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LEC_1/LEC23
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES BARBARES
1862
Djihan-Arâ
Quand tu vins parfumer la tige impériale, 6+6 a
Djihan-Arâ ! le ciel était splendide et pur ; 6+6 b
L'astre du grand Akbar en couronnait l'azur ; 6+6 b
Et couchée au berceau sur la pourpre natale, 6+6 a
5 Rose, tu fleurissais dans le sang de Tymur. 6+6 b
L'aurore où tu naquis fut une aube de fête ; 6+6 a
Son rose éclair baigna d'abord tes faibles yeux. 6+6 b
Ton oreille entendit flotter un bruit joyeux 6+6 b
De voix et de baisers, et, de la base au faîte, 6+6 a
10 Tressaillir la demeure auguste des aïeux. 6+6 b
De ses jardins royaux, Delhi, la cité neuve, 6+6 a
Effeuilla devant toi l'arôme le plus frais ; 6+6 b
Les peuples, attentifs à l'heure où tu naîtrais, 6+6 b
Saluèrent ton nom sur les bords du saint fleuve, 6+6 a
15 Et l'écho le redit à l'oiseau des forêts. 6+6 b
Jeune âme, tu reçus le tribut de cent villes. 6+6 a
La mosquée octogone alluma, jours et soirs, 6+6 b
Ses tours de marbre roux, comme des encensoirs ; 6+6 b
Mais ton rire enfantin luit sur les fronts serviles 6+6 a
20 Mieux que les minarets sur les carrefours noirs. 6+6 b
Afin qu'on te bénît par des vœux unanimes, 6+6 a
Pour que le pervers même adorât le moment 6+6 b
Où ton âme brilla dans ton regard charmant, 6+6 b
Le sabre s'émoussa sur le cou des victimes, 6+6 a
25 Et ton premier soupir fut un signal clément. 6+6 b
Tu grandis, de respect, d'amour environnée, 6+6 a
Sous les dômes mongols de ta grâce embellis, 6+6 b
Calme comme un flot clair, vierge comme les lys, 6+6 b
Plus digne de mourir au monde, à peine née, 6+6 a
30 Que l'homme de baiser ta robe aux chastes plis. 6+6 b
L'empire était heureux aux jours de ta jeunesse : 6+6 a
La fortune suivait, dans la fuite du temps, 6+6 b
Le maître pacifique et les peuples contents ; 6+6 b
Mais quels cieux ont tenu jusqu'au bout leur promesse ? 6+6 a
35 Quel splendide matin eut d'éternels instants ? 6+6 a
A l'horizon des flots où tout chante, où tout brille, 6+6 b
Croît un sombre nuage, avec la foudre au flanc ; 6+6 a
Telle, germe mortel d'un règne chancelant, 6+6 c
L'ambition couvait dans ta propre famille, 6+6 b
40 La haine au cœur, muette, et l'œil étincelant. 6+6 c
Le vieux Djihan t'aimait, ô perle de sa race ! 6+6 a
Il se réjouissait de ta douce beauté ; 6+6 b
Toi seule souriais dans son cœur attristé, 6+6 b
Quand il voyait de loin méditer, tête basse, 6+6 a
45 Le pâle Aurang-Ceyb, cet enfant redouté. 6+6 b
— Parle ! te disait-il, ô ma fleur, ô ma joie ! 6+6 a
Veux-tu d'autres jardins ? veux-tu d'autres palais ? 6+6 b
De plus riches colliers, de plus beaux bracelets, 6+6 b
Ou le trône des Paons qui dans l'ombre flamboie ? 6+6 a
50 Fille de mon amour, tous tes rêves, dis-les. 6+6 b
As-tu vu, soulevant ta fraîche persienne, 6+6 a
Un jeune et fier radjah d'Aoud ou du Népâl, 6+6 b
A travers la Djemma poussant son noir cheval, 6+6 b
Forcer sous les manguiers quelque cerf hors d'haleine 6+6 a
55 L'amour est-il entré dans ton cœur virginal ? 6+6 b
Parle ! Il est ton époux, si telle est ton envie. 6+6 a
Mohammed ! Mes trois fils, la main sur leur poignard, 6+6 b
Tremblent, si je ne meurs, de commander trop tard ; 6+6 b
Mais toi qui m'es restée, ô charme de ma vie, 6+6 a
60 C'est toi que bénira mon suprême regard ! — 6+6 b
Vierge, tu caressais alors, silencieuse, 6+6 a
Le front du vieux Djihan qui se courbait plus bas ; 6+6 b
De tes secrets désirs tu ne lui parlais pas, 6+6 b
Mais ressentant au cœur ton étreinte pieuse, 6+6 a
65 Ton père consolé souriait dans tes bras. 6+6 b
Ce n'était point l'amour que poursuivaient tes songes, 6+6 a
Djihan-Arâ ! Tes yeux en ignoraient les pleurs. 6+6 b
Jamais tu n'avais dit : — Il est des jours meilleurs. — 6+6 b
Tu ne pressentais point la vie et ses mensonges : 6+6 a
70 Ton âme ouvrait son aile et s'envolait ailleurs. 6+6 b
Sous les massifs touffus, déjà pensive et lente, 6+6 a
Loin des bruits importuns tu te perdais parfois, 6+6 b
Quand le soleil, au faîte illuminé des bois, 6+6 b
Laisse traîner un pan de sa robe sanglante 6+6 a
75 Et des monts de Lahor enflamme les parois. 6+6 b
La tête, de rubis, d'or et de perles ceinte, 6+6 a
Tu courbais ton beau front de ce vain poids lassé ; 6+6 b
Tu rêvais, sur le pauvre et sur le délaissé, 6+6 b
D'épancher la bonté par qui l'aumône est sainte, 6+6 a
80 Et de prendre le mal dont le monde est blessé. 6+6 b
C'est pourquoi le destin gardait à ta mémoire 6+6 a
Ce magnanime honneur de perdre sans retour 6+6 b
Palais, trésors, beauté, ta jeunesse en un jour, 6+6 b
Et d'emporter, ô vierge, avec ta chaste gloire, 6+6 a
85 Ton père malheureux, au ciel de ton amour ! 6+6 b
Dans le Tadjé-Mahal pavé de pierreries, 6+6 a
Aux dômes incrustés d'éblouissantes fleurs 6+6 b
Qui mêlent le reflet de leurs mille couleurs 6+6 b
Aux ondulations des blanches draperies, 6+6 a
90 Sous le dais d'or qui flambe et ruisselle en lueurs, 6+6 b
Aurang-Ceyb, vêtu de sa robe grossière, 6+6 a
Est assis à la place où son père a siégé ; 6+6 b
Et Djihan, par ce fils implacable outragé, 6+6 b
Gémit, ses cheveux blancs épars dans la poussière, 6+6 a
95 De vieillesse, d'opprobre et d'angoisse chargé. 6+6 b
Pour atteindre plus tôt à ce faite sublime, 6+6 a
Aurang a tout fauché derrière et devant lui. 6+6 b
Ses deux frères sont morts ; il est seul aujourd'hui. 6+6 b
Il règne, il a lavé ses mains chaudes du crime : 6+6 a
100 Voici que l'œuvre est bonne et que son jour a lui. 6+6 b
L'empire a reconnu le maître qui se lève 6+6 a
Et balayé le sol d'un front blême d'effroi : 6+6 b
C'est le sabre d'Allah, le flambeau de la foi ! 6+6 b
Il est né le dernier, mais l'ange armé du glaive 6+6 a
105 Le marqua de son signe, et dit : — Tu seras roi ! — 6+6 b
Sa sœur est là, debout. Ses yeux n'ont point de larmes 6+6 a
On voit frémir son corps et haleter son sein ; 6+6 b
Mais, loin de redouter un sinistre dessein, 6+6 b
Fière, et de sa vertu faisant toutes ses armes, 6+6 a
110 Elle écoute parler l'ascétique assassin : 6+6 b
— Vois ! je suis Alam-Guîr, le conquérant du monde. 6+6 a
J'ai vaincu, j'ai puni. J'ai trié dans mon van 6+6 b
La paille du bon grain qu'a semé Tymur-Khan, 6+6 b
Et de mon champ royal brûlé l'ivraie immonde 6+6 a
115 — Qu'as-tu fait de ton père, Aurang, fils de Djihan ? 6+6 b
Qu'as-tu fait de celui par qui tu vis et règnes, 6+6 a
De ce vieillard deux fois auguste que tu hais ? 6+6 b
As-tu souillé ta main parricide à jamais ? 6+6 b
Est-ce de l'âme aussi, meurtrier, que tu saignes ? 6+6 a
120 Sois maudit par ce sang de tous ceux que j'aimais ! — 6+6 b
Il sourit, admirant sa grâce et sa colère : 6+6 a
— Djihan-Arâ ! c'était la volonté de Dieu 6+6 b
Que mon front fût scellé sous ce bandeau de feu. 6+6 b
Viens, je te couvrirai d'une ombre tutélaire, 6+6 a
125 Et quel qu'il soit, enfant, j'exaucerai ton vœu. 6+6 b
Mes mains ont respecté mon père vénérable. 6+6 a
Ne crains plus. Il vivra, captif mais honoré, 6+6 b
Méditant dans son cœur d'un vain songe épuré 6+6 b
Combien la gloire humaine est prompte et périssable. 6+6 a
130 Que veux-tu d'Alam-Guîr ? J'ai dit, et je tiendrai. 6+6 b
— Aurang ! charge mes bras d'une part de sa chaîne ; 6+6 a
C'est là mon plus cher vœu, mon rêve le plus beau ! 6+6 b
Pour que le vieux Djihan pardonne à son bourreau, 6+6 b
Pour que j'abjure aussi l'amertume et la haine, 6+6 a
135 Enferme-nous, vivants, en un même tombeau. — 6+6 b
Alam-Guîr inclina, pensif, sa tête grave ; 6+6 a
Une larme hésita dans son œil morne et froid : 6+6 b
— Va ! dit-il, le chemin des forts est le plus droit. 6+6 b
Je te savais le cœur d'une vierge et d'un brave ; 6+6 a
140 J'attendais ta demande et j'y veux faire droit. — 6+6 b
Or, tu vécus dix ans auprès du vieillard sombre, 6+6 a
Djihan-Arâ ! charmant sa tristesse et son mal ; 6+6 b
Et quand il se coucha dans son caveau royal, 6+6 b
Ton beau corps se flétrit et devint comme une ombre 6+6 a
145 Et l'âme s'envola dans un cri filial. 6+6 b
Ainsi tu disparus, étoile solitaire, 6+6 a
De ce ciel vaste où rien d'aussi pur n'a brillé ; 6+6 b
Ton nom même, ton nom si doux fut oublié ; 6+6 b
Et Dieu seul se souvint, quand tu quittas la terre, 6+6 a
150 De l'ange qu'en ce monde il avait envoyé. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de strophes
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