Métrique en Ligne
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e "e" ignoré
e "e" écarté
12 longueur métrique
6-6 mètre
LEC_1/LEC14
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES BARBARES
1862
Le Runoïa
Chassée en tourbillonsdu Pôle solitaire, 6+6 a
La neige primitiveenveloppe la terre ; 6+6 a
Livide, et s'endormantde l'éternel sommeil, 6+6 a
Dans la divine mers'est noyé le soleil. 6+6 a
5 A travers les pins blancsqu'il secoue et qu'il ploie, 6+6 a
Le vent gronde. La pluieaux grains de fer tournoie 6+6 a
Et disperse, le longdes flots amoncelés, 6+6 a
De grands troupeaux de loupshurlants et flagellés. 6+6 a
Seule, immobile au seindes solitudes mornes, 6+6 a
10 Pareille au sombre Ymerévoqué par les Nornes, 6+6 a
Muette dans l'orage,inébranlable aux vents, 6+6 a
Et la tête plongéeaux nuages mouvants, 6+6 a
Sur le cap nébuleux,sur le haut promontoire, 6+6 a
La tour de Runoïase dresse toute noire : 6+6 a
15 Noire comme la nuit,haute comme les monts, 6+6 a
Et tournée à la foisvers les quatre horizons. 6+6 a
Mille torches pourtantflambent autour des salles, 6+6 a
Et nul souffle n'émeutleurs flammes colossales. 6+6 a
Des ours d'or accroupisportent de lourds piliers 6+6 a
20 pendent les grands arcs,les pieux, les boucliers, 6+6 a
Les carquois hérissésde traits aux longues pennes, 6+6 a
Des peaux de loups géants,et des rameaux de rennes ; 6+6 a
Et là, mille Chasseurs,assis confusément, 6+6 a
Versent des cruches d'orl'hydromel écumant. 6+6 a
25 Les Runoïas, dans l'ombreallumant leur paupière, 6+6 a
Se courbent haletantssur les harpes de pierre : 6+6 a
Les antiques récitsse déroulent en chœur, 6+6 a
Et le sang des aïeuxremonte dans leur cœur. 6+6 a
Mais le vieux roi du Nordà la barbe de neige 6+6 a
30 Reste silencieuxet pensif sur son siège. 6+6 a
Un éternel souciride le front du Dieu : 6+6 a
Il couvre de Runasla peau du Serpent bleu, 6+6 a
Et rêve inattentifaux hymnes héroïques. 6+6 a
Un réseau d'or le ceintde ses anneaux magiques ; 6+6 a
35 Sa cuirasse est d'argent,sa tunique est de fer ; 6+6 a
Ses yeux ont le refletazuré de la mer. 6+6 a
Auprès du Dieu, deboutdans sa morne attitude, 6+6 a
Est le guerrier muetqu'on nomme Inquiétude. 6+6 a
LES RUNOÏAS.
sont les héros morts,rois de la haute mer, 6+6 a
40 Qui heurtaient le flot lourddu choc des nefs solides ? 6+6 b
Ils ne sentiront plusl'âpre vent de l'hiver 6+6 a
Et la grêle meurtrirleurs faces intrépides. 6+6 b
O guerriers énervésqui chassez par les monts 6+6 a
Les grands élans rameuxsource de l'abondance, 6+6 b
45 Vos pères sont couchésdans les épais limons : 6+6 a
Leur suaire est d'écumeet leur tombe est immense. 6+6 b
LES CHASSEURS.
La paix est sur la terre.Il nous faut replier 6+6 a
La voile rouge autourdes mâts chargés d'entraves, 6+6 b
Et pendre aux murs les pieux,l'arc et le bouclier. 6+6 a
50 Runoïas ! le reposest nécessaire aux braves. 6+6 b
Nos glaives sont rouillés,nos navires sont vieux ; 6+6 a
L'or des peuples vaincusencombre nos demeures : 6+6 b
Pour mieux jouir des biensconquis par nos aïeux, 6+6 a
Puissions-nous ralentirle cours des promptes heures ! 6+6 b
LES RUNOÏAS.
55 Écoutez vos enfants,guerriers des jours anciens ! 6+6 a
La hache du combatpèse à leurs mains débiles, 6+6 b
Comme de maigres loupsils dévorent vos biens, 6+6 a
Et le sang est taridans leurs veines stériles. 6+6 b
Mais non, dormez ! Mieux vautvotre cercueil mouvant, 6+6 a
60 Votre lit d'algue au seinde la mer soulevée ; 6+6 b
Mieux vaut l'hymne orageuxqui roule avec le vent, 6+6 a
Que d'entendre et de voirvotre race énervée ! 6+6 b
Mangez, buvez, enfantsdégénérés des forts, 6+6 a
Race sans gloire ! Et vous,comme l'acier trempées, 6+6 b
65 Âmes de nos aïeux,essaims de noirs remords, 6+6 a
Saluez à jamaisle Siècle des épées ! 6+6 b
LES CHASSEURS.
Nous partirons demain,joyeux et l'arc au dos ; 6+6 a
Nous forcerons les cerfspaissant les mousses rudes ; 6+6 b
Et vers la nuit, courbéssous d'abondants fardeaux, 6+6 a
70 Nous reviendrons en paixdu fond des solitudes. 6+6 b
Les filles aux yeux clairsplus doux que le matin, 6+6 a
De leur pied rose et nu,promptes comme le renne, 6+6 b
Accourront sur la neige,et pour le gras festin 6+6 a
Feront jaillir le feusous les broches de frêne. 6+6 b
75 L'hydromel écumeuxdéborde aux cruches d'or : 6+6 a
Laissons chanter l'ivresseet se rouiller les glaives, 6+6 b
Et l'orage éternelqui nous épargne encor 6+6 a
Avec les vains labeursemporter les vieux rêves ! 6+6 b
LE RUNOÏA.
Runoïas ! le soleilsuprême est-il levé ? 6+6 a
80 A-t-il rougi le ciel,le jour que j'ai rêvé ? 6+6 a
Avez-vous entendula Vieille au doigt magique 6+6 a
Frapper l'heure et l'instantsur le tambour Runique ? 6+6 a
L'aigle a-t-il délaisséle fte de la tour ? 6+6 a
Répondez, mes enfants,avez-vous vu le jour ? 6+6 a
LES RUNOÏAS.
85 Vieillard de Karjala,la nuit est noire encore, 6+6 a
Et le cap nébuleuxn'a point revu l'aurore. 6+6 a
LE RUNOÏA.
Il vient ! il a franchil'épaisseur de nos bois ! 6+6 a
Le fleuve aux glaçons bleusfond et chante à sa voix ; 6+6 a
Les grands loups de Pohja,gémissant de tendresse, 6+6 a
90 Ont clos leurs yeux sanglantssous sa douce caresse. 6+6 a
Le Cheval aux crins noirs,l'Étalon carnassier 6+6 a
Dont les pieds sont d'airain,dont les dents sont d'acier, 6+6 a
Qui rue et qui hennitdans les steppes divines, 6+6 a
Reçoit le mors dompteurde ses mains enfantines ! 6+6 a
LES RUNOÏAS.
95 Éternel Runoïa,qu'as-tu vu dans la nuit ? 6+6 a
L'ombre immense du cielroule, pleine de bruit, 6+6 a
A travers les forêtspar le vent secouées ; 6+6 a
La neige en tourbillonsdurcit dans les nuées. 6+6 a
LE RUNOÏA.
Mes fils, je vois venirle Roi des derniers temps, 6+6 a
100 Faible et rose, couvertde langes éclatants. 6+6 a
L'étroit cercle de feuqui ceint ses tempes nues 6+6 a
Comme un rayon d'étéperce les noires nues. 6+6 a
Il sourit à la merfurieuse, et les flots 6+6 a
Courbent leur dos d'écumeet calment leurs sanglots. 6+6 a
105 Les rafales de ferqui brisent les ramures 6+6 a
Et des aigles marinsrompent les envergures 6+6 a
N'osent sur son cou frêleeffleurer ses cheveux, 6+6 a
Et l'aube d'un grand jourjaillit de ses yeux bleus ! 6+6 a
LES CHASSEURS.
La Vieille de Pohja,la reine des sorcières, 6+6 a
110 A ri dans ton oreilleet brûlé tes paupières, 6+6 a
Vieillard de Karjala,roi des hautes forêts ! 6+6 a
Comme le cerf domptéqui brame dans les rets, 6+6 a
Tu gémis,enlacéd'enchantements magiques. 6+6 a
Père des Runoïas,Dieu des races antiques, 6+6 a
115 Vois ! nous chantons, puisantl'oubli des jours mauvais 6+6 a
Dans les flots enivrantsde l'hydromel épais. 6+6 a
Imite-nous, ô Chefdes sacrés promontoires, 6+6 a
Et buvons sans pâliraux temps expiatoires. 6+6 a
LE RUNOÏA.
Ils sont venus ! Mes filsont outragé mon nom ! 6+6 a
120 Quand sur l'enclume d'or,l'éternel Forgeron, 6+6 a
Ilmarinenn, eut faitle couvercle du monde, 6+6 a
La tente d'acier purétincelante et ronde, 6+6 a
Et du marteau divinfixé dans l'air vermeil 6+6 a
Les étoiles d'argent,la lune et le soleil ; 6+6 a
125 Voyant le feu jaillirde la forge splendide, 6+6 a
J'ai dit que le travailétait bon et solide. 6+6 a
J'ai menti. L'ouvrierfit mal. Il valait mieux 6+6 a
Dans le brouillard glacélaisser dormir les deux. 6+6 a
Quand de l'Œuf primitifj'eus fait sortir les germes, 6+6 a
130 Battre la mer houleuseet monter les caps fermes, 6+6 a
Gronder les ours, hurlerles loups, bondir les cerfs, 6+6 a
Et verdir les bouleauxsur le sein des déserts ; 6+6 a
J'ai vu que mieux valaientle vide et le silence ! 6+6 a
Quand j'eus conçu l'enfantde ma toute-puissance, 6+6 a
135 L'homme, le roi du mondeet le sang de ma chair, 6+6 a
Son crâne fut de plombet son cœur fut' de fer. 6+6 a
J'en jure les Runas,ma couronne et mon glaive, 6+6 a
J'ai mal songé le mondeet l'homme dans mon rêve ! 6+6 a
La porte aux ais de fer,aux trois barres d'airain, 6+6 a
140 Sur ses gonds ébranlésroule et s'ouvre soudain ; 6+6 a
Une femme, un enfant,dans la salle sonore 6+6 a
Entrent, enveloppésd'une vapeur d'aurore. 6+6 a
Les cheveux hérissésde colère, le Roi 6+6 a
Tord la bouche, et frémitsur son siège, L'effroi, 6+6 a
145 Comme un souffle incertainau noir monceau des nues, 6+6 a
Circule dans la fouleen clameurs contenues. 6+6 a
LE RUNOÏA.
Chasseurs d'ours et de loups,debout, ô mes guerriers ! 6+6 a
Écrasez cet Enfantsous les pieux meurtriers ; 6+6 a
Jetez dans les marais,sous l'onde envenimée, 6+6 a
150 Ses membres encor chauds,sa tête inanimée 6+6 a
Et vous, ô Runoïas,enchantez le maudit ! 6+6 a
Mais l'Enfant, d'une voixforte et douce, lui dit : 6+6 a
— Je suis le dernier-nédes familles divines, 6+6 a
Le fruit de leur sillon,la fleur de leurs ruines, 6+6 a
155 L'Enfant tardif, promisau monde déjà vieux, 6+6 a
Qui dormis deux mille ansdans le berceau des Dieux, 6+6 a
Et, m'éveillant hiersur le fumier rustique, 6+6 a
Fus adoré des roisde l'Ariane antique. 6+6 a
O Runoïa ! courbédu poids de cent hivers, 6+6 a
160 Qui rêves dans ta touraux murmures des mers, 6+6 a
Je suis le sacrificeet l'angoisse féconde ; 6+6 a
Je suis l'Agneau chargédes souillures du monde ; 6+6 a
Et je viens apporterà l'homme épouvanté 6+6 a
Le mépris de la vieet de la volupté ! 6+6 a
165 Et l'homme, couronnédes fleurs de son ivresse, 6+6 a
Poussera tout à coupun sanglot de détresse ; 6+6 a
Dans sa fête éclatanteun éclair aura lui ; 6+6 a
La mort et le néantpasseront devant lui. 6+6 a
Et les heureux du monde,altérés de souffrance, 6+6 a
170 Boiront avec mon sangl'éternelle espérance, 6+6 a
Et loin du siècle impur,sur le sable brûlant, 6+6 a
Mourront les yeux tournésvers un gibet sanglant. 6+6 a
Je romprai les liensdes cœurs, et sans mesure 6+6 a
J'élargirai dans l'âmeune ardente blessure. 6+6 a
175 La vierge maudirasa grâce et sa beauté ; 6+6 a
L'homme se renîradans sa virilité ; 6+6 a
Et les sages, rongéspar les doutes suprêmes, 6+6 a
Sur leurs genoux ployésinclinant leurs fronts blêmes, 6+6 a
Honteux d'avoir vécu,honteux d'avoir pensé, 6+6 a
180 Purifîront au feuleur labeur insensé. 6+6 a
Les siècles écoulés,que l'œil humain pénètre, 6+6 a
Rentreront dans la nuitpour ne jamais rentre ; 6+6 a
Je verserai l'oublisur les Dieux, mes nés, 6+6 a
Et je prosterneraileurs fronts découronnés, 6+6 a
185 Parmi les blocs éparsde l'Orient torride, 6+6 a
Plus bas que l'herbe vileet la poussière aride ; 6+6 a
Et pour l'éternité,sous l'Eau vive des cieux, 6+6 a
Le bon grain germeradans le fumier des Dieux ! 6+6 a
Maintenant, es-tu prêtà mourir, Roi du Pôle ? 6+6 a
190 As-tu noué ta robeautour de ton épaule, 6+6 a
Chanté ton chant suprêmeau monde, et dit adieu 6+6 a
A ce soleil qui voitle dernier jour d'un Dieu ? 6+6 a
LE RUNOÏA.
O neiges, qui tombezdu ciel inépuisable, 6+6 a
Houles des hautes mers,qui blanchissez le sable, 6+6 a
195 Vents qui tourbillonnezsur les caps, dans les bois, 6+6 a
Et qui multipliezen lamentables voix, 6+6 a
Par delà l'horizondes steppes infinies, 6+6 a
Le retentissementdes mornes harmonies ! 6+6 a
Montagnes, que mon soufflea fait germer ; torrents, 6+6 a
200 s'étanche la soifde mes peuples errants ; 6+6 a
Vous, fleuves, échappésdes assises polaires, 6+6 a
Qui roulez à grand bruitsous les pins séculaires ; 6+6 a
Et vous, Vierges, dansantsur la courbe des deux, 6+6 a
Filles des claires nuits,si belles à mes yeux, 6+6 a
205 Otawas ! qui versezde vos urnes dorées 6+6 a
La rosée et la vieaux plaines altérées ! 6+6 a
Et vous, brises du jour,qui bercez les bouleaux ; 6+6 a
Vous, îles, qui flottezsur l'écume des eaux ; 6+6 a
Et vous, noirs étalons,ours des gorges profondes, 6+6 a
210 Loups qui hurlez, élansaux courses vagabondes ! 6+6 a
Et vous, brouillards d'hiver,et vous, brèves clartés. 6+6 a
Qui flamboyez une heureau front d'or des étés ! 6+6 a
Tous ! venez tous, enfantsde ma pensée austère, 6+6 a
Forces, grâces, splendeursdu ciel et de la terre ; 6+6 a
215 Dites-moi si mon cœurest près de se tarir : 6+6 a
Monde que j'ai conçu,dis-moi s'il faut mourir ! 6+6 a
L'ENFANT.
La neige que l'orageen lourdes nappes fouette 6+6 a
Sur la côte glacéeest à jamais muette. 6+6 a
Les clameurs de la merne te diront plus rien. 6+6 a
220 La nuit est sans oreille,et sur le cap ancien, 6+6 a
Le vent emporte, avecl'écume dispersée, 6+6 a
Comme un écho perduta parole insensée. 6+6 a
Les fleuves et les montsn'entendent plus ta voix ; 6+6 a
Tout l'univers, aveugleet stupide à la fois, 6+6 a
225 Roule comme un cadavreaux steppes de l'espace. 6+6 a
J'ai pris l'âme du monde,et sa force et sa grâce ; 6+6 a
Et pour l'homme et pour toi,triste et vieux dans ta tour, 6+6 a
La nature divineest morte sans retour. 6+6 a
LES RUNOÏAS.
O Roi, que tardes-tu ?Nos mains sont enchnées 6+6 a
230 Par des liens plus fortsque le poids des années. 6+6 a
Brise l'enchantementqui nous tient asservis, 6+6 a
Et nous écraseronsl'Enfant sur le parvis. 6+6 a
O Roi, parle ! ou du moins,si ta langue est liée, 6+6 a
Médite en ton espritla science oubliée ; 6+6 a
235 Et, pour nous arracherà nos doutes amers, 6+6 a
Grave les Runas d'orqui règlent l'univers ! 6+6 a
L'ENFANT.
Vous ne chanterez plussur les harpes de pierre, 6+6 a
D'un Dieu qui va mourirprêtres désespérés ! 6+6 b
Mon souffle a dissipécomme un peu de poussière 6+6 a
240 Et la science antiqueet les chants inspirés. 6+6 b
Vous ne charmerez plusles oreilles humaines : 6+6 a
Mon nom leur partraplus vénérable et doux. 6+6 b
Pareils aux bruits mourantsdes tempêtes lointaines, 6+6 a
Les vieux Jours dans l'oublirentreront avec vous. 6+6 b
245 Les peuples raillerontvotre vaine sagesse, 6+6 a
Et, d'un pied dédaigneuxfoulant vos os proscrits, 6+6 b
Prendront, pour obéirà ma loi vengeresse, 6+6 a
Votre mémoire en haineet vos noms en mépris. 6+6 b
Le siècle vous rejette ;et la mort vous convie : 6+6 a
250 Subissez-la, muets,comme il sied aux cœurs forts ; 6+6 b
Car il faut expierla gloire avec la vie, 6+6 a
Avant de s'endormirauprès des aïeux morts. 6+6 b
LES CHASSEURS.
Qu'ils meurent, s'il le faut !Dans les steppes natales 6+6 a
En chasserons-nous moinsle cerf au bond léger ? 6+6 b
255 Vienne le jour marquépar les Runas fatales ! 6+6 a
La querelle des Dieuxest pour nous sans danger. 6+6 b
Pourvu que l'ours rusése prenne à nos embûches, 6+6 a
Que l'arc ne rompe pas,et qu'un chaud hydromel 6+6 b
Au prompt soleil du Nordfermente dans les cruches, 6+6 a
260 Frères, la vie est bonneà vivre sous le ciel ! 6+6 b
Vivons, ouvrons nos cœursaux ivresses nouvelles ; 6+6 a
Chasser et boire en paix,voilà l'unique bien. 6+6 b
Buvons ! Notre sang brûleet nos femmes sont belles ; 6+6 a
Demain n'est pas encore,et le passé n'est rien ! 6+6 b
L'ENFANT.
265 Vous descendrez vivantsdans ma géhenne en flamme, 6+6 a
Chiens aboyeurs repusd'hydromel et de chair ! 6+6 b
Vous serez consumésdes angoisses de l'âme, 6+6 a
Vous vous tordrez hurlantsdans le septième enfer ! 6+6 b
Pareils aux pins ployéspar le mal qui les ronge, 6+6 a
270 Tristes dès le berceau,sans joie et sans vigueur, 6+6 b
Vos enfants grandirontet vivront comme en songe, 6+6 a
Le glaive du désirenfoncé dans le cœur. 6+6 b
Pleins d'ennuis aux récitsdes choses disparues, 6+6 a
D'un œil morne ils verrontsans plaisir ni regrets, 6+6 b
275 Par la hache et le feu,sous le soc des charrues, 6+6 a
Tomber la majestéde leurs vieilles forêts. 6+6 b
Ils auront froid et faimsur la terre glacée ; 6+6 a
Ils gémiront d'errerdans les brouillards du Nord ; 6+6 b
Et la volupté même,en leur veine épuisée, 6+6 a
280 Au lieu d'un sang nouveaufera courir la mort. 6+6 b
Ainsi, Dieu, Runoïas,Chasseurs du sol polaire, 6+6 a
Je vous retrancheraide mon sillon jaloux, 6+6 b
Et je ferai germerma moisson de colère 6+6 a
Sur l'éternelle fange vous rentrerez tous. 6+6 b
285 Blanche sous le lin chasteet rude, illuminée 6+6 a
Du nimbe d'or flottantsur sa tête inclinée, 6+6 a
La Vierge d'Orient,une ombre dans les yeux, 6+6 a
Pressait entre ses brasson fils mystérieux ; 6+6 a
Et l'Enfant, sur le seinde la femme pensive, 6+6 a
290 Parlait, et comme au venttremblait la tour massive ; 6+6 a
Et mieux qu'un glaive ameraux mains des combattants, 6+6 a
Sa voix calme plongeaitdans les cœurs palpitants. 6+6 a
Plus pâles que les mortsesclaves des sorcières, 6+6 a
Qui par les froides nuitsrampent dans les bruyères, 6+6 a
295 Les Runoïas, courbéssous le dur jugement, 6+6 a
Rêvaient, dans leur angoisseet leur énervement. 6+6 a
Comme un dernier rayonqui palpite et dévie, 6+6 a
Ils voulaient ressaisirla pensée et la vie, 6+6 a
Mais leur esprit, semblableaux feuilles des vallons, 6+6 a
300 Hors d'eux-mêmes, erraiten de noirs tourbillons. 6+6 a
Debout, tumultueux,la barbe hérissée, 6+6 a
Et laissant choir soudainla coupe commencée, 6+6 a
Les Chasseurs, assaillisde vertige, brisaient 6+6 a
Les cruches leurs mainsincertaines puisaient, 6+6 a
305 Et, les yeux enflammésd'épouvante et d'ivresse, 6+6 a
Vers le vieux Roi du Nordcriaient pleins de détresse. 6+6 a
Lui, sur son front ridédu souci de la mort, 6+6 a
Sentant passer le souffleardent d'un Dieu plus fort, 6+6 a
Muet, inattentifaux clameurs élevées, 6+6 a
310 Évoquait dans son cœurles Runas réservées. 6+6 a
Mais l'Enfant, sur la peaudu Serpent azuré, 6+6 a
S'inclina doucementcomme un rameau doré, 6+6 a
Et, coupant deux fois l'airpar un signe mystique, 6+6 a
D'un doigt rose effleural'Écriture magique. 6+6 a
315 Et les Runas fondaient,et des genoux du Dieu 6+6 a
Coulaient sur le parvisen clairs ruisseaux de feu, 6+6 a
Rapides, bondissant,serpentant sur les dalles, 6+6 a
Et brûlant les pieds nusdans le cuir des sandales. 6+6 a
Et les pieux et les arcssaisis sur les piliers, 6+6 a
320 Les glaives, de leur gainearrachés par milliers, 6+6 a
Se heurtèrent aux mainsde la foule en délire. 6+6 a
Avec des cris de rageet des éclats de rire, 6+6 a
Runoïas et Chasseurs,de flammes enlacés, 6+6 a
Se ruaient au combatpar élans insensés, 6+6 a
325 Comme un essaim confusd'abeilles furieuses, 6+6 a
Ou tels que, vers midi,sous les faux radieuses, 6+6 a
Au rebord des sillonstombent les épis mûrs ; 6+6 a
Et le sang jaillissaitsur les parois des murs. 6+6 a
Mais voici qu'au milieude la lutte suprême, 6+6 a
330 La Tour, en flamboyant,s'affaissa sur soi-même, 6+6 a
Et comme une montagne,en son écroulement, 6+6 a
Emplit la noire nuitd'un long rugissement. 6+6 a
Seul des siens, à traverscette ruine immense, 6+6 a
L'éternel Runoïadescendit en silence. 6+6 a
335 Dépossédé d'un monde,il lança sur la mer 6+6 a
Sa nacelle d'airain,sa barque à fond de fer ; 6+6 a
Et tandis que le vent,d'une brusque rafale, 6+6 a
Tordait les blancs floconsde sa barbe royale, 6+6 a
Les regards attachésaux débris de sa tour, 6+6 a
340 Il cria dans la nuit :— Tu mourras à ton tour ! 6+6 a
J'atteste par neuf foisles Runas immortelles, 6+6 a
Tu mourras comme moi,Dieu des âmes nouvelles, 6+6 a
Car l'homme survivra !Vingt siècles de douleurs 6+6 a
Feront saigner sa chairet ruisseler ses pleurs, 6+6 a
345 Jusqu'au jour ton joug,subi deux mille années, 6+6 a
Fatiguera le coudes races mutinées ; 6+6 a
tes temples dressésparmi les nations 6+6 a
Deviendront en riséeaux générations ; 6+6 a
Et ce sera ton heure !et dans ton ciel mystique 6+6 a
350 Tu rentreras, vêtudu suaire ascétique, 6+6 a
Laissant l'homme futur,indifférent et vieux, 6+6 a
Se coucher et dormiren blasphémant les Dieux ! — 6+6 a
Et, nageant dans l'écumeet les bruits de l'abîme, 6+6 a
Il disparut, tournévers l'espace sublime. 6+6 a
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