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| = césure
LEC_1/LEC38
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES BARBARES
1862
La Forêt vierge
Depuis le jour antique où germa sa semence, 6+6 a
Cette forêt sans fin, aux feuillages houleux, 6+6 b
S'enfonce puissamment dans les horizons bleus 6+6 b
Comme une sombre mer qu'enfle un soupir immense. 6+6 a
5 Sur le sol convulsif l'homme n'était pas né 6+6 a
Qu'elle emplissait déjà, mille fois séculaire, 6+6 b
De son ombre, de son repos, de sa colère, 6−6 b
Un large pan du globe encore décharné. 6+6 a
Dans le vertigineux courant des heures brèves, 6+6 a
10 Du sein des grandes eaux, sous les cieux rayonnants, 6+6 b
Elle a vu tour à tour jaillir des continents 6+6 b
Et d'autres s'engloutir au loin, tels que des rêves. 6+6 a
Les étés flamboyants sur elle ont resplendi, 6+6 a
Les assauts furieux des vents l'ont secouée, 6+6 b
15 Et la foudre à ses troncs en lambeaux s'est nouée ; 6+6 b
Mais en vain : l'indomptable a toujours reverdi. 6+6 a
Elle roule, emportant ses gorges, ses cavernes, 6+6 a
Ses blocs moussus, ses lacs hérissés et fumants 6+6 b
Où, par les mornes nuits, geignent les caïmans 6+6 b
20 Dans les roseaux bourbeux où luisent leurs yeux ternes ; 6+6 a
Ses gorilles ventrus hurlant à pleine voix, 6+6 a
Ses éléphants gercés comme une vieille écorce, 6+6 b
Qui, rompant les halliers effondrés de leur force, 6+6 b
S'enivrent de l'horreur ineffable des bois ; 6+6 a
25 Ses buffles au front plat, irritables et louches, 6+6 a
Enfouis dans la vase épaisse des grands trous, 6+6 b
Et ses lions rêveurs traînant leurs cheveux roux 6+6 b
Et balayant du fouet l'essaim strident des mouches ; 6+6 a
Ses fleuves monstrueux, débordants, vagabonds, 6+6 a
30 Tombés des pics lointains, sans noms et sans rivages, 6+6 b
Qui versent brusquement leurs écumes sauvages 6+6 b
De gouffre en gouffre avec d'irrésistibles bonds. 6+6 a
Et des ravins, des rocs, de la fange, du sable, 6+6 a
Des arbres, des buissons, de l'herbe, incessamment 6+6 b
35 Se prolonge et s'accroît l'ancien rugissement 6+6 b
Qu'a toujours exhalé son sein impérissable. 6+6 a
Les siècles ont coulé, rien ne s'est épuisé, 6+6 a
Rien n'a jamais rompu sa vigueur immortelle ; 6+6 b
Il faudrait, pour finir, que, trébuchant sous elle, 6+6 b
40 La terre s'écroulât comme un vase brisé. 6+6 a
O forêt ! Ce vieux globe a bien des ans à vivre ; 6+6 a
N'en attends point le terme et crains tout de demain, 6+6 b
O mère des lions, ta mort est en chemin, 6+6 b
Et la hache est au flanc de l'orgueil qui t'enivre. 6+6 a
45 Sur cette plage ardente où tes rudes massifs, 6+6 a
Courbant le dôme lourd de leur verdeur première, 6+6 b
Font de grands morceaux d'ombre entourés de lumière 6+6 b
Où méditent debout tes éléphants pensifs ; 6+6 a
Comme une irruption de fourmis en voyage 6+6 a
50 Qu'on écrase et qu'on brûle et qui marchent toujours, 6+6 b
Les flots t'apporteront le roi des derniers jours. 6+6 b
Le destructeur des bois, l'homme au pâle visage. 6+6 a
Il aura tant rongé, tari jusqu'à la fin 6+6 a
Le monde où pullulait sa race inassouvie, 6+6 b
55 Qu'à ta pleine mamelle où regorge la vie 6+6 b
Il se cramponnera dans sa soif et sa faim. 6+6 a
Il déracinera tes baobabs superbes, 6+6 a
Il creusera le lit de tes fleuves domptés ; 6+6 b
Et tes plus forts enfants fuiront épouvantés 6+6 b
60 Devant ce vermisseau plus frêle que tes herbes. 6+6 a
Mieux que la foudre errant à travers tes fourrés, 6+6 a
Sa torche embrasera coteau, vallon et plaine ; 6+6 b
Tu t'évanouiras au vent de son haleine ; 6+6 b
Son œuvre grandira sur tes débris sacrés. 6+6 a
65 Plus de fracas sonore aux parois des abîmes ; 6+6 a
Des rires, des bruits vils, des cris de désespoir. 6+6 b
Entre des murs hideux un fourmillement noir ; 6+6 b
Plus d'arceaux de feuillage aux profondeurs sublimes. 6+6 a
Mais tu pourras dormir, vengée et sans regret, 6+6 a
70 Dans la profonde nuit où tout doit redescendre : 6+6 b
Les larmes et le sang arroseront ta cendre, 6+6 b
Et tu rejailliras de la nôtre, ô forêt ! 6+6 a
mètre profil métrique : 6−6
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