; 6+6 e
Ne dépense donc pointle temps à me maudire. 6+6 e
Je suis né corbeau, Mtre,et tel que me voilà, 6+6 f
Mais il y a beaucoupde siècles de cela. 6+6 f
La famine me ronge,et je veux de ta grâce 6+6 g
70 Quelque peu de chair maigreà défaut de chair grasse. 6+6 g
Seigneur Moine, en retour,je te dirai comment 6+6 b
J'apporte un sûr remèdeà ton secret tourment. 6+6 b
— Nous ne touchons jamais,selon nos saintes règles, 6+6 h
Aux pâtures des loups,des corbeaux et des aigles, 6+6 h
75 Dit l'abbé. Va rôder,si tu veux de la chair, 6+6 i
Sur les champs de bataille moissonne l'Enfer. 6+6 i
Ici, pour réparerta faim et tes fatigues, 6+6 j
Tu n'aurais qu'un morceaude pain noir et des figues. 6+6 j
— Soit ! dit le vieil Oiseau,je ne suis point friand ; 6+6 b
80 Et toute nourritureest bonne au mendiant 6+6 b
Qu'un dur jne depuistrois siècles ronge et brûle. 6+6 l
— Suis-moi donc, dit l'Abbé,jusques en ma cellule. — 6+6 l
Et l'autre, tout joyeuxde l'invitation, 6+6 y
Par les noirs corridorssuivit Sérapion. 6+6 y
85 Quand il eut dévorépain dur et figues sèches, 6+6 m
Le Corbeau secouacomme un faisceau de flèches 6+6 m
Les plumes de son dosmaigre, et, fermant les yeux, 6+6 n
Parut mettre en oublile Moine soucieux. 6+6 n
Celui-ci, bras croiséssous sa robe grossière. 6+6 o
90 Regardait fixementla bête carnassière, 6+6 o
Et murmurait : — Jésus !dépistez, ô Seigneur, 6+6 m
Les embûches du Diableautour de mon honneur ! 6+6 m
Saints Anges ! tout cecin'est point chose ordinaire. 6+6 o
Que me veut cet oiseaumille fois centenaire ? 6+6 o
95 Nul vivant n'a reçud'hôte plus singulier. 6+6 t
Abritez-moi, Seigneur,sous votre bouclier ! — 6+6 t
Or, tandis que l'Abbéméditait de la sorte, 6+6 p
Le Corbeau tout à couplui dit d'une voix forte : 6+6 p
— Je ne dors point, ainsique vous l'avez pensé, 6+6 t
100 Vénérable Rabbi ;je rêvais du passé, 6+6 t
Me demandant de quoiles âmes étaient faites. 6+6 q
J'ai connu, dans leur temps,tous les anciens prophètes 6+6 q
Qui, certes, l'ignoraient.— Parle sans blasphémer, 6+6 t
Dit le moine, ou l'Enferpuisse te consumer ! 6+6 t
105 Que t'importe, chair vile,inerte pourriture, 6+6 s
Qui rentreras bientôtdans l'aveugle nature 6+6 s
Avec l'argile et l'eaude la pluie et le vent, 6+6 b
Vaine ombre, indifférenteaux yeux du Dieu vivant, 6+6 b
A toi qui n'es que fangeavant d'être poussière, 6+6 o
110 Le royaume les Saintssiègent dans la lumière ? 6+6 o
Le lion, le corbeau,l'aigle, l'âne et le chien, 6+6 r
Qu'est-ce que tout celadans la mort, sinon rien ? 6+6 r
— Seigneur, dit le Corbeau,vous parlez comme un homme 6+6 s
Sûr de se réveilleraprès le dernier somme ; 6+6 s
115 Mais j'ai vu force Roiset des peuples entiers 6+6 t
Qui n'allaient point de vieà trépas volontiers. 6+6 t
A vrai dire, ils semblaientpeu certains, à cette heure, 6+6 u
De sortir promptementde leur noire demeure. 6+6 u
En outre, sachez-le,j'en ai mangé beaucoup, 6+6 v
120 Et leur âme avec eux,Mtre, du même coup. 6+6 v
— Vil païen, dit l'Abbé,quand la chair insensible 6+6 w
Est morte, l'âme au cielouvre une aile invisible. 6+6 w
De sa grâce, aussi bien,Dieu ne t'a point pourvu 6+6 x
Pour voir ce que les Saintset les Anges ont vu : 6+6 x
125 Les esprits, dans l'azur,comme autant de colombes, 6+6 y
Au soleil éterneltournoyant hors des tombes ! 6+6 y
Et c'est la vérité.— Pour moi, dit le Corbeau, 6+6 z
J'en doute fort, n'ayantpoint reçu ce flambeau. 6+6 z
Ainsi soit-il ! pourtant,si la chose est notoire. 6+6 a
130 Mais vous plt-il d'ouvrirl'oreille à mon histoire, 6+6 a
Seigneur, et de m'en tendreen ma confession ? 6+6 y
J'ai, ce soir, grand besoind'une absolution. 6+6 y
— J'écoute, dit le Moine.Heureux qui s'humilie, 6+6 b
Car le vrai repentirnous lave et nous délie, 6+6 b
135 Et réjouit le cœurdes Anges dans les cieux ! 6+6 n
— Je le prends de très haut,mon Mtre, étant très vieux : 6+6 n
En ce temps-là, seigneurAbbé, l'Eau solitaire 6+6 o
Avait noyé la racehumaine avec la terre, 6+6 o
Et, par delà le fteescaladé des monts, 6+6 c
140 Haussait jusques au cielsa bave et ses limons. 6+6 c
Ce fut le dernier jourdes rois et des empires 6+6 d
Antiques. S'ils étaientmeilleurs, s'ils étaient pires 6+6 d
Que ceux-ci, je ne sais.Leurs vertus ou leurs torts 6+6 e
Importent peu d'ailleursdu moment qu'ils sont morts. 6+6 e
145 Ils étaient fort pervers,dit le Moine, et leur Juge 6+6 f
Les noya justementdans les eaux du Déluge. 6+6 f
C'était un monde impie,, grâce au Suborneur, 6+6 m
La femme séduisitles Anges du Seigneur. 6+6 m
— J'y consens, dit l'Oiseau,ce n'est point mon affaire, 6+6 o
150 Et celui qui le fitn'avait qu'à le mieux faire. 6+6 o
Toujours est-il qu'il s'enétait débarrassé. 6+6 t
Le monde ancien, Seigneur,étant donc trépassé, 6+6 t
L'arche immense flottaitdepuis quarante aurores, 6+6 g
Et l'océan sans fin,heurtant ses flancs sonores, 6+6 g
155 Dans la brume des deuxy beait lourdement 6+6 b
Tout ce qui survivaità l'engloutissement. 6+6 b
Et j'étais là, parmiles espèces sans nombre, 6+6 h
Et j'attendais mon heure,immobile dans l'ombre. 6+6 h
Un jour, ayant tarileur vaste réservoir, 6+6 i
160 Les torrents épuiséscessèrent de pleuvoir ; 6+6 i
Le soleil resplendità l'orient de l'arche ; 6+6 j
L'abîme décrut : — Va !me dit le Patriarche, 6+6 j
Et, si quelque montagneémerge au loin des mers, 6+6 d
Apprends-nous qu'Iahvèhpardonne à l'univers. — 6+6 d
165 Je pris mon vol, joyeuxde fuir à tire-d'ailes, 6+6 k
Et j'allais effleurantles eaux universelles ; 6+6 k
Et depuis, je ne sais,n'étant point revenu, 6+6 x
Ce que le noir vaisseaude l'homme est devenu. 6+6 x
— Ce fut là, dit le Moine,une action mauvaise. 6+6 w
170 — Seigneur, dit le Corbeau,c'est que, ne vous déplaise, 6+6 w
Aimant à voyagerdans ma jeune saison, 6+6 y
Je respirais bien mieuxau grand air qu'en prison. 6+6 y
Je vis bientôt, Rabbi,poindre des cimes vertes 6+6 l
Qui fumaient au soleil,d'algue épaisse couvertes ; 6+6 l
175 Et je m'y vins perchersur un grand cèdre noir, 6+6 i
D' je pouvais planerdans l'espace et mieux voir. 6+6 i
Et j'attendis trois joursavec trois nuits entières. 6+6 a
Et le soleil encoreépandit ses lumières, 6+6 a
Et je vis que la mer,reprenant son niveau, 6+6 z
180 Avait laissé rentreun univers nouveau, 6+6 z
Mais vide, tout souillédes écumes marines, 6+6 m
Et comme hérisséd'effroyables ruines. 6+6 m
Au bas de la montagne j'étais arrêté, 6+6 t
Dormait dans la vapeurune énorme cité 6+6 t
185 Aux murs de terre rougeétagés en terrasses 6+6 n
Et bâtis par le braspuissant des vieilles races. 6+6 n
Écroulés sous le faixdes flots démesurés, 6+6 t
Ces murs avaient heurtéces palais effondrés 6+6 t
les varechs visqueux,emplis de coquillages, 6+6 o
190 Pendant le long des toitscomme de noirs feuillages, 6+6 o
Au travers des plafondstombaient par blocs confus, 6+6 p
Enlacés en spiraleépaisse autour des fûts, 6+6 p
Et faisant des manteauxde limons et de fanges 6+6 q
Aux cadavres géantsdes Rois, enfants des Anges. 6+6 q
195 Et j'en vis deux, seigneurAbbé, debout encor 6+6 r
Sur un trône, et liésavec des chnes d'or : 6+6 r
Un homme au front superbe,à la haute stature, 6+6 s
Qui, de ses bras nerveux,comme d'une ceinture, 6+6 s
Pressait contre son seinune femme aux grands yeux 6+6 n
200 Qui semblait contemplerson amant glorieux ; 6+6 n
Et je lus sur sa boucheentr'ouverte et glacée 6+6 s
Le bonheur de mourirpar ces bras enlacée. 6+6 s
Lui, le cou ferme et droit,dompté, mais non vaincu, 6+6 x
Et sans peur dans la mortcomme il avait vécu, 6+6 x
205 Avait tout préservéde ce commun naufrage, 6+6 t
Sa beauté, son orgueil,sa force et son courage. 6+6 t
Autour de la citémuette un lac gisait 6+6 f
le soleil sinistreavec horreur luisait, 6+6 f
Gouffre de vase, pleinde colossales bêtes 6+6 q
210 Inertes et montrantleurs ventres ou leurs têtes. 6+6 q
Ours, énormes lézards,immenses éléphants, 6+6 u
A demi submergéspar ces flots étouffants, 6+6 u
Grands aigles fatiguésde planer dans les nues 6+6 v
Et de ne plus trouverles montagnes connues, 6+6 v
215 Taureaux ouvrant encorleurs convulsifs naseaux, 6+6 w
Léviathans surprispar la fuite des eaux, 6+6 w
Tous les vieux habitantsde la terre féconde 6+6 x
Avec l'homme gonflaientau loin la boue immonde ; 6+6 x
Et de chaudes vapeurss'épandaient dans les vents. 6+6 u
220 Or, sachant que les mortssont pâture aux vivants, 6+6 u
Je vécus là, seigneurAbbé, beaucoup d'années, 6+6 y
Très joyeux, bénissantles bonnes destinées 6+6 y
Et l'abondant travailde la mer ; car enfin, 6+6 r
Homme ou corbeau, mangerest doux quand on a faim. 6+6 r
225 Depuis bien des soleils,dans cette solitude. 6+6 z
Je coulais des jours pleinsde molle quiétude, 6+6 z
Quand un soir, du sommetde l'arbre accoutumé, 6+6 t
Je vis, vers l'Orientbrusquement enflammé, 6+6 t
Au sein d'un tourbillonde splendeurs inconnues, 6+6 v
230 Un fantôme puissantqui venait par les nues. 6+6 v
Ses ailes battaient l'airimmense autour de lui ; 6+6 u
Ses cheveux flamboyaientdans le ciel ébloui ; 6+6 u
Et, les bras étendus,d'une haleine profonde 6+6 x
Il chassait les vapeursqui pesaient sur le monde. 6+6 x
235 Aux limpides clartésde ses regards d'azur, 6+6 a
L'eau vive étincelaitdans le marais impur 6+6 a
Ombragé de roseaux,rougi de fleurs soudaines ; 6+6 b
Les monts brûlaient, bûchersdes dépouilles humaines ; 6+6 b
.Et, jaillissant des rocs leur germe était clos, 6+6 c
240 Les fleuves nourriciersmultipliaient leurs flots, 6+6 c
Épanchant leur frcheuraux arides vallées 6+6 y
Toutes chaudes encordes écumes salées. 6+6 y
Et l'espace tournadans mes yeux, saint Abbé ! 6+6 f
Et, comme un mort, au pieddu cèdre je tombai. 6+6 d
245 Qui sait combien durace long sommeil sans trêve ? 6+6 e
Mais qu'est-ce que le temps,sinon l'ombre d'un rêve ? 6+6 e
Quand je me réveillai,quelques siècles après, 6+6 d
Ce fut sous l'ombre noireet sans fin des forêts. 6+6 d
Tout avait disparu :la ville aux blocs superbes 6+6 g
250 S'était disséminéeen poudre sous les herbes ; 6+6 g
Et comme je planaissur les feuillages verts. 6+6 d
Je vis que l'homme avaitreconquis l'univers. 6+6 d
J'entendis des clameursféroces et sauvages 6+6 o
De tous les horizonsrouler par les nuages ; 6+6 o
255 Et, du nord au midi,de l'est à l'occident, 6+6 b
Ivres de leur fureur,œil pour œil, dent pour dent, 6+6 b
Avec l'âpre sanglotdes étreintes mortelles, 6+6 k
Jours et nuits, se heurtaientles nations nouvelles. 6+6 k
Les traits sifflaient au loin,les masses aux nœuds durs 6+6 h
260 Brisaient les fronts guerriersainsi que des fruits mûrs ; 6+6 h
Les femmes, les vieillardssanglants dans la poussière, 6+6 o
Et les petits enfantsécrasés sur la pierre 6+6 o
Attestaient que les flotsdu Déluge récent 6+6 b
Avaient purifiéle monde renaissant ! 6+6 b
265 Ah ! ah ! les blêmes chairsdes races égorgées, 6+6 y
De corbeaux, de vautourset d'aigles assiégées, 6+6 y
Exhalaient leurs parfumsdans le ciel radieux 6+6 n
Comme un grand holocausteoffert aux nouveaux. Dieux ! 6+6 n
— Ne t'en réjouis pas,rebut de la géhenne ! 6+6 i
270 Dit le Moine. Aveuglépar l'envie et la haine, 6+6 i
Tu n'as pu voir, maudit,dans l'univers ancien, 6+6 r
Que les œuvres du malet non celles du bien, 6+6 r
Et tu ne regardais,ô bête inexorable, 6+6 q
La pauvre humanitéque par les yeux du Diable ! 6+6 q
275 — Hélas ! je crois, Seigneur,en y réfléchissant, 6+6 b
Que l'homme a toujours eusoif de son propre sang, 6+6 b
Comme moi le désirde sa chair vive ou morte. 6+6 p
C'est un gt naturelqui tous deux nous emporte 6+6 p
Vers l'accomplissementde notre double vœu. 6+6 k
280 Le Diable n'y peut rien,Mtre, non plus que Dieu ; 6+6 k
Et j'estime aussi peu,sans haine et sans envie, 6+6 b
Les choses de la mortque celles de la vie. 6+6 b
Dans sa sincérité,voilà mon sentiment, 6+6 b
Et si j'ai ri, c'était,Seigneur, innocemment. 6+6 b
285 — Roi des Anges, SeigneurJésus, mon divin Mtre ! 6+6 l
Dit le Moine, liezla langue de ce trtre ! 6+6 l
Aussi bien il blasphèmeet raille sans merci. 6+6 u
— Pieux Abbé, ne vousirritez point ainsi : 6−6 u
Songez que n'étant rienqu'un peu de chair sans âme. 6+6 m
290 Je ne puis mériterni louange, ni blâme ; 6+6 m
Et que, si je me tais,vous conduirez demain 6+6 r
Cent mille moines, casqueen tête et pique en main, 6+6 r
Ce seront de fort beauxguerriers dans la bataille, 6+6 n
Qui verseront un sangbénit à chaque entaille, 6+6 n
295 Et, morts, s'envolerontsans tarder droit au ciel ; 6+6 h
Car, selon vous, Rabbi,c'est là l'essentiel. 6+6 h
— Va ! dit Sérapion,Dieu sans doute commande, 6+6 o
Pour expier mes lourdspéchés, que je t'entende. 6+6 o
Parle donc, et poursuissans plus argumenter, 6+6 t
300 Car le temps du salutse perd à t'écouter. 6+6 t
— Mtre, les jours passaient ;et j'avançais en âge, 6+6 t
Ivre du sang versésur les champs de carnage, 6+6 t
Toujours robuste et fortcomme au siècle lointain 6+6 r
Ou sur les sombres eauxresplendit le matin. 6+6 r
305 Et les hommes croissaient,vivaient, mouraient, semblables 6+6 p
A des rêves, amasde choses périssables 6+6 p
Que le vent éterneldes impassibles cieux 6+6 n
Balayait dans l'oublimorne et silencieux ; 6+6 n
Et les forêts germaient,et rentraient dans la boue 6+6 q
310 Leurs troncs écartelés la foudre se joue, 6+6 q
Ne laissant que le sablearide et le rocher 6+6 t
je vis la roséeet l'ombre s'épancher. 6+6 t
Les cités, de porphyreet de ciment bâties, 6+6 r
S'écroulaient sous mes yeux,pour jamais englouties ; 6+6 r
315 Les tempêtes vannaientleur poussière, et la nuit 6+6 o
Du néant étouffaitle vain nom qui les suit, 6+6 o
Avec le souvenirde leurs langues antiques 6+6 s
Et le sens disparudes pages granitiques. 6+6 s
Enfin, seigneur Abbé,germe mystérieux 6+6 n
320 De siècle en siècle éclos,j'ai vu ntre des Dieux, 6+6 n
Et j'en ai vu mourir !Les mers, les monts, les plaines 6+6 b
En versaient par milliersaux visions humaines ; 6+6 b
Ils se multipliaientdans la flamme et dans l'air, 6+6 i
Les uns armés du glaiveet d'autres de l'éclair, 6+6 i
325 Jeunes et vieux, cruels,indulgents, beaux, horribles, 6+6 t
Faits de marbre ou d'ivoire,et tantôt invisibles, 6+6 t
Adorés et haïs,et sûrs d'être immortels ! 6+6 f
Et voici que le tempsébranlait leurs autels, 6+6 f
Que la haine grondaitau milieu de leurs fêtes, 6+6 q
330 Que le monde en révolteégorgeait leurs prophètes, 6+6 q
Que le rire insulteur,plus amer que la mort, 6+6 u
Vers l'abîme communprécipitait leur sort ; 6+6 u
Et qu'ils tombaient, honnis,survivant à leur gloire, 6+6 a
Dieux déchus, dans la fosseirrévocable et noire ; 6+6 a
335 Et d'autres renaissaientde leur cendre, et toujours 6+6 v
Hommes et Dieux roulaientdans le torrent des jours. 6+6 v
Moi, je vivais, voyantce tourbillon d'images 6+6 o
Se dissiper au ventde mes ailes sauvages. 6+6 o
Calme, heureux, sans regrets,et ne reconnaissant 6+6 b
340 Ces spectres qu'a l'odeurde la chair et du sang. 6+6 b
Je vivais ! tout mouraitpar les cieux et les mondes ; 6+6 w
Je vivais, promenantmes courses vagabondes 6+6 w
Des cimes du Caucaseaux cèdres du Carmel, 6+6 h
De l'univers mobilehabitant éternel, 6+6 h
345 Et du banquet immenseimmuable convive, 6+6 x
Me disant : Si tout meurt,c'est afin que je vive ! 6+6 x
Et je vivais ! Ah ! ah !seigneur Sérapion, 6+6 y
En ces beaux siècles, saufvotre permission, 6−6 y
Si pleins d'écroulementset de clameurs de guerre, 6+6 o
350 Dans ma félicitéje ne prévoyais guère 6+6 o
Qu'il viendrait un jour sombre le mauvais destin 6+6 r
Me frapperait au seuilde mon meilleur festin, 6+6 r
Et que je trnerais,plus de trois cents années, 6+6 y
Au sentier de la faimmes ailes décharnées. 6+6 y
355 Maudit soit ce jour-làparmi les jours passés 6+6 t
Et futurs, m'ont prisces désirs insensés ! 6+6 t
Maudit soit-il, de l'aubeau soir, dans sa lumière 6+6 o
Et son ombre, dans sachaleur et sa poussière. 6−6 o
Et dans tous les vivantsqui virent son éveil 6+6 h
360 Et le lugubre éclatde son morne soleil 6+6 h
Et sa fin ! Oui, mauditsoit-il, et qu'il n'en reste 6+6 y
Qu'un souvenir plus sombreencore et plus funeste, 6+6 y
Qui soit, ainsi que lui,septante fois maudit ! — 6+6 o
Le Corbeau, hérissantses plumes, ayant dit 6+6 o
365 Cet anathème avecbeaucoup de violence, 6+6 z
Garda quelques instantsun sinistre silence, 6+6 z
Comme accablé d'un lourddésespoir et d'effroi. 6+6 a
— Donc, le bras du Très-Hauts'est abattu sur toi, 6+6 a
Dit le Moine, et vengeantd'innombrables victimes, 6+6 b
370 Corbeau hideux, il t'aflagellé de tes crimes ? 6+6 b
— Rabbi, dit le Corbeau,n'est-il point d'équité 6+6 t
De ne punir jamaisqu'un dessein médité, 6+6 t
L'intention mauvaise,et non le fait unique ? 6+6 c
Certes, mon châtimentfut une chose inique, 6+6 c
375 Car je ne savais point,Mtre, et j'obéissais 6+6 f
A ma nature, sanscolère et sans excès. 6−6 f
— Qu'as-tu fait ? dit le Moine.Achève ? la nuit passe 6+6 g
Et les astres déjàs'inclinent dans l'espace. 6+6 g
— Seigneur, dit l'Oiseau noiragité de terreur, 6+6 m
380 Ceci m'advint du tempsde Tibère, empereur. 6+6 m
Un jour que je cherchaisma proie accoutumée 6+6 s
En planant au-dessusdes villes d'Idumée, 6+6 s
Un grand vent m'emporta.C'était un vendredi, 6+6 u
Autant qu'il m'en souvienne,et dans l'après-midi. 6+6 u
385 Et je vis trois gibetssur la colline haute, 6+6 d
Et trois suppliciésqui pendaient côte à côte. 6+6 d
— Miséricorde ! ditle Moine tout en pleurs, 6+6 r
C'était le Roi Jésusentre les deux voleurs ! 6+6 r
— Cette colline, ditl'Oiseau, très âpre et nue, 6+6 e
390 Silencieusementse dressait dans la nue. 6+6 e
Un nuage rougipar le soleil couchant, 6+6 b
Immobile dans l'airpoudreux et desséchant, 6+6 b
Pesait de tout son poidssur ce morne ossuaire, 6+6 o
Comme sur un sépulcreun granit mortuaire. 6+6 o
395 Et la hauteur étaitdéserte autour des croix 6+6 c
deux des condamnéshurlaient à pleines voix 6+6 c
Par un râle plus sourdsouvent interrompues, 6+6 v
Et se tordaient, ayantles deux cuisses rompues. 6+6 v
Mais le troisième, Mtre,une ouverture au flanc, 6+6 b
400 Attaché par trois clousà son gibet sanglant, 6+6 b
Ceint de ronces, meurtripar les coups de lanières, 6+6 a
Reposait au sortirdes angoisses dernières, 6+6 a
Allongeant ses bras mortset ployant les genoux. 6+6 g
Il était jeune et beau,sa tête aux cheveux roux 6+6 g
405 Dormait paisiblementsur l'épaule inclinée ; 6+6 s
Et, d'un mystérieuxsourire illuminée, 6+6 s
Sans regrets, sans orgueil,sans trouble et sans effort, 6+6 u
Semblait se réjouirdans l'opprobre et la mort. 6+6 u
Certes, de quelque nomque la terre le nomme, 6+6 s
410 Celui-là n'était pointuniquement un homme, 6+6 s
Car de sa chevelureet de toute sa chair 6+6 i
Rayonnait un feu doux,disséminé dans l'air, 6+6 i
Et qui baignait parfoisdes lueurs de l'opale 6+6 h
Ce cadavre si beau,si muet et si pâle. 6+6 h
415 Et je le contemplais,n'ayant rien vu de tel 6+6 h
Parmi les Rois au trôneet les Dieux sur l'autel. 6+6 h
O Jésus ! dit l'Abbé,levant ses mains unies, 6+6 r
O source et réservoirdes grâces infinies, 6+6 r
Verbe de Dieu, vrai Dieu,vrai Soleil du vrai ciel, 6+6 h
420 Vrai Rédempteur, qui busl'hysope avec le fiel, 6+6 h
Et qui voulus, du sangde tes chères blessures, 6+6 i
De l'antique péchélaver les flétrissures, 6+6 i
O Christ, c'était toi ! Christ !c'était ton corps sacré, 6+6 t
Pain des Anges, par quitout sera réparé, 6+6 t
425 Ton corps, Seigneur, substanceet nourriture vraies, 6+6 j
Avec l'intarissableeau vive de tes plaies ! 6+6 j
C'était ta chair, ô roiJésus ! qui pendait là, 6+6 f
Sur ce bois devant quil'univers chancela, 6+6 f
Sur cet arbre que Dieude sa rosée inonde, 6+6 x
430 Et dont le fruit vivantest le salut du monde ! 6+6 x
Mon Seigneur ! par ce prixque nous t'avons cté, 6+6 t
Gloire au plus haut des cieuxet dans l'éternité 6+6 t
Des temps, pour jamaista grâce nous convie, 6+6 b
Gloire à toi, Christ-Jésus,force, lumière et vie ! 6+6 b
435 Amen ! dit le Corbeau.Rabbi, vous parlez bien ; 6+6 r
Mais de ceci, pour monmalheur, ne sachant rien, 6−6 r
Je pris très follementmon vol pour satisfaire 6+6 o
Ma faim, comme j'avaiscoutume de le faire. 6+6 o
— Maudit ! cria l'Abbé,les cheveux hérissés 6+6 t
440 D'épouvante, d'horreuret de colère ; assez ! 6+6 t
Saints Anges ! as-tu donc,ô bête sacrilège, 6+6 k
Osé toucher la chairtrois fois sainte ? Puissé-je 6+6 k
Expier, par mes pleurset par mon sang, ce fait 6+6 f
D'avoir ouï parler,Jésus, d'un tel forfait ! 6+6 f
445 Ce vil mangeur des morts,sur la Croix éternelle 6+6 m
Poser sa griffe immondeet refermer son aile ! 6+6 m
O profanationhorrible ! Seigneur Dieu ! 6+6 k
L'inextinguible Enfera-t-il assez de feu 6+6 k
Pour brûler ce corbeaumonstrueux et vorace ? 6+6 g
450 — Mtre, dit l'Oiseau noir,apaisez-vous, de grâce ! 6+6 g
Et daignez m'écouter,s'il vous plt, jusqu'au bout. 6+6 n
Je volai vers la croix ;mais, hélas ! ce fut tout. 6+6 n
Un spectre éblouissant,pareil à ce grand Ange 6+6 o
Qui du monde jadispurifiait la fange, 6+6 o
455 Et dont l'éclat me fittomber inanimé, 6+6 t
Abrita le Dieu mortde son bras enflammé ; 6+6 t
Et comme je gisaissur la pierre brûlante, 6+6 p
Je l'entendis parlerd'une voix grave et lente. 6+6 p
Et cette voix toujoursm'enveloppe, ô Rabbi : 6+6 u
460 — Puisque l'Agneau divindésormais a subi, 6+6 u
Plus amers que le fielet la mort elle-même, 6+6 q
Et l'ineffable outrageet l'opprobre suprême 6+6 q
D'exciter ton désiren horreur au tombeau ; 6+6 z
Puisque tout est finipar ton œuvre, Corbeau ! 6+6 z
465 Tu ne mangeras plus,ô bête inassouvie, 6+6 b
Qu'après trois cent soixanteet dix-sept ans de vie. — 6+6 b
Et son souffle me prit,comme un grand tourbillon 6+6 y
Fait d'une feuille morteau revers du sillon, 6+6 y
Et me jeta, le corpssanglant, l'aile meurtrie, 6+6 b
470 Du morne Golgothapar delà Samarie. 6+6 b
— Cet Ange, dit le Moine,était assurément, 6+6 b
En ceci, beaucoup moinssévère que clément. 6+6 b
— C'est un supplice étrangeet sans nom que de vivre 6+6 r
De ce qui fait mourir !quand la faim vous enivre 6+6 r
475 Et vous mord, furieuse,au ventre, que de voir 6+6 i
Quelque festin royal l'on ne peut s'asseoir, 6+6 i
Et d'errer sans reposentre mille pâtures, 6+6 i
Pour y multipliersans trêve ses tortures ! 6+6 i
Depuis ce jour fatal,mon Mtre, j'ai jné ; 6+6 t
480 J'ai vainement mordude mon bec acharné 6+6 t
L'homme sur la poussièreet le fruit mûr sur l'arbre ; 6+6 s
L'un devenait de rocet l'autre était de marbre ; 6+6 s
Et, toujours consuméd'angoisse et de désir, 6+6 t
Convoitant une proieimpossible à saisir, 6+6 t
485 Portant de ciel en cielma faim inexorable, 6+6 q
J'ai vécu, maigre, vieux,haletant, misérable ! 6+6 q
Ce fut là mon supplice,et, certe, immérité. 6+6 t
— Le châtiment fut bon,dit le Moine irrité. 6+6 t
Repens-toi, sans nierton infaillible Juge. 6+6 f
490 Quoi ! n'as-tu point, depuisl'universel Déluge, 6+6 f
Dans ta faim effroyableà tant d'hommes gisants, 6+6 u
Assez mangé, Corbeau,pour jner trois cents ans ? 6+6 u
On ne se défait pointd'une vieille habitude 6+6 z
Sans que l'épreuve, ditle Corbeau, ne soit rude, 6+6 z
495 Et si vous ne mangiezde sept jours seulement 6+6 b
Vous verriez ce que vautvotre raisonnement, 6+6 b
Eussiez-vous, subissantvos brèves destinées, 6+6 y
Dévoré le festinde mes trois mille années ! 6+6 y
Or voici, grâce à vous,seigneur Sérapion, 6+6 y
500 Que j'ai fini le tempsde l'expiation. 6+6 y
Votre pain était dur,vos figues étaient sèches, 6+6 m
Mais, hier, le Danubeétait plein de chairs frches, 6+6 m
Et portait à la mer,en un lit de roseaux, 6+6 w
Les Romains égorgésqui rougissaient les eaux. 6+6 w
505 Vivez, Rabbi, dans laprière et le silence : 6−6 z
Un roi goth a clouél'Édit d'un coup de lance 6+6 z
Droit au cœur de Valens,et César est fait Dieu. 6+6 k
Absolvez-moi, Seigneur,que je vous dise adieu ! 6+6 k
J'ai hâte de revoirle vieux fleuve et ses hôtes. 6+6 u
510 Vous m'avez écouté,vous connaissez mes fautes ; 6+6 u
Absolvez-moi, mon Mtre,afin que sans retard 6+6 v
De ce festin guerrierje réclame ma part, 6+6 v
Et m'abreuve du sangdes braves, et renaisse 6+6 w
Aussi robuste et fierqu'aux jours de ma jeunesse ! 6+6 w
515 — Seigneur Dieu, qui régnezdans les hauteurs du ciel, 6+6 h
Donnez-lui, dit l'Abbé,le repos éternel ! — 6+6 h
Le Corbeau battit l'airde ses ailes étiques, 6+6 s
Et tomba mort le longdes dalles monastiques. 6+6 s
mètre profil métrique : 6−6
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