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| = césure
LEC_1/LEC10
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES BARBARES
1862
Le Barde de Temrah
Le soleil a do les collines lointaines ; 6+6 a
Sous le faîte mouillé des bois étincelants 6+6 b
Sonne le timbre clair et joyeux des fontaines. 6+6 a
Un chariot massif, avec deux buffles blancs, 6+6 b
5 Longe, au lever du jour, la sauvage rivière 6+6 c
Où le vent frais de l'Est rit dans les joncs tremblants. 6+6 b
Un jeune homme, vêtu d'une robe grossière, 6+6 c
Mène paisiblement l'attelage songeur ; 6+6 a
Tout autour, les oiseaux volent dans la lumière. 6+6 c
10 Ils chantent, effleurant le calme voyageur, 6+6 a
Et se posent parfois sur cette tête nue 6+6 b
Où l'aube, comme un nimbe, a jeté sa rougeur. 6+6 a
Et voici qu'il leur parle une langue inconnue ; 6+6 b
Et, l'aile frémissante, un essaim messager 6+6 c
15 Semble écouter, s'envole et monte dans la nue. 6+6 b
A l'ombre des bouleaux au feuillage léger, 6+6 c
Sous l'humble vêtement tissé de poils de chèvre, 6+6 a
La croix de bois au cou, tel passe l'Étranger. 6+6 c
Trois filles aux yeux bleus, le sourire à la lèvre, 6+6 a
20 Courent dans la bruyère et font partir au bruit 6+6 b
Le coq aux plumes d'or, la perdrix et le lièvre. 6+6 a
Du rebord des talus où leur front rose luit, 6+6 b
Écartant le feuillage et la tête dressée, 6+6 c
Chacune d'un regard curieux le poursuit. 6+6 b
25 Lui, comme enseveli dans sa vague pene, 6+6 c
S'éloigne lentement par l'agreste chemin, 6+6 a
Le long de l'eau, des feux du matin nuane. 6+6 c
Il laisse l'aiguillon échapper de sa main, 6+6 a
Et, les yeux clos, il ouvre aux ailes de son âme 6+6 b
30 Le monde intérieur et l'horizon divin. 6+6 a
Le soleil s'élargit et verse plus de flamme, 6+6 b
Un air plus tiède agite à peine les rameaux, 6+6 c
Le fleuve resplendit, tel qu'une ardente lame. 6+6 b
La plume d'aigle au front, drapés de longues peaux, 6+6 c
35 Des guerriers tatoués poussent par la vallée 6+6 a
Des bœufs rouges pressés en farouches troupeaux. 6+6 c
Et leur rumeur mugit de cris rauques mêe, 6+6 a
Et les cerfs, bondissant aux lisières des bois, 6+6 b
Cherchent plus loin la paix que ces bruits ont troublée. 6+6 a
40 Les hommes et les bœufs entourent à la fois 6+6 b
Le chariot roulant dans sa lenteur égale, 6+6 c
Et les mugissements se taisent, et les voix. 6+6 b
Et tous s'en vont, les yeux dardés par intervalle, 6+6 c
Ayant cru voir flotter comme un rayonnement 6+6 a
45 Autour de l'Étranger mystérieux et pâle. 6+6 c
Puis les rudes bergers et le troupeau fumant 6+6 a
Disparaissent. Leur bruit dans la forêt s'enfonce 6+6 b
Et sous les dômes verts s'éteint confusément. 6+6 a
Sur une âpre hauteur que hérisse la ronce, 6+6 b
50 Parmi des blocs aigus et d'épais rochers plats, 6+6 c
Deux vieillards sont debout, dont le sourcil se fronce. 6+6 b
Ils regardent d'un œil plein de sombres éclats 6+6 c
Venir ce voyageur humble, faible et sans crainte, 6+6 a
Qu'au détour du coteau traînent deux buffles las. 6+6 c
55 De chêne entrela de houx leur tempe est ceinte. 6+6 a
Ils allument soudain les sanglants tourbillons 6+6 b
D'un bûcher dont le vent fouette la flamme sainte. 6+6 a
Ils parlent, déroulant les incantations, 6+6 b
Conviant tous les Dieux qui hantent les orages, 6+6 c
60 Par qui le jour s'éclipse aux yeux des nations. 6+6 b
Comme un lourd océan sorti de ses rivages, 6+6 c
A leur voix la nuit morne engloutit le soleil, 6+6 a
Et l'éclair de la foudre entr'ouvre les nuages. 6+6 c
Puis l'horizon se tait, aux tombeaux sourds pareil ; 6+6 a
65 Le vent cesse, la vie entière est suspendue ; 6+6 b
Terre et ciel sont rentrés dans l'inerte sommeil. 6+6 a
Tout est noir et sans forme en l'immense étendue. 6+6 b
Sous l'air pesant où plane un silence de mort 6+6 c
Le chariot s'arrête en sa route perdue. 6+6 b
70 Mais l'Étranger, du doigt, effleure sans effort 6+6 c
Son front baissé, son sein, selon l'ordre et le nombre : 6+6 a
Des quatre points qu'il touche un flot lumineux sort. 6+6 c
Et les quatre rayons, à travers la nuit sombre, 6+6 a
D'un éblouissement brusque et mystérieux 6+6 b
75 Tracent un long chemin qui resplendit dans l'ombre. 6+6 a
Et la lumière alors renaît au fond des deux ; 6+6 b
Les oiseaux ranimés chantent l'aube immortelle ; 6+6 c
Les cerfs brament aux pieds des chênes radieux-, 6+6 b
Le soleil est plus doux et la terre est plus belle ; 6+6 c
80 Et les vieillards, auprès du bûcher consumé, 6+6 a
Sentent passer le Dieu d'une race nouvelle. 6+6 c
L'homme qu'ils redoutaient et qu'ils ont blasphémé, 6+6 a
Cet inconnu tranquille et vénérable aux anges, 6+6 b
Poursuit sa route, assis dans un char enflammé. 6+6 a
85 Il vient de loin, il sait des paroles étranges 6+6 b
Qui germent dans le cœur du sage et du guerrier ; 6+6 c
Il ouvre un ciel d'azur aux enfants dans leurs langes. 6+6 b
Il brave en souriant le glaive meurtrier ; 6+6 c
Il console et bénit, et le Dieu qu'il adore 6+6 a
90 Descend à son appel et l'écoute prier. 6+6 c
O verdoyante Érinn ! sur ton sable sonore 6+6 a
Un soir il aborda, venu des hautes mers ; 6+6 b
Sa trace au sein des flots brillait comme une aurore. 6+6 a
On dit que sur son front la neige, dans les airs, 6+6 b
95 Arrondit tout à coup sa voûte lumineuse, 6+6 c
Et que ton sol fleurit sous le vent des hivers. 6+6 b
Depuis, il a soumis ta race belliqueuse ; 6+6 c
Des milliers ont reçu le baptême éternel, 6+6 a
Et les anges, Érinn, te nomment bienheureuse ! 6+6 c
100 Mais tous n'ont point g l'eau lustrale et le sel ; 6+6 a
Il en est qui, remplis de songes immuables, 6+6 b
Suivent l'ancien soleil qui décroît dans le ciel. 6+6 a
La nuit monte. Parmi les pins et les érables 6+6 b
Gisent de noirs débris où la flamme a passé, 6+6 c
105 Du vain orgueil de l'homme images périssables. 6+6 b
Le lichen mord dé le granit entassé, 6+6 c
Et l'herbe épaisse croît dans les fentes des dalles, 6+6 a
Et la ronce vivace entre au mur crevassé. 6+6 c
Les piliers et les fûts qui soutenaient les salles, 6+6 a
110 Épars ou confondus, ont entravé les cours, 6+6 b
En croulant sous le faix des poutres colossales. 6+6 a
C'est dans ce palais mort, noir témoin des vieux jours, 6+6 b
Que l'Apôtre s'arrête. Au milieu des ruines 6+6 c
Il s'avance, et son pas émeut les échos sourds. 6+6 b
115 Les reptiles surpris rampent sous les épines ; 6+6 c
L'orfraie et le hibou sortent en gémissant, 6+6 a
Funèbre vision, des cavités voisines. 6+6 c
Bientôt, dans la nuit morne, un jet rouge et puissant 6+6 a
Flamboie entre deux pans d'une tour solitaire ; 6+6 b
120 La fumée au-dessus roule en s'élargissant. 6+6 a
Un homme est assis là, sur un monceau de terre. 6+6 b
Le brasier l'enveloppe en sa chaude lueur ; 6+6 c
Sa barbe et ses cheveux couvrent sa face austère. 6+6 b
Muet, les bras croisés, il suit avec ardeur, 6+6 c
125 Les yeux caves et grands ouverts, un sombre rêve, 6+6 a
Et courbe son dos large, où saillit la maigreur. 6+6 c
Sur ses genoux velus étincelle un long glaive ; 6+6 a
Une harpe de pierre est debout à l'écart, 6+6 b
D'où le vent, par instants, tire une plainte brève. 6+6 a
130 L'Apôtre, auprès du feu, contemple ce vieillard : 6+6 b
— Je te salue, au nom du Rédempteur des âmes ! 6+6 c
— Salut, enfant ! Demain tu serais venu tard. 6+6 b
Avant que ce foyer ait épuisé ses flammes, 6+6 c
Je serai mort : les loups dévoreront ma chair, 6+6 a
135 Et mon nom périra parmi nos clans infâmes. 6+6 c
— Vieillard ! ton heure est proche et ton cœur est de fer. 6+6 a
N'as-tu point médi le Dieu sauveur du monde ? 6+6 b
Braves-tu jusqu'au bout l'irrémissible Enfer ? 6+6 a
Resteras-tu plon dans cette nuit profonde 6+6 b
140 D'où ta race s'élance à la sainte Clarté ! 6+6 c
Veux-tu, seul, du Démon garder la marque immonde ? 6+6 b
Celui qui m'a choisi, dans mon indignité, 6+6 c
Pour répandre sa gloire et sa grâce infinie, 6+6 a
Est descendu pour toi de son éternité. 6+6 c
145 De l'immense univers la paix était bannie : 6+6 a
Il a tendu les bras aux peuples furieux, 6+6 b
Et son sang a cou pour leur ignominie. 6+6 a
S'il réveillait d'un mot les morts silencieux, 6+6 b
Ne peut-il t'appeler du fond de ton abîme, 6+6 c
150 Et faire luire aussi la lumière à tes yeux ? 6+6 b
Mais tu n'ignores plus son histoire sublime, 6+6 c
Et tu le sais, voici que le saint avenir 6+6 a
Germe, arrosé des pleurs de la grande Victime. 6+6 c
Écoute ! de la terre aux cieux entends frémir 6+6 a
155 L'hymne d'amour plus haut que la clameur des haines : 6+6 b
Le siècle des Esprits violents va finir. 6+6 a
Vois ! le palais du fort croule au niveau des plaines : 6+6 b
Le bras qui brandissait l'épée est desséché ; 6+6 c
L'humble croit en Celui par qui tombent ses chaînes. 6+6 b
160 Jette un cri vers ce Dieu rayonnant et caché, 6+6 c
Reçois l'Eau qui nous rend plus forts que l'agonie, 6+6 a
Remonte au Jour sans fin de la nuit du Péché ! 6+6 c
Et ta harpe, aujourd'hui veuve de ton génie, 6+6 a
A Celui dont la terre et tous les cieux sont pleins 6+6 b
165 Emportera ton âme avec son harmonie ! — 6+6 a
L'autre reste immobile, et, dressé sur ses reins, 6+6 b
Prête l'oreille au vent, comme si les ténèbres 6+6 c
Se remplissaient d'échos venus des jours anciens. 6+6 b
— O palais de Temrah, séjour des Finns célèbres, 6+6 c
170 Dit-il, où flamboyaient les feux hospitaliers, 6+6 a
Maintenant, lieu désert hanté d'oiseaux funèbres ! 6+6 c
Salles où s'agitait la foule des guerriers, 6+6 a
Que de fois j'ai versé dans leurs cœurs héroïques 6+6 b
Les chants mâles du Barde à vos murs familiers ! 6+6 a
175 Hautes tours, qui jetiez dans les nuits magnifiques 6+6 b
Jusqu'aux astres l'éclat des bûchers ceints de fleurs, 6+6 c
Et couronniez d'Érinn les collines antiques ! 6+6 b
Et vous, assauts des forts, ô luttes des meilleurs, 6+6 c
Cris de guerre si doux à l'oreille des braves ! 6+6 a
180 Étendards dont le sang retrempait les couleurs ! 6+6 c
Cœurs libres, qui battiez sans peur et sans entraves ! 6+6 a
Esprits qui remontiez noblement vers les Dieux, 6+6 b
Dans l'orgueil d'une mort inconnue aux esclaves ! 6+6 a
Salut, palais en cendre où vivaient mes aïeux ! 6+6 b
185 O chants sacrés, combats, vertus, fêtes et gloire, 6+6 c
O soleils éclipsés, recevez mes adieux ! 6+6 b
Ton peuple, sainte Érinn, a perdu la mémoire, 6+6 c
Et, seul, des vieux chefs morts j'entends la sombre voix ; 6+6 a
Ils parlent, et mon nom roule dans la nuit noire : 6+6 c
190 Viens ! disent-ils, la hache a mutilé les bois, 6+6 a
L'esclave rampe et prie où chantaient les ées, 6+6 b
Et tous les Dieux d'Érinn sont partis à la fois ! 6+6 a
Viens ! les âmes des Finns, à l'opprobre échappées, 6+6 b
Dans la salle aux piliers de nuages brûlants 6+6 c
195 Siègent, la coupe au poing, de pourpre et d'or draes. 6+6 b
Le glaive qui les fit illustres bat leurs flancs ; 6+6 c
Elles rêvent de gloire aux fiers accents du barde, 6+6 a
Et la verveine en fleur presse leurs fronts sanglants. 6+6 c
Mais la foule des chefs parfois songe et regarde 6+6 a
200 S'il arrive, le roi des chanteurs de Temrah ; 6+6 b
Ils disent, en rumeur : — Voici longtemps qu'il tarde ! 6+6 a
O chefs ! j'ai trop vécu. Quand l'aube rentra, 6+6 b
Je vous aurai rejoints dans la nue éternelle, 6+6 c
Et, comme en mes beaux jours, ma harpe chantera ! — 6+6 b
205 L'apôtre dit : — Vieillard ! ta raison se perd-elle ? 6+6 c
Il n'est qu'un ciel promis par la bonté de Dieu, 6+6 a
Vers qui l'humble vertu s'envole d'un coup d'aile. 6+6 c
L'infidèle endurci tombe en un autre lieu 6+6 a
Terrible, inexorable, aux douleurs sans relâche, 6+6 b
210 Où l'Archange maudit l'enchaîne dans le feu ! 6+6 a
Étranger, réponds-moi : Sais-tu ce qu'est un lâche ? 6+6 b
Moins qu'un chien affa qui hurle sous les coups ! 6+6 c
Quelle langue l'a dit de moi, que je l'arrache ! 6+6 b
Où mes pères sont-ils ? — Où les païens sont tous ! 6+6 c
215 Pour leur éternité, dans l'ardente torture 6+6 a
Dieu les a balayés du vent de son courroux ! — 6+6 c
Le vieux Barde, à ces mots, redressant sa stature, 6+6 a
Prend l'épée, en son cœur il l'enfonce à deux mains 6+6 b
Et tombe lentement contre la terre dure : 6+6 a
220 Ami, dis à ton Dieu que je rejoins les miens. — 6+6 b
C'est ainsi que mourut, dit la sainte légende, 6+6 c
Le chanteur de Temrah, Murdocʼh aux longs cheveux, 6+6 b
Vouant au noir Esprit cette sanglante offrande. 6+6 c
Le palais écrou s'illumina de feux 6+6 a
225 Livides, d'où sortit un grand cri d'épouvante. 6+6 c
Le Barde avait rejoint les siens, selon ses vœux. 6+6 a
Auprès du corps, dont l'âme, hélas ! était vivante, 6+6 b
L'Apôtre en gémissant courba les deux genoux ; 6+6 a
Mais Dieu n'exauça point son oraison fervente, 6+6 b
230 Et Murdocʼh fut man des aigles et des loups. 6+6 c
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