Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LEC_1/LEC14
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES BARBARES
1862
Le Runoïa
Chassée en tourbillons | du Pôle solitaire, 6+6 a
La neige primitive | enveloppe la terre ; 6+6 a
Livide, et s'endormant | de l'éternel sommeil, 6+6 a
Dans la divine mer | s'est noyé le soleil. 6+6 a
5 A travers les pins blancs | qu'il secoue et qu'il ploie, 6+6 a
Le vent gronde. La pluie | aux grains de fer tournoie 6+6 a
Et disperse, le long | des flots amoncelés, 6+6 a
De grands troupeaux de loups | hurlants et flagellés. 6+6 a
Seule, immobile au sein | des solitudes mornes, 6+6 a
10 Pareille au sombre Ymer | évoqué par les Nornes, 6+6 a
Muette dans l'orage, | inébranlable aux vents, 6+6 a
Et la tête plongée | aux nuages mouvants, 6+6 a
Sur le cap nébuleux, | sur le haut promontoire, 6+6 a
La tour de Runoïa | se dresse toute noire : 6+6 a
15 Noire comme la nuit, | haute comme les monts, 6+6 a
Et tournée à la fois | vers les quatre horizons. 6+6 a
Mille torches pourtant | flambent autour des salles, 6+6 a
Et nul souffle n'émeut | leurs flammes colossales. 6+6 a
Des ours d'or accroupis | portent de lourds piliers 6+6 a
20 Où pendent les grands arcs, | les pieux, les boucliers, 6+6 a
Les carquois hérissés | de traits aux longues pennes, 6+6 a
Des peaux de loups géants, | et des rameaux de rennes ; 6+6 a
Et là, mille Chasseurs, | assis confusément, 6+6 a
Versent des cruches d'or | l'hydromel écumant. 6+6 a
25 Les Runoïas, dans l'ombre | allumant leur paupière, 6+6 a
Se courbent haletants | sur les harpes de pierre : 6+6 a
Les antiques récits | se déroulent en chœur, 6+6 a
Et le sang des aïeux | remonte dans leur cœur. 6+6 a
Mais le vieux roi du Nord | à la barbe de neige 6+6 a
30 Reste silencieux | et pensif sur son siège. 6+6 a
Un éternel souci | ride le front du Dieu : 6+6 a
Il couvre de Runas | la peau du Serpent bleu, 6+6 a
Et rêve inattentif | aux hymnes héroïques. 6+6 a
Un réseau d'or le ceint | de ses anneaux magiques ; 6+6 a
35 Sa cuirasse est d'argent, | sa tunique est de fer ; 6+6 a
Ses yeux ont le reflet | azuré de la mer. 6+6 a
Auprès du Dieu, debout | dans sa morne attitude, 6+6 a
Est le guerrier muet | qu'on nomme Inquiétude. 6+6 a
LES RUNOÏAS.
Où sont les héros morts, | rois de la haute mer, 6+6 a
40 Qui heurtaient le flot lourd | du choc des nefs solides ? 6+6 b
Ils ne sentiront plus | l'âpre vent de l'hiver 6+6 a
Et la grêle meurtrir | leurs faces intrépides. 6+6 b
O guerriers énervés | qui chassez par les monts 6+6 a
Les grands élans rameux | source de l'abondance, 6+6 b
45 Vos pères sont couchés | dans les épais limons : 6+6 a
Leur suaire est d'écume | et leur tombe est immense. 6+6 b
LES CHASSEURS.
La paix est sur la terre. | Il nous faut replier 6+6 a
La voile rouge autour | des mâts chargés d'entraves, 6+6 b
Et pendre aux murs les pieux, | l'arc et le bouclier. 6+6 a
50 Runoïas ! le repos | est nécessaire aux braves. 6+6 b
Nos glaives sont rouillés, | nos navires sont vieux ; 6+6 a
L'or des peuples vaincus | encombre nos demeures : 6+6 b
Pour mieux jouir des biens | conquis par nos aïeux, 6+6 a
Puissions-nous ralentir | le cours des promptes heures ! 6+6 b
LES RUNOÏAS.
55 Écoutez vos enfants, | guerriers des jours anciens ! 6+6 a
La hache du combat | pèse à leurs mains débiles, 6+6 b
Comme de maigres loups | ils dévorent vos biens, 6+6 a
Et le sang est tari | dans leurs veines stériles. 6+6 b
Mais non, dormez ! Mieux vaut | votre cercueil mouvant, 6+6 a
60 Votre lit d'algue au sein | de la mer soulevée ; 6+6 b
Mieux vaut l'hymne orageux | qui roule avec le vent, 6+6 a
Que d'entendre et de voir | votre race énervée ! 6+6 b
Mangez, buvez, enfants | dégénérés des forts, 6+6 a
Race sans gloire ! Et vous, | comme l'acier trempées, 6+6 b
65 Âmes de nos aïeux, | essaims de noirs remords, 6+6 a
Saluez à jamais | le Siècle des épées ! 6+6 b
LES CHASSEURS.
Nous partirons demain, | joyeux et l'arc au dos ; 6+6 a
Nous forcerons les cerfs | paissant les mousses rudes ; 6+6 b
Et vers la nuit, courbés | sous d'abondants fardeaux, 6+6 a
70 Nous reviendrons en paix | du fond des solitudes. 6+6 b
Les filles aux yeux clairs | plus doux que le matin, 6+6 a
De leur pied rose et nu, | promptes comme le renne, 6+6 b
Accourront sur la neige, | et pour le gras festin 6+6 a
Feront jaillir le feu | sous les broches de frêne. 6+6 b
75 L'hydromel écumeux | déborde aux cruches d'or : 6+6 a
Laissons chanter l'ivresse | et se rouiller les glaives, 6+6 b
Et l'orage éternel | qui nous épargne encor 6+6 a
Avec les vains labeurs | emporter les vieux rêves ! 6+6 b
LE RUNOÏA.
Runoïas ! le soleil | suprême est-il levé ? 6+6 a
80 A-t-il rougi le ciel, | le jour que j'ai rêvé ? 6+6 a
Avez-vous entendu | la Vieille au doigt magique 6+6 a
Frapper l'heure et l'instant | sur le tambour Runique ? 6+6 a
L'aigle a-t-il délaissé | le faîte de la tour ? 6+6 a
Répondez, mes enfants, | avez-vous vu le jour ? 6+6 a
LES RUNOÏAS.
85 Vieillard de Karjala, | la nuit est noire encore, 6+6 a
Et le cap nébuleux | n'a point revu l'aurore. 6+6 a
LE RUNOÏA.
Il vient ! il a franchi | l'épaisseur de nos bois ! 6+6 a
Le fleuve aux glaçons bleus | fond et chante à sa voix ; 6+6 a
Les grands loups de Pohja, | gémissant de tendresse, 6+6 a
90 Ont clos leurs yeux sanglants | sous sa douce caresse. 6+6 a
Le Cheval aux crins noirs, | l'Étalon carnassier 6+6 a
Dont les pieds sont d'airain, | dont les dents sont d'acier, 6+6 a
Qui rue et qui hennit | dans les steppes divines, 6+6 a
Reçoit le mors dompteur | de ses mains enfantines ! 6+6 a
LES RUNOÏAS.
95 Éternel Runoïa, | qu'as-tu vu dans la nuit ? 6+6 a
L'ombre immense du ciel | roule, pleine de bruit, 6+6 a
A travers les forêts | par le vent secouées ; 6+6 a
La neige en tourbillons | durcit dans les nuées. 6+6 a
LE RUNOÏA.
Mes fils, je vois venir | le Roi des derniers temps, 6+6 a
100 Faible et rose, couvert | de langes éclatants. 6+6 a
L'étroit cercle de feu | qui ceint ses tempes nues 6+6 a
Comme un rayon d'été | perce les noires nues. 6+6 a
Il sourit à la mer | furieuse, et les flots 6+6 a
Courbent leur dos d'écume | et calment leurs sanglots. 6+6 a
105 Les rafales de fer | qui brisent les ramures 6+6 a
Et des aigles marins | rompent les envergures 6+6 a
N'osent sur son cou frêle | effleurer ses cheveux, 6+6 a
Et l'aube d'un grand jour | jaillit de ses yeux bleus ! 6+6 a
LES CHASSEURS.
La Vieille de Pohja, | la reine des sorcières, 6+6 a
110 A ri dans ton oreille | et brûlé tes paupières, 6+6 a
Vieillard de Karjala, | roi des hautes forêts ! 6+6 a
Comme le cerf dompté | qui brame dans les rets, 6+6 a
Tu gémis,enlacé | d'enchantements magiques. 6+6 a
Père des Runoïas, | Dieu des races antiques, 6+6 a
115 Vois ! nous chantons, puisant | l'oubli des jours mauvais 6+6 a
Dans les flots enivrants | de l'hydromel épais. 6+6 a
Imite-nous, ô Chef | des sacrés promontoires, 6+6 a
Et buvons sans pâlir | aux temps expiatoires. 6+6 a
LE RUNOÏA.
Ils sont venus ! Mes fils | ont outragé mon nom ! 6+6 a
120 Quand sur l'enclume d'or, | l'éternel Forgeron, 6+6 a
Ilmarinenn, eut fait | le couvercle du monde, 6+6 a
La tente d'acier pur | étincelante et ronde, 6+6 a
Et du marteau divin | fixé dans l'air vermeil 6+6 a
Les étoiles d'argent, | la lune et le soleil ; 6+6 a
125 Voyant le feu jaillir | de la forge splendide, 6+6 a
J'ai dit que le travail | était bon et solide. 6+6 a
J'ai menti. L'ouvrier | fit mal. Il valait mieux 6+6 a
Dans le brouillard glacé | laisser dormir les deux. 6+6 a
Quand de l'Œuf primitif | j'eus fait sortir les germes, 6+6 a
130 Battre la mer houleuse | et monter les caps fermes, 6+6 a
Gronder les ours, hurler | les loups, bondir les cerfs, 6+6 a
Et verdir les bouleaux | sur le sein des déserts ; 6+6 a
J'ai vu que mieux valaient | le vide et le silence ! 6+6 a
Quand j'eus conçu l'enfant | de ma toute-puissance, 6+6 a
135 L'homme, le roi du monde | et le sang de ma chair, 6+6 a
Son crâne fut de plomb | et son cœur fut' de fer. 6+6 a
J'en jure les Runas, | ma couronne et mon glaive, 6+6 a
J'ai mal songé le monde | et l'homme dans mon rêve ! 6+6 a
La porte aux ais de fer, | aux trois barres d'airain, 6+6 a
140 Sur ses gonds ébranlés | roule et s'ouvre soudain ; 6+6 a
Une femme, un enfant, | dans la salle sonore 6+6 a
Entrent, enveloppés | d'une vapeur d'aurore. 6+6 a
Les cheveux hérissés | de colère, le Roi 6+6 a
Tord la bouche, et frémit | sur son siège, L'effroi, 6+6 a
145 Comme un souffle incertain | au noir monceau des nues, 6+6 a
Circule dans la foule | en clameurs contenues. 6+6 a
LE RUNOÏA.
Chasseurs d'ours et de loups, | debout, ô mes guerriers ! 6+6 a
Écrasez cet Enfant | sous les pieux meurtriers ; 6+6 a
Jetez dans les marais, | sous l'onde envenimée, 6+6 a
150 Ses membres encor chauds, | sa tête inanimée… 6+6 a
Et vous, ô Runoïas, | enchantez le maudit ! 6+6 a
Mais l'Enfant, d'une voix | forte et douce, lui dit : 6+6 a
— Je suis le dernier-né | des familles divines, 6+6 a
Le fruit de leur sillon, | la fleur de leurs ruines, 6+6 a
155 L'Enfant tardif, promis | au monde déjà vieux, 6+6 a
Qui dormis deux mille ans | dans le berceau des Dieux, 6+6 a
Et, m'éveillant hier | sur le fumier rustique, 6+6 a
Fus adoré des rois | de l'Ariane antique. 6+6 a
O Runoïa ! courbé | du poids de cent hivers, 6+6 a
160 Qui rêves dans ta tour | aux murmures des mers, 6+6 a
Je suis le sacrifice | et l'angoisse féconde ; 6+6 a
Je suis l'Agneau chargé | des souillures du monde ; 6+6 a
Et je viens apporter | à l'homme épouvanté 6+6 a
Le mépris de la vie | et de la volupté ! 6+6 a
165 Et l'homme, couronné | des fleurs de son ivresse, 6+6 a
Poussera tout à coup | un sanglot de détresse ; 6+6 a
Dans sa fête éclatante | un éclair aura lui ; 6+6 a
La mort et le néant | passeront devant lui. 6+6 a
Et les heureux du monde, | altérés de souffrance, 6+6 a
170 Boiront avec mon sang | l'éternelle espérance, 6+6 a
Et loin du siècle impur, | sur le sable brûlant, 6+6 a
Mourront les yeux tournés | vers un gibet sanglant. 6+6 a
Je romprai les liens | des cœurs, et sans mesure 6+6 a
J'élargirai dans l'âme | une ardente blessure. 6+6 a
175 La vierge maudira | sa grâce et sa beauté ; 6+6 a
L'homme se renîra | dans sa virilité ; 6+6 a
Et les sages, rongés | par les doutes suprêmes, 6+6 a
Sur leurs genoux ployés | inclinant leurs fronts blêmes, 6+6 a
Honteux d'avoir vécu, | honteux d'avoir pensé, 6+6 a
180 Purifîront au feu | leur labeur insensé. 6+6 a
Les siècles écoulés, | que l'œil humain pénètre, 6+6 a
Rentreront dans la nuit | pour ne jamais renaître ; 6+6 a
Je verserai l'oubli | sur les Dieux, mes aînés, 6+6 a
Et je prosternerai | leurs fronts découronnés, 6+6 a
185 Parmi les blocs épars | de l'Orient torride, 6+6 a
Plus bas que l'herbe vile | et la poussière aride ; 6+6 a
Et pour l'éternité, | sous l'Eau vive des cieux, 6+6 a
Le bon grain germera | dans le fumier des Dieux ! 6+6 a
Maintenant, es-tu prêt | à mourir, Roi du Pôle ? 6+6 a
190 As-tu noué ta robe | autour de ton épaule, 6+6 a
Chanté ton chant suprême | au monde, et dit adieu 6+6 a
A ce soleil qui voit | le dernier jour d'un Dieu ? 6+6 a
LE RUNOÏA.
O neiges, qui tombez | du ciel inépuisable, 6+6 a
Houles des hautes mers, | qui blanchissez le sable, 6+6 a
195 Vents qui tourbillonnez | sur les caps, dans les bois, 6+6 a
Et qui multipliez | en lamentables voix, 6+6 a
Par delà l'horizon | des steppes infinies, 6+6 a
Le retentissement | des mornes harmonies ! 6+6 a
Montagnes, que mon souffle | a fait germer ; torrents, 6+6 a
200 Où s'étanche la soif | de mes peuples errants ; 6+6 a
Vous, fleuves, échappés | des assises polaires, 6+6 a
Qui roulez à grand bruit | sous les pins séculaires ; 6+6 a
Et vous, Vierges, dansant | sur la courbe des deux, 6+6 a
Filles des claires nuits, | si belles à mes yeux, 6+6 a
205 Otawas ! qui versez | de vos urnes dorées 6+6 a
La rosée et la vie | aux plaines altérées ! 6+6 a
Et vous, brises du jour, | qui bercez les bouleaux ; 6+6 a
Vous, îles, qui flottez | sur l'écume des eaux ; 6+6 a
Et vous, noirs étalons, | ours des gorges profondes, 6+6 a
210 Loups qui hurlez, élans | aux courses vagabondes ! 6+6 a
Et vous, brouillards d'hiver, | et vous, brèves clartés. 6+6 a
Qui flamboyez une heure | au front d'or des étés ! 6+6 a
Tous ! venez tous, enfants | de ma pensée austère, 6+6 a
Forces, grâces, splendeurs | du ciel et de la terre ; 6+6 a
215 Dites-moi si mon cœur | est près de se tarir : 6+6 a
Monde que j'ai conçu, | dis-moi s'il faut mourir ! 6+6 a
L'ENFANT.
La neige que l'orage | en lourdes nappes fouette 6+6 a
Sur la côte glacée | est à jamais muette. 6+6 a
Les clameurs de la mer | ne te diront plus rien. 6+6 a
220 La nuit est sans oreille, | et sur le cap ancien, 6+6 a
Le vent emporte, avec | l'écume dispersée, 6+6 a
Comme un écho perdu | ta parole insensée. 6+6 a
Les fleuves et les monts | n'entendent plus ta voix ; 6+6 a
Tout l'univers, aveugle | et stupide à la fois, 6+6 a
225 Roule comme un cadavre | aux steppes de l'espace. 6+6 a
J'ai pris l'âme du monde, | et sa force et sa grâce ; 6+6 a
Et pour l'homme et pour toi, | triste et vieux dans ta tour, 6+6 a
La nature divine | est morte sans retour. 6+6 a
LES RUNOÏAS.
O Roi, que tardes-tu ? | Nos mains sont enchaînées 6+6 a
230 Par des liens plus forts | que le poids des années. 6+6 a
Brise l'enchantement | qui nous tient asservis, 6+6 a
Et nous écraserons | l'Enfant sur le parvis. 6+6 a
O Roi, parle ! ou du moins, | si ta langue est liée, 6+6 a
Médite en ton esprit | la science oubliée ; 6+6 a
235 Et, pour nous arracher | à nos doutes amers, 6+6 a
Grave les Runas d'or | qui règlent l'univers ! 6+6 a
L'ENFANT.
Vous ne chanterez plus | sur les harpes de pierre, 6+6 a
D'un Dieu qui va mourir | prêtres désespérés ! 6+6 b
Mon souffle a dissipé | comme un peu de poussière 6+6 a
240 Et la science antique | et les chants inspirés. 6+6 b
Vous ne charmerez plus | les oreilles humaines : 6+6 a
Mon nom leur paraîtra | plus vénérable et doux. 6+6 b
Pareils aux bruits mourants | des tempêtes lointaines, 6+6 a
Les vieux Jours dans l'oubli | rentreront avec vous. 6+6 b
245 Les peuples railleront | votre vaine sagesse, 6+6 a
Et, d'un pied dédaigneux | foulant vos os proscrits, 6+6 b
Prendront, pour obéir | à ma loi vengeresse, 6+6 a
Votre mémoire en haine | et vos noms en mépris. 6+6 b
Le siècle vous rejette ; | et la mort vous convie : 6+6 a
250 Subissez-la, muets, | comme il sied aux cœurs forts ; 6+6 b
Car il faut expier | la gloire avec la vie, 6+6 a
Avant de s'endormir | auprès des aïeux morts. 6+6 b
LES CHASSEURS.
Qu'ils meurent, s'il le faut ! | Dans les steppes natales 6+6 a
En chasserons-nous moins | le cerf au bond léger ? 6+6 b
255 Vienne le jour marqué | par les Runas fatales ! 6+6 a
La querelle des Dieux | est pour nous sans danger. 6+6 b
Pourvu que l'ours rusé | se prenne à nos embûches, 6+6 a
Que l'arc ne rompe pas, | et qu'un chaud hydromel 6+6 b
Au prompt soleil du Nord | fermente dans les cruches, 6+6 a
260 Frères, la vie est bonne | à vivre sous le ciel ! 6+6 b
Vivons, ouvrons nos cœurs | aux ivresses nouvelles ; 6+6 a
Chasser et boire en paix, | voilà l'unique bien. 6+6 b
Buvons ! Notre sang brûle | et nos femmes sont belles ; 6+6 a
Demain n'est pas encore, | et le passé n'est rien ! 6+6 b
L'ENFANT.
265 Vous descendrez vivants | dans ma géhenne en flamme, 6+6 a
Chiens aboyeurs repus | d'hydromel et de chair ! 6+6 b
Vous serez consumés | des angoisses de l'âme, 6+6 a
Vous vous tordrez hurlants | dans le septième enfer ! 6+6 b
Pareils aux pins ployés | par le mal qui les ronge, 6+6 a
270 Tristes dès le berceau, | sans joie et sans vigueur, 6+6 b
Vos enfants grandiront | et vivront comme en songe, 6+6 a
Le glaive du désir | enfoncé dans le cœur. 6+6 b
Pleins d'ennuis aux récits | des choses disparues, 6+6 a
D'un œil morne ils verront | sans plaisir ni regrets, 6+6 b
275 Par la hache et le feu, | sous le soc des charrues, 6+6 a
Tomber la majesté | de leurs vieilles forêts. 6+6 b
Ils auront froid et faim | sur la terre glacée ; 6+6 a
Ils gémiront d'errer | dans les brouillards du Nord ; 6+6 b
Et la volupté même, | en leur veine épuisée, 6+6 a
280 Au lieu d'un sang nouveau | fera courir la mort. 6+6 b
Ainsi, Dieu, Runoïas, | Chasseurs du sol polaire, 6+6 a
Je vous retrancherai | de mon sillon jaloux, 6+6 b
Et je ferai germer | ma moisson de colère 6+6 a
Sur l'éternelle fange | où vous rentrerez tous. 6+6 b
285 Blanche sous le lin chaste | et rude, illuminée 6+6 a
Du nimbe d'or flottant | sur sa tête inclinée, 6+6 a
La Vierge d'Orient, | une ombre dans les yeux, 6+6 a
Pressait entre ses bras | son fils mystérieux ; 6+6 a
Et l'Enfant, sur le sein | de la femme pensive, 6+6 a
290 Parlait, et comme au vent | tremblait la tour massive ; 6+6 a
Et mieux qu'un glaive amer | aux mains des combattants, 6+6 a
Sa voix calme plongeait | dans les cœurs palpitants. 6+6 a
Plus pâles que les morts | esclaves des sorcières, 6+6 a
Qui par les froides nuits | rampent dans les bruyères, 6+6 a
295 Les Runoïas, courbés | sous le dur jugement, 6+6 a
Rêvaient, dans leur angoisse | et leur énervement. 6+6 a
Comme un dernier rayon | qui palpite et dévie, 6+6 a
Ils voulaient ressaisir | la pensée et la vie, 6+6 a
Mais leur esprit, semblable | aux feuilles des vallons, 6+6 a
300 Hors d'eux-mêmes, errait | en de noirs tourbillons. 6+6 a
Debout, tumultueux, | la barbe hérissée, 6+6 a
Et laissant choir soudain | la coupe commencée, 6+6 a
Les Chasseurs, assaillis | de vertige, brisaient 6+6 a
Les cruches où leurs mains | incertaines puisaient, 6+6 a
305 Et, les yeux enflammés | d'épouvante et d'ivresse, 6+6 a
Vers le vieux Roi du Nord | criaient pleins de détresse. 6+6 a
Lui, sur son front ridé | du souci de la mort, 6+6 a
Sentant passer le souffle | ardent d'un Dieu plus fort, 6+6 a
Muet, inattentif | aux clameurs élevées, 6+6 a
310 Évoquait dans son cœur | les Runas réservées. 6+6 a
Mais l'Enfant, sur la peau | du Serpent azuré, 6+6 a
S'inclina doucement | comme un rameau doré, 6+6 a
Et, coupant deux fois l'air | par un signe mystique, 6+6 a
D'un doigt rose effleura | l'Écriture magique. 6+6 a
315 Et les Runas fondaient, | et des genoux du Dieu 6+6 a
Coulaient sur le parvis | en clairs ruisseaux de feu, 6+6 a
Rapides, bondissant, | serpentant sur les dalles, 6+6 a
Et brûlant les pieds nus | dans le cuir des sandales. 6+6 a
Et les pieux et les arcs | saisis sur les piliers, 6+6 a
320 Les glaives, de leur gaine | arrachés par milliers, 6+6 a
Se heurtèrent aux mains | de la foule en délire. 6+6 a
Avec des cris de rage | et des éclats de rire, 6+6 a
Runoïas et Chasseurs, | de flammes enlacés, 6+6 a
Se ruaient au combat | par élans insensés, 6+6 a
325 Comme un essaim confus | d'abeilles furieuses, 6+6 a
Ou tels que, vers midi, | sous les faux radieuses, 6+6 a
Au rebord des sillons | tombent les épis mûrs ; 6+6 a
Et le sang jaillissait | sur les parois des murs. 6+6 a
Mais voici qu'au milieu | de la lutte suprême, 6+6 a
330 La Tour, en flamboyant, | s'affaissa sur soi-même, 6+6 a
Et comme une montagne, | en son écroulement, 6+6 a
Emplit la noire nuit | d'un long rugissement. 6+6 a
Seul des siens, à travers | cette ruine immense, 6+6 a
L'éternel Runoïa | descendit en silence. 6+6 a
335 Dépossédé d'un monde, | il lança sur la mer 6+6 a
Sa nacelle d'airain, | sa barque à fond de fer ; 6+6 a
Et tandis que le vent, | d'une brusque rafale, 6+6 a
Tordait les blancs flocons | de sa barbe royale, 6+6 a
Les regards attachés | aux débris de sa tour, 6+6 a
340 Il cria dans la nuit : | — Tu mourras à ton tour ! 6+6 a
J'atteste par neuf fois | les Runas immortelles, 6+6 a
Tu mourras comme moi, | Dieu des âmes nouvelles, 6+6 a
Car l'homme survivra ! | Vingt siècles de douleurs 6+6 a
Feront saigner sa chair | et ruisseler ses pleurs, 6+6 a
345 Jusqu'au jour où ton joug, | subi deux mille années, 6+6 a
Fatiguera le cou | des races mutinées ; 6+6 a
Où tes temples dressés | parmi les nations 6+6 a
Deviendront en risée | aux générations ; 6+6 a
Et ce sera ton heure ! | et dans ton ciel mystique 6+6 a
350 Tu rentreras, vêtu | du suaire ascétique, 6+6 a
Laissant l'homme futur, | indifférent et vieux, 6+6 a
Se coucher et dormir | en blasphémant les Dieux ! — 6+6 a
Et, nageant dans l'écume | et les bruits de l'abîme, 6+6 a
Il disparut, tourné | vers l'espace sublime. 6+6 a
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