Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LAP_9/LAP120
Victor de LAPRADE
PERNETTE
1870
CHANT SEPTIÈME
LES NOCES
D’une pesante nuit | subitement couverts, 6+6 a
Les yeux du jeune chef | ne s’étaient pas rouverts ; 6+6 a
Et, penchés sur son corps, | le docteur, Madeleine, 6+6 b
Sollicitaient en vain | son pouls et son haleine. 6+6 b
5 Le groupe des amis, | autour d’eux empressé, 6+6 a
Sur le sol inégal | soulevant le blessé, 6+6 a
Formait des longs manteaux | une plus molle couche, 6+6 b
Et du vin de la gourde | ils humectaient sa bouche. 6+6 b
Pernette, entre ses doigts | glacés d’un froid nerveux, 6+6 a
10 Tenait sur ses genoux | la tête aux longs cheveux, 6+6 a
Accroupie et le dos | appuyé contre un arbre, 6+6 b
Pâle et sans voix, pareille | à ces vierges de marbre 6+6 b
Que l’on voit défaillir | au pied du crucifix. 6+6 a
Madeleine appelait : | « O mon fils ! ô mon fils ! » 6+6 a
15 Et poussait vers le ciel, | en paroles ailées, 6+6 b
Les vives oraisons | à ses sanglots mêlées, 6+6 b
Disant tous les saints noms | qui conjurent la mort, 6+6 a
Pour hâter le réveil | de son enfant qui dort. 6+6 a
Cependant, d’un doigt sûr, | d’un œil que rien n’effraie, 6+6 b
20 Le sagace docteur | avait sondé la plaie ; 6+6 b
Veste ni ceinturon | ne serraient plus le flanc 6+6 a
Et laissaient mieux jaillir | et circuler le sang. 6+6 a
On vit du doux blessé | se mouvoir la paupière, 6+6 b
Se rouvrir, se fermer | au coup de la lumière ; 6+6 b
25 Un murmure sortit | des cœurs presque joyeux. 6+6 a
Observant le docteur | d’un regard anxieux, 6+6 a
Sans respirer, Pernette | épiait au passage 6+6 b
L’arrêt qui se lira | d’abord sur ce visage. 6+6 b
Tout à scruter le mal, | l’œil du ferme vieillard, 6+6 a
30 Longtemps fixé, resta | muet, comme son art ; 6+6 a
Puis, sans plus rien celer — | l’épreuve étant complète — 6+6 b
Il leva son front pâle | et regarda Pernette. 6+6 b
Elle reçut le coup, | mais sans le laisser voir ; 6+6 a
Elle reprit sa force | en quittant tout espoir, 6+6 a
35 Et de ses bras ardents, | sans cris, sans plainte amère, 6+6 b
Embrassa Madeleine | et lui dit : « O ma mère ! » 6+6 b
Mais le blessé déjà | se soulevait un peu, 6+6 a
Rouvrait plus largement | son œil limpide et bleu, 6+6 a
Et le docteur, sans croire | à des chances meilleures, 6+6 b
40 Témoin de ce réveil, | leur promit quelques heures. 6+6 b
Pierre avait tout compris | dès le premier moment ; 6+6 a
À sa mère, à Pernette, | il sourit doucement ; 6+6 a
Et, sentant qu’il touchait | aux dernières épreuves, 6+6 b
Du cœur et du regard | il bénit les deux veuves. 6+6 b
45 La parole revint ; | les noms de son amour 6+6 a
Sur ses lèvres erraient, | murmurés tour à tour ; 6+6 a
Puis, de ses faibles mains | enlaçant les deux femmes, 6+6 b
À jamais dans leur deuil | il souda ces deux âmes, 6+6 b
Et, par un testament | impossible à briser, 6+6 a
50 Les légua l’une à l’autre | en ce double baiser. 6+6 a
Quand l’amant, quand le fils | eut à tout ce qu’il aime 6+6 b
Versé le miel amer | de cet adieu suprême, 6+6 b
Le guerrier se souvint, | reprenant tout son cœur, 6+6 a
Des hasards du combat | dont il mourait vainqueur. 6+6 a
55 Il exhorta les siens, | honneur de la contrée, 6+6 b
À défendre nos bois, | citadelle sacrée, 6+6 b
À rester jusqu’au bout | libres sur ces hauts lieux, 6+6 a
Où se dressent encor | les tombes des aïeux. 6+6 a
L’esprit toujours vivant | forçait le corps à vivre ; 6+6 b
60 D’une plus ferme voix | on l’entendit poursuivre. 6+6 b
Du chef prêt à partir | la sagesse en éveil 6+6 a
Munissait ses soldats | d’un prévoyant conseil. 6+6 a
Familier des forêts, | sachant les avenues, 6+6 b
Les sinueux abris | des gorges inconnues, 6+6 b
65 Il disait par quel art, | de mille engins de mort 6+6 a
Un franc-chasseur des bois | peut hérisser l’abord, 6+6 a
Et des créneaux roulant | du rocher qui surplombe 6+6 b
Faire aux envahisseurs | une infaillible tombe. 6+6 b
Or la mère savait | qu’au delà du trépas 6+6 a
70 On peut s’aimer encore | et que tout ne meurt pas ; 6+6 a
Elle avait songé vite | au médecin suprême 6+6 b
Par qui naît le salut | de la mort elle-même. 6+6 b
Un rapide envoyé, | déjà sur la hauteur, 6+6 a
Revenait annonçant | le vénéré pasteur. 6+6 a
75 Par les plus courts sentiers | se hâtait le bon prêtre ; 6+6 b
Dans les genêts, là-bas, | on le voyait paraître ; 6+6 b
Et bientôt, près du lit, | aux pieds du cher mourant, 6+6 a
Le vieillard fut debout, | armé du Dieu vivant. 6+6 a
Un long cri de douleur | accueillit sa venue, 6+6 b
80 Et la foule éclata, | jusqu’ici contenue. 6+6 b
Tous les pieux amours | au désespoir mêlés 6+6 a
Firent explosion | dans ces cœurs désolés. 6+6 a
Et le vieillard aussi, | le prêtre sous les armes, 6+6 b
Élevant le ciboire, | était baigné de larmes ; 6+6 b
85 Et les mots qu’il tentait | pour prier et bénir, 6+6 a
Couverts du bruit des pleurs, | il ne put les finir. 6+6 a
L’apôtre commença | l’œuvre de pénitence, 6+6 b
Du geste et du regard | écarta l’assistance, 6+6 b
Et, comprimant son cœur | qui saigne et qui se fend, 6+6 a
90 Il vint s’agenouiller | près de son pauvre enfant, 6+6 a
Le baisa doucement | sur la funèbre couche, 6+6 b
Et puis il approcha | l’oreille de sa bouche. 6+6 b
Le faible cœur de l’homme, | alors, resta dompté, 6+6 a
Et le prêtre attentif | reprit sa majesté ; 6+6 a
95 Et, sans cacher l’ami | tout à fait sous le juge, 6+6 b
Il ouvrit au pécheur | son intime refuge. 6+6 b
Le soldat commença, | dans un plein abandon, 6+6 a
Cet aveu du chrétien | qui force le pardon ; 6+6 a
Aveu facile à Pierre | et doux à son vieux maître, 6+6 b
100 Fait pour mettre la joie | au chaste cœur du prêtre, 6+6 b
Aveu d’un noble cœur | préservé de tout mal 6+6 a
Et qui n’a pas trahi | le serment baptismal, 6+6 a
Qui paya son tribut | à l’humaine nature, 6+6 b
Sans faire aux grands devoirs | même une ombre d’injure : 6+6 b
105 Et qui n’offre au Seigneur | à pardonner en lui 6+6 a
Que l’héroïque orgueil | dont il meurt aujourd’hui. 6+6 a
Dès que l’apôtre eut dit | la formule adorable 6+6 b
Qui délie à jamais | le bienheureux coupable, 6+6 b
Et qui le rend, au prix | d’un sincère remord, 6+6 a
110 Assez pur pour le ciel | et joyeux de la mort, 6+6 a
Il se leva tranquille | et sûr de la victoire ; 6+6 b
D’une pieuse main | prit l’auguste ciboire, 6+6 b
Et, de l’autre, il tira | du vase de vermeil 6+6 a
Le pain des forts brillant | aux rayons du soleil. 6+6 a
115 Tout le peuple, à genoux | tombé sur la bruyère, 6+6 b
Formait autour du prêtre | un cercle de prière ; 6+6 b
Tous les fronts prosternés, | tremblants, silencieux, 6+6 a
S’abaissaient ; tous les cœurs | se dressaient vers les deux. 6+6 a
Tout s’inclinait aussi | dans l’immense nature : 6+6 b
120 Les feuilles des forêts | n’osaient plus un murmure ; 6+6 b
Les vents évanouis | n’effleuraient pas le sol ; 6+6 a
Les oiseaux arrêtaient | leur musique et leur vol ; 6+6 a
Les seuls parfums, montant | d’un essor invisible, 6+6 b
Remplissaient l’air au loin | de leur hymne paisible ; 6+6 b
125 Tout l’univers enfin, | du bois sombre au ciel bleu, 6+6 a
Semblait se recueillir | dans l’amour de son Dieu. 6+6 a
Or, tenant de ses doigts | l’éblouissante hostie, 6+6 b
Oubliant tout autour | la foule anéantie, 6+6 b
En ces mots, le pasteur, | tourné vers les sommets, 6+6 a
130 Exhorta ce mourant | qui va vivre à jamais : 6+6 a
« Bénis, ô mon enfant, | ce Dieu qui, tout à l’heure, 6+6 b
Doit t’ouvrir de son sein | l’éternelle demeure, 6+6 b
Qui t’exempte ici-bas | d’un combat incertain, 6+6 a
Te payant ta journée | au milieu du matin : 6+6 a
135 Qui te prend jeune et pur | et sans laisser au monde 6+6 b
Le temps de te flétrir | de son haleine immonde. 6+6 b
Peut-être qu’à midi, | sous l’ardeur du péché, 6+6 a
Ton cœur tari d’amour | se serait desséché ; 6+6 a
Que la vie aurait fait | dans la foule grossière, 6+6 b
140 De tes plus fraîches fleurs | une infecte poussière ; 6+6 b
Peut-être que l’orgueil | et le doute moqueur 6+6 a
Auraient chassé ce Dieu | qui se plaît dans ton cœur. 6+6 a
Tu pars aimé de lui, | chaste et pieux encore ; 6+6 b
Les favoris du ciel | meurent en pleine aurore. 6+6 b
145 Le maître épargne ainsi | des périls superflus 6+6 a
À ceux qu’il a marqués | pour être ses élus. 6+6 a
Réjouis-toi, mon fils, | en son nom je t’appelle 6+6 b
À ceindre au milieu d’eux | la couronne immortelle ! 6+6 b
Tu peux t’offrir au juge | et partir sans effroi ; 6+6 a
150 L’ombre même du mal | n’existe plus en toi. 6+6 a
Ton sang et ta jeunesse, | offerts en sacrifice, 6+6 b
Ont attendri pour toi | sa clémente justice. 6+6 b
Fais donc avec amour | dans ses divines mains 6+6 a
Le joyeux abandon | de tes bonheurs humains ; 6+6 a
155 Fais sortir un encens | du feu de tes souffrances ; 6+6 b
Brûle au fond de ton cœur | tes jeunes espérances ; 6+6 b
Et, sans disputer rien | à ce Dieu que tu crois, 6+6 a
Donne-toi tout entier, | comme lui sur la croix ! 6+6 a
Il sait, ce Dieu fait chair, | que le passage est rude 6+6 b
160 Qui conduit par la mort | à la béatitude ; 6+6 b
Et le voilà qui vient, | pour franchir ce moment, 6+6 a
À ton âme, à ton corps | s’unir étroitement, 6+6 a
Afin que tu sois forte, | il vient, âme chrétienne. 6+6 b
Mêler divinement | sa substance à la tienne ; 6+6 b
165 Pour qu’ici même, avant | que le ciel ne t’ait lui, 6+6 a
Ce Dieu bon vive en toi, | lorsque tu meurs en lui : 6+6 a
Reçois ce pain sacré | fait pour l’homme et pour l’ange, 6+6 b
De l’âme et de la chair | ineffable mélange, 6+6 b
Où ton Dieu descendu, | quand ma main l’a béni, 6+6 a
170 Pour se donner à toi | fait tenir l’infini. 6+6 a
Reçois de ton pardon | cet infaillible gage. 6+6 b
Reçois cet aliment | du suprême voyage. 6+6 b
Va, dans le sein du père, | au foyer de l’amour, 6+6 a
Prépare à tous les tiens | leur place et leur retour… 6+6 a
175 Et souviens-toi là-haut, | jusqu’à ma dernière heure, 6+6 b
Du prêtre qui t’absout, | de l’ami qui te pleure. » 6+6 b
Soulevé de sa couche, | au moment solennel, 6+6 a
Pierre, assis, reposait | sur le sein maternel. 6+6 a
Madeleine à genoux, | la femme forte et tendre, 6+6 b
180 Soutenait dans ses bras | celui que Dieu va prendre. 6+6 b
Le feu de sa prière | avait séché ses pleurs ; 6+6 a
Sa foi brûlait plus vive | encor que ses douleurs. 6+6 a
Les splendeurs de l’extase | illuminaient sa face, 6+6 b
Comme si du mourant | elle obtenait la place ; 6+6 b
185 Et son âme, en un vol | suprême et triomphant, 6+6 a
Croyait monter au ciel | avec le doux enfant, 6+6 a
Mais lui, sans plus rien voir | que les espèces saintes, 6+6 b
Ardemment vers son Dieu | se penchait les mains jointes. 6+6 b
Le peuple est prosterné ; | les pleurs coulent des yeux ; 6+6 a
190 La prière s’épanche | à flots silencieux ; 6+6 a
Le pain fait chair descend | sur les lèvres de l’homme, 6+6 b
Et de l’âme à son Dieu | l’union se consomme. 6+6 b
Les rustiques soldats, | dans leur double ferveur 6+6 a
De regrets pour l’ami, | de foi pour le Sauveur, 6+6 a
195 Immobiles, courbés, | le front contre leurs armes, 6+6 b
Serraient les noirs fusils | mouillés de grosses larmes. 6+6 b
Les femmes pour prier | fortement, les yeux clos, 6+6 a
La tête dans leurs mains | étouffaient leurs sanglots. 6+6 a
Longuement, s’éleva | vers le Dieu qui s’immole 6+6 b
200 Cette intense oraison, | sans regards, sans parole ; 6+6 b
Et quand les yeux rouverts | allèrent en pleurant 6+6 a
Chercher encor les traits | du bien aimé mourant, 6+6 a
Sous ses longs cheveux blonds | sa face humble et penchée 6+6 b
Dans son extase encor | restait demi-cachée ; 6+6 b
205 Tant d’une forte étreinte, | au seuil de ce bas lieu, 6+6 a
Son esprit s’enlaçait | à l’esprit de son Dieu ! 6+6 a
Vers ses amis enfin | son beau front se relève. 6+6 b
Ce fut, à le revoir, | comme au sortir d’un rêve : 6+6 b
De vivantes couleurs | il s’était éclairé ; 6+6 a
210 La vigueur de sa foi | l’avait transfiguré. 6+6 a
Le céleste aliment, | fait pour son âme pure, 6+6 b
Semblait nourrir son corps | et guérir sa blessure ; 6+6 b
L’accent de ses yeux clairs | et de sa franche voix 6+6 a
Éclatait aussi ferme, | aussi frais qu’autrefois ; 6+6 a
215 Autour de lui l’espoir | rentrait au fond des âmes, 6+6 b
Et souriait déjà | sous les pleurs des deux femmes. 6+6 b
Seul, le sage docteur | ne se déridait pas ; 6+6 a
Des signes trop certains | présageaient le trépas. 6+6 a
L’ami repousse en vain | l’augure qui l’accable, 6+6 b
220 La science a porté | son arrêt implacable. 6+6 b
Dans l’aspect du vieillard, | sur son front pâlissant, 6+6 a
On lit le morne aveu | de son art impuissant : 6+6 a
Muet, les bras croisés | comme un guerrier sans armes, 6+6 b
Dans ses yeux paternels | tremblaient deux grosses larmes. 6+6 b
225 Mais Pierre, ayant levé | les mains vers le pasteur, 6+6 a
Maître de ses esprits, | lui dit avec lenteur : 6+6 a
« Me voilà citoyen | du royaume céleste : 6+6 b
Je suis libre ici-bas | pour le temps qui me reste : 6+6 b
L’homme par qui je meurs | ne peut plus rien sur moi, 6+6 a
230 O mon père, et j’échappe | à toute injuste loi. 6+6 a
Rien ne m’interdit plus, | dans ce moment suprême, 6+6 b
D’obéir à mon cœur | et d’être à ce que j’aime, 6+6 b
Et de donner mon nom, | ma main, mon dernier vœu, 6+6 a
À celle que je vais | attendre au sein de Dieu. 6+6 a
235 Mon père, unissez-nous ! | prononcez sur nos têtes 6+6 b
Le mot qui nous convie | à d’éternelles fêtes. 6+6 b
Chargez nos fronts bénis | de ces puissants liens 6+6 a
Qui jusque dans le ciel | suivent deux cœurs chrétiens, 6+6 a
Et qu’une fois serrés | sur la terre où nous sommes, 6+6 b
240 Nul pouvoir ne rompra, | pas plus Dieu que les hommes, 6+6 b
Vous qui savez mon cœur, | qui l’avez éprouvé, 6+6 a
Cher pasteur ! donnez-lui | ce qu’il a tant rêvé : 6+6 a
Ce titre où je voyais, | dans mes jours les plus sombres, 6+6 b
La cause de ma vie | et mon bonheur sans ombres, 6+6 b
245 La main de cette enfant, | mon unique douceur, 6+6 a
Le droit d’être son frère | et de l’avoir pour sœur, 6+6 a
De ne faire à nous deux, | par un chaste mélange, 6+6 b
Qu’un seul cœur ici-bas | et là-haut qu’un seul ange. 6+6 b
Accordez-moi ce prix, | mon espoir, ma vertu… 6+6 a
250 Le voulez-vous, mon Dieu ? |… Pernette, le veux-tu ? » 6+6 a
Un sanglot éclatant | répondit pour Pernette. 6+6 b
À genoux, près du lit, | elle tomba, muette ; 6+6 b
Saisit la pâle main | que tendait le mourant, 6+6 a
De sa lèvre à son sein | la baisant, la serrant, 6+6 a
255 La baigna de ses pleurs, | et, du geste et de l’âme, 6+6 b
À Pierre, mille fois, | fit l’aveu qu’il réclame, 6+6 b
Disant par tout son être | un oui silencieux 6+6 a
Étouffe dans sa voix, | mais inscrit dans les cieux. 6+6 a
Quand des premiers sanglots | l’angoisse étant passée, 6+6 b
260 La vierge eut recueilli | sa voix et sa pensée, 6+6 b
Le prêtre autour de lui, | comme il était besoin, 6+6 a
Appela les parents, | prit le peuple à témoin ; 6+6 a
Et sous les hauts piliers | de ce vert sanctuaire, 6+6 b
Commença devant Dieu | la noce mortuaire. 6+6 b
265 Les hauteurs s’éclairaient | aux approches du soir ; 6+6 a
Sur la couche de fleurs | prête à le recevoir, 6+6 a
Le soleil amoureux | s’apprêtait à descendre. 6+6 b
La neige ouvrait au loin | son rideau rose tendre. 6+6 b
À l’Orient, jamais | si profond et si pur 6+6 a
270 L’infini grand ouvert | n’avait lui dans l’azur ; 6+6 a
Jamais ciel, par delà | notre ombre où tout se noie, 6+6 b
Ne promit plus d’espace | à l’éternelle joie ; 6+6 b
Jamais, dépassant mieux | notre horizon humain, 6+6 a
Tant d’espoir ne berça | si douloureux hymen. 6+6 a
275 Comme pour se mêler | par des douceurs amères 6+6 b
A cet amour sevré | des transports éphémères, 6+6 b
La terre, à larges flots, | exhalait autour d’eux 6+6 a
L’âpre encens du genièvre | et des pins résineux, 6+6 a
Et mille odeurs des buis | et des fleurs d’humble taille 6+6 b
280 Sous les pieds des soldats | broyés dans la bataille, 6+6 b
Et qui, pareils au cœur | tendres et gémissants, 6+6 a
Plus ils sont écrasés, | plus ils donnent d’encens. 6+6 a
L’air, vaguement chargé | de soufre et de salpêtre, 6+6 b
Fumait encore autour | des longs taillis de hêtre, 6+6 b
285 Attestant, sous le ciel | paisible et radieux, 6+6 a
Les noirs combats de l’homme | à travers ce beau lieu. 6+6 a
Autour des fiancés | le groupe se resserre ; 6+6 b
Les. fronts plus tristement | se baissent vers la terre. 6+6 b
Mais, sur le vœu qu’émet | le chaste bien-aimé, 6+6 a
290 On observe pour lui | le rite accoutumé. 6+6 a
Le poêle nuptial, | formé de branches vertes, 6+6 b
Tient d’un pudique abri | les deux têtes couvertes ; 6+6 b
Le prêtre unit les mains | des pâles amoureux ; 6+6 a
Le verset solennel | est récité sur eux, 6+6 a
295 Et l’époux à l’épouse, | en se penchant vers elle, 6+6 b
A du mystique anneau | mis la chaîne éternelle. 6+6 b
Puis le guide sacré, | comme en face du port, 6+6 a
Exhorta cet amour | plus puissant que la mort : 6+6 a
« Renoncez vaillamment | au songe de la vie, 6+6 b
300 Du véritable hymen | la mort sera suivie : 6+6 b
Enivrés l’un de l’autre | en un monde plus beau, 6+6 a
Vous l’irez consommer | au delà du tombeau ; 6+6 a
Vous n’en tarirez pas | les douceurs infinies ; 6+6 b
Dans leur vol immortel | vos âmes sont unies ; 6+6 b
305 Et, rentrés à jamais | dans le pays natal, 6+6 a
Vous trouverez en Dieu | votre lit nuptial. » 6+6 a
Un silence profond | suivit ces mots du prêtre ; 6+6 b
Les pleurs même cessaient, | hélas ! prêts à renaître ! 6+6 b
Les amants, les époux, | dans leur rêve exaucés, 6+6 a
310 À la face du ciel | se tenaient embrassés, 6+6 a
Et, de leur chaste oubli | respectant le mystère, 6+6 b
Les yeux se détournaient | du couple solitaire. 6+6 b
Eux, sans rien voir, perdus | et seuls dans l’univers, 6+6 a
S’étreignaient, s’appelaient | de mille noms divers. 6+6 a
315 Comme deux pâles fleurs | que nul soleil n’essuie 6+6 b
Se collent feuille à feuille | à travers une pluie, 6+6 b
Leurs visages, leurs mains, | leurs lèvres sans couleurs 6+6 a
Se joignirent longtemps, | cimentés par les pleurs. 6+6 a
Leurs larmes, en tombant, | qui se confondaient toutes, 6+6 b
320 Sur leurs cheveux mêlés | roulaient en mêmes gouttes. 6+6 b
Tels furent, ici-bas, | sans autre lendemain, 6+6 a
Le salut et l’adieu | de ce funèbre hymen. 6+6 a
Les amis, cependant, | comptaient chaque minute, 6+6 b
Croyant venu l’instant | de la dernière lutte. 6+6 b
325 La mère avait saisi | la main de son enfant ; 6+6 a
Les soupirs du jeune homme | allaient en s’étouffant, 6+6 a
Et, dans ses yeux, semblait | s’éteindre avec la fièvre 6+6 b
Le regard… La parole | hésitait sur la lèvre. 6+6 b
Cet assaut de la mort | sur le vaillant blessé 6+6 a
330 Par son sang vigoureux | fut encor repoussé ; 6+6 a
Il mit son autre main | dans la main de sa veuve, 6+6 b
Et dit à haute voix, | sans fléchir sous l’épreuve : 6+6 b
« Sois béni, Dieu, vers qui | je m’en vais sans effort, 6+6 a
Et de ma douce vie | et de ma douce mort ! 6+6 a
335 Je meurs en plein amour, | en plein bonheur de vivre, 6+6 b
Exempt de mille maux | dont la mort me délivre ; 6+6 b
Heureux par-dessus tout | de finir en chrétien… 6+6 a
J’ai tout aimé… mon Dieu, | je ne regrette rien ! 6+6 a
Je sais qu’après un temps | qui passera bien vite, 6+6 b
340 On retrouve à jamais | en toi ceux que l’on quitte. 6+6 b
L’adieu que je leur fais | est proche du revoir ; 6+6 a
Il a ton nom pour gage | et ton sein pour espoir. 6+6 a
Rends-nous donc assez purs | pour devenir tes hôtes ; 6+6 b
Dans le sang de ton fils | daigne laver mes fautes ; 6+6 b
345 Je t’offre ici, mon Dieu, | pèse dans ta bonté 6+6 a
Ces douleurs de mon corps | contre moi révolté, 6+6 a
Tout ce qui dans mon âme, | à sa chair asservie, 6+6 b
Subsiste, malgré moi, | d’attaches à la vie. 6+6 b
Reçois cette rançon ; | et, pour t’apaiser mieux, 6+6 a
350 Compte-moi les douleurs, | les vertus des aïeux, 6+6 a
Leur trésor amassé | de combats, de prière… 6+6 b
Et ces larmes surtout | que je coûte à ma mère ! 6+6 b
Qu’après vous, ô mon Dieu, | daigne me pardonner 6+6 a
Ce grand cœur maternel | que je fais tant saigner ! 6+6 a
355 Me pardonnent aussi | les amitiés blessées 6+6 b
Et les saintes vertus | que j’aurais offensées, 6+6 b
Et ceux que je combats | jusque dans mon trépas. 6+6 a
Je meurs sans les haïr, | mais je ne fléchis pas ; 6+6 a
Et je dirai, fidèle | à ma cause, à moi-même : 6+6 b
360 Sur cet homme, pardon ! | sur son œuvre, anathème ! 6+6 b
Chrétien, je me repens, | humble devant la mort ; 6+6 a
Citoyen, je meurs fier, | sans l’ombre d’un remord. 6+6 a
J’ai bien fait de braver | César et sa fortune, 6+6 b
D’écarter de mon front | la bassesse commune, 6+6 b
365 De refuser mon bras | à cet esprit d’orgueil 6+6 a
Qui tient le monde encor | dans le sang et le deuil ; 6+6 a
De ne pas déserter | la terre maternelle, 6+6 b
D’y. veiller sur les miens, | dernière sentinelle ; 6+6 b
Au lieu d’aller servir | à ces indignes coups 6+6 a
370 Qui devaient susciter | vingt peuples contre nous. 6+6 a
J’ai bien fait de rester | et de jouer ma tête, 6+6 b
Soldat de la défense | et non de la conquête, 6+6 b
Pour que l’envahisseur | trouvât sur son chemin 6+6 a
Quelques hommes encor | debout, la hache en main, 6+6 a
375 Libres, barrant le seuil | du logis des ancêtres 6+6 b
Et montrant ce qu’on peut | quand on n’a plus de maîtres. 6+6 b
Au moins, je ne meurs pas | loin de mon cher pays, 6+6 a
Sous des murs étrangers | follement envahis ; 6+6 a
Je meurs où j’ai vécu, | sur ma terre sacrée, 6+6 b
380 Sur les fières hauteurs | dont je gardais l’entrée. 6+6 b
Nos vieux chênes, prenant | mon sang pur à témoin, 6+6 a
Diront à l’ennemi : | tu n’iras pas plus loin ! 6+6 a
Ici, tous mes trésors | comblent ma dernière heure ; 6+6 b
J’ai là tout ce que j’aime | et tout ce qui me pleure ; 6+6 b
385 Je serre en expirant | les deux parts de mon cœur, 6+6 a
Ma mère d’une main, | et de l’autre… ma sœur ! 6+6 a
Et j’ai reçu mon Dieu, | présenté par le prêtre 6+6 b
De qui j’ai, tout enfant, | appris à le connaître. 6+6 b
J’entends, je puis bénir | ces amis attristés, 6+6 a
390 Comme ils ont combattu | priant à mes côtés. 6+6 a
Et toi, sous qui des bois | je fis l’apprentissage, 6+6 b
Mon bienfaisant docteur, | je vois ton cher visage. 6+6 b
Nos arbres favoris | couvrent mon lit de mort ; 6+6 a
Je les entends gémir, | malgré le vent qui dort. 6+6 a
395 Je sens la fraîche odeur | de nos plantes obscures, 6+6 b
Les mêmes dont tu viens | de panser mes blessures. 6+6 b
J’ai là cet horizon | tant de fois contemplé, 6+6 a
Tout le pays natal | à mes yeux déroulé : 6+6 a
Là-bas, la plaine immense | où j’ai fait tant de lieues, 6+6 b
400 Nos étangs argentés | et nos collines bleues, 6+6 b
Et ces clochers lointains | qui m’ont vu presque tous 6+6 a
Devant leurs saints patrons | m’arrêter a genoux ; 6+6 a
Tout ce monde à la fois | si grand et si paisible, 6+6 b
Par où je m’élevais | vers un monde invisible. 6+6 b
405 O doux pays, meilleur | que tu n’es renommé, 6+6 a
Tu perds un de tes fils | qui t’ont le plus aimé ; 6+6 a
Adieu ! reste béni | dans les fruits que tu portes, 6+6 b
Moissons de pur froment, | d’âmes douces et fortes ! 6+6 b
Adieu !… »
Sa voix faiblit, | une larme roula 6+6 a
410 Sur sa pâle paupière | et sa bouche trembla : 6+6 a
Il reprit :
« Au revoir, | là-haut, chez notre père… 6+6 b
Ne pleurez pas, priez… | je crois, j’aime, j’espère… 6+6 b
Je meurs en plein soleil, | doucement, au milieu 6+6 a
De mes plus chers amours ! |… Mère !… Pernette ! Adieu. » 6+6 a
415 Le silence, un frisson | sur sa face ternie, 6+6 b
Une froide sueur, | annonçaient l’agonie ; 6+6 b
Et le pasteur comprit, | à des râlements sourds, 6+6 a
Que cette âme attendait | les suprêmes secours. 6+6 a
Les chrétiens, prosternés | et comprimant leurs larmes, 6+6 b
420 Pour aider au mourant | prirent leurs saintes armes ; 6+6 b
La mère étroitement | s’empara de son fils, 6+6 a
Dans ses mains, sur son cœur | colla le crucifix ; 6+6 a
Et la pieuse foule | à ce combat présente 6+6 b
Commença l’oraison | de l’âme agonisante. 6+6 b
425 On entendit encor, | dans un soupir glacé, 6+6 a
Le doux nom de Jésus | faiblement prononcé. 6+6 a
L’esprit, déjà, touchait | au ciel par sa foi vive ; 6+6 b
Mais la lutte éclatait | dans la chair convulsive. 6+6 b
Alors l’homme de Dieu, | le paisible et le fort, 6+6 a
430 Sentit qu’il était temps | de terrasser la mort ; 6+6 a
Ayant reçu le droit | de lui parler en maître. 6+6 b
Sur sa face éclatait | la majesté du prêtre ; 6+6 b
Et regardant cet homme, | un éclair dans les yeux, 6+6 a
Il lui montra l’azur | d’un geste impérieux 6+6 a
Et d’une ferme voix : |
435 « Partez, âme chrétienne, 6+6 b
Lui dit-il : qu’ici-bas | plus rien ne vous retienne, 6+6 b
De cette chair de mort | soyez libre à l’instant ! 6+6 a
Élancez-vous ! montez ! | votre Dieu vous attend. » 6+6 a
Le soir encor, du haut | des cimes empourprées, 6+6 b
440 De sa rougeur suprême | éclairait nos contrées, 6+6 b
Plus qu’à demi caché | par les monts, le soleil 6+6 a
S’abaissa tout à coup | sous son rideau vermeil, 6+6 a
Et l’ombre, à larges pas, | des forêts aux villages, 6+6 b
Glissa rapidement | d’étages en étages. 6+6 b
445 Tour à tour s’éteignaient, | en de noirs horizons, 6+6 a
Les clochers flamboyants | et les blanches maisons. 6+6 a
Bientôt, submergeant tout | de l’une à l’autre chaîne, 6+6 b
La pâleur de la nuit | noya l’immense plaine. 6+6 b
Rasant l’herbe et les fleurs, | un vent léger et frais, 6+6 a
450 Comme exhalé du sol, | souffla vers les forêts ; 6+6 a
Dans les vignes épars, | mais à leur nid fidèles, 6+6 b
Les oiseaux vers les bois | rentraient à tire-d’ailes ; 6+6 b
Et l’âme, vers le ciel | prêt à la recevoir, 6+6 a
Partit dans un soupir | sur les brises du soir. 6+6 a
455 Au bord de la forêt | à l’orient ouverte, 6+6 b
De mille fleurs sans nom | sa tombe fut couverte : 6+6 b
Le sol teint de son sang | se montra généreux. 6+6 a
C’est ainsi qu’il mourut… | heureux, trois fois heureux. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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