Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LAP_9/LAP114
Victor de LAPRADE
PERNETTE
1870
CHANT PREMIER
LES FIANÇAILLES
« Si l’on peut des moissons augurer les vendanges, 6+6 a
L’année aura rempli nos celliers et nos granges, 6+6 a
Et — narguant le dicton — quoique riche en beaux foins, 6+6 b
En beaux blés, en beaux fruits, ne le sera pas moins. 6+6 b
5 Voyez mes quatre chars ployant sous leur faix d’herbes !… 6+6 a
Et les seigles voisins sont déjà mis en gerbes. 6+6 a
Et sur la tige épaisse et haute du froment 6+6 b
L’épi laiteux et vert s’incline pesamment. 6+6 b
Dans la vigne, à nos pieds, se montrent, par centaines, 6+6 a
10 Les promesses des ceps, hélas ! trop incertaines ; 6+6 a
De noyaux duveteux les pêchers sont couverts ; 6+6 b
Mes jeunes cerisiers sont plus rouges que verts. 6+6 b
Chère vigne ! C’est moi, tout seul, qui l’ai plantée ! 6+6 a
Si vous les aviez vus, du bas de la montée, 6+6 a
15 Mes pêchers, en avril, par un jour de soleil ! 6+6 b
Le sol gris en était tout jaspé de vermeil. 6+6 b
Pour admirer ce champ, qui brillait entre mille, 6+6 a
Chaque samedi soir, au retour de la ville, 6+6 a
Pernette m’arrêtait, là-bas, sur le sentier 6+6 b
20 D’où l’on voit le manoir et le domaine entier. 6+6 b
Car j’ai su m’arrondir ma petite province, 6+6 a
J’y suis maître, et j’habite au milieu, comme un prince, 6+6 a
J’ai tout ce qui s’étend de la vigne au ruisseau : 6+6 b
Ces trèfles, ces froments, ces prés bien pourvus d’eau, 6+6 b
25 Ces chanvres près du bord courant le long des aunes, 6+6 a
Et là-haut, sous les pins, ces seigles déjà jaunes. 6+6 a
Ma forêt qui verdoie, au nord de la maison, 6+6 b
Avec ces rochers noirs, finit à l’horizon. 6+6 b
Jadis un taillis maigre, un fourré de broussailles, 6+6 a
30 Prolongeait au couchant le bois jusqu’aux murailles ; 6+6 a
Que j’ai mis là d’argent, de sueurs et d’ennui ! 6+6 b
Mais cent tonneaux de vin en coulent aujourd’hui, 6+6 b
Et ma vigne, si haut sur les monts reculée, 6+6 a
Y mûrit sans subir ni brume ni gelée, 6+6 a
35 Tant l’héritage entier, sur un sol attiédi, 6+6 b
Reçoit un bon soleil du levant au midi. » 6+6 b
Ainsi parla, joyeux de lui vanter sa terre, 6+6 a
Le père de Pernette à la mère de Pierre ; 6+6 a
Autour d’eux, les parents, les voisins familiers, 6+6 b
40 Montaient vers la maison le long des groseillers. 6+6 b
Et, disant ce que tous avaient dans la pensée, 6+6 a
La mère du garçon vantait la fiancée : 6+6 a
« Oui, le sol est fécond, plaisant est le manoir ; 6+6 b
Vos fruits, bons à gter, sont radieux à voir ; 6+6 b
45 Mais l’or de vos froments et vos pêches vermeilles, 6+6 a
Les grappes de rubis enchâssés dans vos treilles, 6+6 a
N’ont pas plus de rayons et de fraîches couleurs 6+6 b
Que les yeux de Pernette et que sa joue en fleurs. 6+6 b
Le bord de vos étangs n’a peuplier ni frêne 6+6 a
50 Si souples et si droits que sa taille de reine. 6+6 a
Plus joyeux et plus doux que son âme sans fiel, 6+6 b
Vos nids n’ont pas d’oiseaux et vos ruches de miel ; 6+6 b
Et vos prés, votre vigne, enfin tout l’héritage, 6+6 a
Rien ne vaut ce trésor caché dans le ménage. 6+6 a
55 Jamais dans la maison plus d’ordre et moins de bruit 6+6 b
N’ont si bien témoigné du soin qui la conduit. 6+6 b
Tout abonde et reluit sous les doigts de Pernette ; 6+6 a
On dirait qu’une fée a prêté sa baguette. 6+6 a
Chaque heure est bien remplie : on voit, dès le matin, 6+6 b
60 Briller sur le dressoir la faïence et l’étain ; 6+6 b
Le soir, près du foyer, lorsque l’on s’agenouille, 6+6 a
La plus lente ouvrière a fini sa quenouille. 6+6 a
Les coffres ont du drap et du linge à foison : 6+6 b
La basse-cour suffit à nourrir la maison. 6+6 b
65 L’art de la ménagère a fait entrer, peut-être, 6+6 a
Plus d’écus au tiroir que le travail du maître. » 6+6 a
— Bonne femme au logis vaut son poids de bon or, 6+6 b
Dit Jacque, et ma Pernette y vaudra plus encor ; 6+6 b
Mais Pierre n’aurait pas la fillette et ma vigne, 6+6 a
70 Si de la plaine aux monts j’en savais un plus digne. 6+6 a
C’est un cœur, celui-là ! chaud comme le soleil ; 6+6 b
Un rude laboureur, qui n’a pas son pareil 6+6 b
Pour tracer un sillon aussi droit qu’une règle, 6+6 a
Et porter en riant ses dix boisseaux de seigle. 6+6 a
75 Quels bras de fer, quels reins et quels jarrets nerveux ! 6+6 b
Il faut le voir lier et délier ses bœufs, 6+6 b
Soutenir du poignet un char à la montée, 6+6 a
Et presser du talon sa cavale indomptée ! 6+6 a
Puis c’est un clerc, lisant, calculant, écrivant, 6+6 b
80 En mille inventions expert, un vrai savant ! 6+6 b
Moi, je veux qu’aux anciens croyance soit gardée, 6+6 a
Mais que chaque jeunesse apporte son idée. 6+6 a
Les livres me sont clos, je n’en fais pas le fier ; 6+6 b
Mais, puisque enfin j’en sais aujourd’hui plus qu’hier, 6+6 b
85 J’espère que demain, aidés les uns des autres, 6+6 a
Nos fils ajouteront leurs trouvailles aux nôtres. 6+6 a
Dans l’œuvre du labour, dans le soin du bétail, 6+6 b
Pierre est de bon conseil, comme de bon travail ; 6+6 b
Et je ne connais pas, du village à la ville, 6+6 a
90 De plus fort ouvrier, de maître plus habile. » 6+6 a
Heureuse, et sans trahir tout son cœur triomphant, 6+6 b
Madeleine reprit :
« Hélas ! ce pauvre enfant, 6+6 b
Si Dieu ne l’avait fait robuste autant que sage, 6+6 a
Qu’adviendrait-il de nous, n’ayant plus d’héritage ? 6+6 a
95 J’ai tout vendu, les prés, les terres et le bois : 6+6 b
Ce fils, il m’a fallu le racheter trois fois ! 6+6 b
Trois fois, vous le savez, ces hommes, sans m’entendre, 6+6 a
Malgré le prix payé, me l’ont voulu reprendre, 6+6 a
Pour l’envoyer mourir sous le fer, sous le feu. 6+6 b
100 Il vit, il ne sera point soldat, grâce à Dieu ! 6+6 b
Mais, hormis le verger, la maison que j’habite, 6+6 a
Il n’a plus que ses bras, son esprit, sa conduite. 6+6 a
Et certes, vous montrez, compère, en l’acceptant, 6+6 b
Qu’à vos yeux le bon cœur passe l’argent comptant. » 6+6 b
105 Alors un des voisins, riche et de bon lignage, 6+6 a
Un de ceux qu’on écoute au conseil du village, 6+6 a
Hocha la tête et dit :
« O Jacques, fin matois, 6+6 b
On te loue… On t’envie encor plus pour ton choix ! 6+6 b
Va ! Si les deux enfants ne s’aimaient d’amour tendre, 6+6 a
110 J’en sais qui feraient tout pour te souffler ce gendre. 6+6 a
N’en trouve pas qui veut, des pauvres comme lui ! 6+6 b
Où les chercher, hélas ! Nos gendres, aujourd’hui ? 6+6 b
Tout notre plus beau sang s’est perdu dans ces guerres ; 6+6 a
Fillettes et parents, nous ne choisissons guères, 6+6 a
115 Un père a du bonheur, qui saisit, riche ou non, 6+6 b
Pour sa fille un beau gars, brave et de bon renom, 6+6 b
Promettant à l’aïeul une forte lignée 6+6 a
Et robuste à mouvoir la bêche et la cognée. 6+6 a
La vigueur d’un sang pur est le premier des biens. 6+6 b
120 Brave Pierre ! Un enfant, humble avec ses anciens, 6+6 b
Timide, et tout à coup l’âme la plus hardie ! 6+6 a
Ah ! je le vois encore, au jour de l’incendie, 6+6 a
Sur les toits enflammés courir, porter les seaux… 6+6 b
Le voilà qui revient chargé de deux berceaux, 6+6 b
125 Rouge, entouré de feux sur quelques planches frêles, 6+6 a
Ses longs cheveux au vent, rapide, ayant des ailes, 6+6 a
Tel que, dans le tableau, sur le seuil de l’enfer, 6+6 b
Le saint Michel posant son pied sur Lucifer ! 6+6 b
Et, vraiment, il ressemble à celui de l’église ; 6+6 a
130 Pernette, ce jour-là, le disait à Denise. 6+6 a
Ah ! Le vaillant garçon ! Au travail toujours prêt, 6+6 b
Et qui jamais ne perd une heure au cabaret ! 6+6 b
Son crayon, le dimanche, ou son livre en cachette, 6+6 a
Ou le bras de sa mère, et maintenant, Pernette, 6+6 a
135 Voilà tout son repos, les seuls jeux à son goût. 6+6 b
Aussi, qu’on l’interroge, on croirait qu’il sait tout ! 6+6 b
Que notre cher pasteur, de qui vient sa science, 6+6 a
Si je l’ai trop loué, dise ce qu’il en pense ! » 6+6 a
Le bon prêtre sourit ; il aimait comme sien 6+6 b
140 L’enfant que ses leçons firent homme et chrétien. 6+6 b
Grand vieillard encor vert, austère et plein de grâce, 6+6 a
Et, sous son humble habit, sentant sa noble race, 6+6 a
Dans l’exil, en prison, Dieu l’avait visité ; 6+6 b
Une fleur de tendresse ornait sa charité. 6+6 b
145 Ayant souffert beaucoup, il aimait plus encore. 6+6 a
Il était de ces purs que le savoir décore. 6+6 a
Instruit des arts, des mœurs, des lois de l’étranger, 6+6 b
De toute sa science utile à propager, 6+6 b
Il faisait concourir, dans son heureux domaine, 6+6 a
150 La sagesse divine à l’industrie humaine ; 6+6 a
Et, pasteur patriarche, il réglait, tour à tour, 6+6 b
L’œuvre de la prière et l’œuvre du labour. 6+6 b
Il répondit :
« Jamais terre mieux préparée 6+6 a
N’a reçu de mes mains la semence sacrée. 6+6 a
155 Nul fonds ne m’a produit un semblable trésor. 6+6 b
L’âme de cet enfant est une mine d’or ; 6+6 b
J’en reviens ébloui chaque fois que j’y plonge. 6+6 a
Nul plus exempt de fiel, de ruse, de mensonge, 6+6 a
Plus naïf, moins ouvert aux calculs d’aujourd’hui, 6+6 b
160 Ne suit plus fermement la voix qui parle en lui. 6+6 b
Des devoirs qu’il s’est faits, dont il rêve en silence, 6+6 a
Rien ne peut détourner son ardente innocence ; 6+6 a
Et je songe, à le voir si pur, si plein de feu, 6+6 b
A nos premiers parents sortant des mains de Dieu. 6+6 b
165 Le père est fortu qui fonde une famille 6+6 a
Sur ce noble garçon, Jacque, et sur votre fille ; 6+6 a
L’active et douce enfant, belle, et qui n’en sait rien 6+6 b
Et qui vaut par le cœur plus que tout votre bien. 6+6 b
Que l’ombre d’un souci ne trouble pas ces fêtes ! 6+6 a
170 Je puis bénir le joug qui va lier leurs têtes, 6+6 a
Sûr qu’il sera porté par deux amis joyeux 6+6 b
Et que leur double nom est écrit dans les cieux. 6+6 b
Comprenez, ce jour-là, quand vous verrez peut-être 6+6 a
Rayonner le pasteur et pleurer le vieux maître, 6+6 a
175 Que je vous réponds d’eux, que ce sont mes enfants ! 6+6 b
Rien, là-haut, n’émeut plus les anges triomphants 6+6 b
Et le Dieu paternel qui lit au fond de l’âme, 6+6 a
Que la sainte union de l’homme et de la femme. » 6+6 a
Or, devisant ainsi, parents, voisins, curé, 6+6 b
180 Arrivaient au manoir de treilles entouré, 6+6 b
Sous les quatre tilleuls d’où le regard embrasse 6+6 a
Et mesure les champs, au loin, sous la terrasse. 6+6 a
Jacques se retourna vers ces prés, son orgueil ; 6+6 b
Comme il les saluait d’un suprême coup d’œil, 6+6 b
185 Il aperçut là-bas, au bout de la prairie, 6+6 a
Errer encor le couple heureux que l’on marie. 6+6 a
« Ah ! nos enfants, dit-il, les montrant de la main, 6+6 b
Ces alertes coureurs font durer le chemin ; 6+6 b
Se voyant tous les jours, ils ont tant à se dire ! » 6+6 a
190 Et les vieillards émus échangeaient un sourire. 6+6 a
Il reprit :
« De nos jours les vieux sont indulgents : 6+6 b
On attend, on prévient messieurs les jeunes gens ! 6+6 b
Soyons, puisqu’il le faut, des parents à la mode. 6+6 a
D’ici la vue est belle et ce banc est commode ; 6+6 a
195 Il est bon de s’asseoir sous l’ombrage léger ; 6+6 b
Respirons à l’odeur des foins et du verger. 6+6 b
Je crains pour vous, après ces heures enflammées, 6+6 a
La soudaine frcheur des salles bien fermées. 6+6 a
Reposons-nous avant que le dîner soit prêt, 6+6 b
200 Et jugeons en conseil mon petit vin clairet. » 6+6 b
On s’assit : les propos joyeux, parfois sévères, 6+6 a
Se croisaient sur la table où l’on choquait les verres. 6+6 a
Or, sans mot dire, et toute à son fils adoré, 6+6 b
La mère regardait, là-bas, au bout du pré. 6+6 b
205 Le couple radieux s’isolait dans sa joie, 6+6 a
Marchait avec lenteur, sans suivre aucune voie, 6+6 a
Sans rien voir que lui-même, ayant pour horizon 6+6 b
Deux ombres à ses pieds et des brins de gazon ; 6+6 b
Sans parler, ou disant quelque parole brève 6+6 a
210 Qu’un serrement de main, qu’un long regard achève. 6+6 a
Les mots n’expriment pas ce qu’ils avaient au cœur : 6+6 b
Le vase retenait sa divine liqueur, 6+6 b
Et parfois une perle ou le soleil se joue 6+6 a
Tremblait au bord des cils sans rouler sur la joue. 6+6 a
215 A fixer ces transports dans l’âme ou dans les sens, 6+6 b
Ainsi que les bergers les rois sont impuissants, 6+6 b
Et pour peindre à l’esprit cette rapide fête, 6+6 a
Les sons et les couleurs échappent au poète. 6+6 a
Le ciel s’ouvre, et tout homme en cet éclair béni 6+6 b
220 Aspire à l’éternel et conçoit l’infini. 6+6 b
Les simples et les purs, mieux que les grands du monde, 6+6 a
Sont admis à gter cette extase profonde, 6+6 a
Et le Dieu qui la donne aux cœurs dignes d’aimer 6+6 b
Connaît seul le vrai nom dont il faut la nommer. 6+6 b
225 Quand de ces régions du rêve et du mystère 6+6 a
S’arrachant tous les deux ils revoyaient la terre, 6+6 a
Quand du divin silence ils remontaient le cours 6+6 b
En reprenant le fil de leurs jeunes discours, 6+6 b
C’étaient mille projets gracieux et champêtres 6+6 a
230 Pour la vie en commun sous le toit des ancêtres ; 6+6 a
Comme en font deux amants, la veille d’être époux, 6+6 b
En parlant d’avenir ivres de dire NOUS, 6+6 b
De faire à deux le plan de leur double existence 6+6 a
Et de mêler ainsi leurs destins par avance. 6+6 a
235 Pierre disait comment, par ses soins redoublés, 6+6 b
Une friche lointaine abonderait en blés ; 6+6 b
Comment l’eau du ruisseau, plus savamment conduite, 6+6 a
Des prés mieux abreuvés étendrait la limite ; 6+6 a
Comment il accrtrait, par un mélange heureux, 6+6 b
240 La race des troupeaux plus gras et plus nombreux ; 6+6 b
Comme on verrait là-haut verdir, en peu d’années, 6+6 a
Un bois de pins couvrant ces roches décharnées ; 6+6 a
Combien d’outils nouveaux, décuplant le travail, 6+6 b
Allégeraient l’effort de l’homme et du bétail ; 6+6 b
245 Comme il saurait enfin, dans la maison prospère, 6+6 a
Servir de ses labeurs l’autorité du père. 6+6 a
Pernette achevait l’œuvre et ne tarissait pas ; 6+6 b
Agneaux, poussins, chevreaux pullulaient sous ses pas ; 6+6 b
Le laitage et les œufs remplissaient les corbeilles ; 6+6 a
250 L’or coulait à longs flots du logis des abeilles ; 6+6 a
D’espaliers abondants les murs étaient couverts ; 6+6 b
Mille fruits bien gardés égayaient les hivers ; 6+6 b
Le fin linge odorant s’empilait dans l’armoire ; 6+6 a
Les nappes au grand jour brillaient comme la moire ; 6+6 a
255 Et, pour ces soins divers, on s’inspirait en tout 6+6 b
De la mère de Pierre, et l’on suivait son goût. 6+6 b
C’est ainsi qu’attestant leur ardeur mutuelle 6+6 a
Ils adoptaient, tous deux, leur famille nouvelle, 6+6 a
C’est ainsi qu’entourés, dans l’arrière-saison, 6+6 b
260 Les vieux parents sont rois d’une heureuse maison. 6+6 b
Tandis qu’ils échangeaient si saintement leurs rêves, 6+6 a
Oublieux du retour et des heures trop brèves, 6+6 a
Ils virent tout à coup, là-haut, sous les tilleuls, 6+6 b
Le groupe vénérable… On n’attendait qu’eux seuls. 6+6 b
265 Tous deux rouges, confus de ce long tête-à-tête, 6+6 a
Honteux de leur lenteur aux apprêts de la fête, 6+6 a
A travers champs et prés, par le plus droit chemin, 6+6 b
Ils partirent d’un bond, se lâchant de la main. 6+6 b
Et ce fut t— ô bonheur de la verte jeunesse ! — 6+6 a
270 Une lutte joyeuse, un assaut de vitesse : 6+6 a
Entre les hauts épis, courbés légèrement, 6+6 b
On les voyait glisser dans l’or du blond froment : 6+6 b
Les rubans dénoués, les plis des longues manches, 6+6 a
Sur les jaunes moissons semblaient des ailes blanches ; 6+6 a
275 Et l’oiseau blanc fuyait devant un sombre oiseau 6+6 b
Comme un ramier suivi de près par un corbeau. 6+6 b
Moins prompts, déjà, montaient, parmi les ceps de vigne 6+6 a
Le noir chasseur, la vierge en sa candeur de cygne. 6+6 a
On touche au but, voici le perron familier… 6+6 b
280 Et Pierre, on le comprend, arrivait le dernier. 6+6 b
Lorsqu’on eut, à grands coups de joyeuses paroles, 6+6 a
Châtié les retards de ces deux têtes folles, 6+6 a
On s’assit dans la salle au rustique banquet ; 6+6 b
Et Jacques, se plaignant de l’ami qui manquait : 6+6 b
285 « Où donc est le docteur ? Un jour de mariage, 6+6 a
Ne saurait-on mourir sans lui dans le village ? 6+6 a
Oublieux du contrat que nous signons gment, 6+6 b
S’en va-t-il, quelque part, causer un testament ? 6+6 b
Il nous aime si fort ! Quel cas pressant l’arrête ? 6+6 a
290 Adieu la bonne humeur, s’il n’est pas de la fête ! » 6+6 a
Et chacun d’ajouter au nom du cher absent 6+6 b
Un regret, un éloge, un mot reconnaissant. 6+6 b
« Mais commençons, dit Jacque, il l’a prescrit lui-même, 6+6 a
Laisser le rôt languir, c’est le crime suprême ! 6+6 a
295 Et, dans son saint respect pour l’ordre du repas, 6+6 b
Le sévère docteur ne nous absoudrait pas. » 6+6 b
La table invitait l’œil ; l’ardeur des francs convives 6+6 a
S’aiguisait d’un bon rire au sel des phrases vives ; 6+6 a
Car chez ces braves gens au sang pur, aux cœurs droits, 6+6 b
300 L’émotion réserve à l’appétit ses droits. 6+6 b
Fêtant les plats exquis ordonnés par Pernette, 6+6 a
Tous, jusqu’aux amoureux, faisaient faïence nette. 6+6 a
Et la veuve louait, avec juste raison, 6+6 b
L’art de sa belle-fille à tenir la maison, 6+6 b
305 Le repas bien dressé, les recettes savantes, 6+6 a
Le ton respectueux des dociles servantes, 6+6 a
Le linge éblouissant, la salle toute en fleurs, 6+6 b
Les meubles, les rideaux de si fraîches couleurs, 6+6 b
Et, chacun à l’envi flattant la jeune reine, 6+6 a
310 Ajoutait un éloge à ceux de Madeleine. 6+6 a
Et le sage pasteur répondit doucement, 6+6 b
Afin que cette fête eût son enseignement. 6+6 b
« Il faut tenir pa le logis de famille ; 6+6 a
C’est l’œuvre de l’épouse et de la jeune fille. 6+6 a
315 L’homme à ses durs labeurs reviendra plus dispos, 6+6 b
Si dans l’ordre et la grâce il a pris son repos ; 6+6 b
Si de frais vêtements, la table bien pourvue, 6+6 a
Ont réparé sa force et réjoui sa vue ; 6+6 a
Si, par les soins discrets et le riant accueil, 6+6 b
320 La modeste maison lui sourit dès le seuil. 6+6 b
Voyez nos champs, nos bois ! Comme la Providence 6+6 a
Près de l’utili mit partout l’élégance, 6+6 a
Et, sans nuire aux doux fruits du travail de vos mains, 6+6 b
Comme elle orna de fleurs le séjour des humains ! 6+6 b
325 Ainsi, prêtant son charme au foyer domestique, 6+6 a
Un art peut embellir le toit le plus rustique, 6+6 a
Et Dieu garde au moins riche un merveilleux trésor 6+6 b
La sainte propre qui change tout en or. » 6+6 b
Le dessert finissait ; déjà, sur la terrasse, 6+6 a
330 Fumait le noir ca débordant de la tasse, 6+6 a
Lorsque entra le docteur. Un cordial bonjour, 6+6 b
Des baisers, des regrets exprimés tour à tour, 6+6 b
De gais propos, l’aspect des deux jeunes visages, 6+6 a
Rien de ce front ai n’écartait les nuages. 6+6 a
335 A peine voulut-il, soucieux et distrait, 6+6 b
Gter au fin moka… tout ce qu’il adorait ! 6+6 b
En vain on provoquait sa douce raillerie ; 6+6 a
Il laissait voltiger l’errante causerie, 6+6 a
A peine il s’y mêlait d’une phrase, au hasard ; 6+6 b
340 L’abeille avait rentré ses ailes et son dard. 6+6 b
Enfin, le soir venant, il parle, il se résigne : 6+6 a
« Mes amis, on annonce une victoire insigne, 6+6 a
Vingt mille prisonniers, des princes, de grands noms, 6+6 b
Des fusils, des chevaux, des drapeaux, des canons !… 6+6 b
345 En un mot, l’empereur, outre de fortes sommes, 6+6 a
Décrète qu’il lui faut cent ou deux cent mille hommes ; 6+6 a
Exemptés, libérés, anciens, nouveaux conscrits, 6+6 b
Tout ce qui peut marcher, dit-on, sera repris. » 6+6 b
Avez-vous vu, parfois, sous un ciel sans nuage, 6+6 a
350 Moutons, brebis, agneaux dans un vert pâturage, 6+6 a
Dispersés, trois à trois, groupés, errant au loin, 6+6 b
Trottant, bêlant, broutant le trèfle et le sainfoin ? 6+6 b
Tout à coup un vent sombre à l’occident s’élève, 6+6 a
Un point noir apparaît, vole, grossit et crève ; 6+6 a
355 Et, dans la nuit subite où vient à manquer l’air, 6+6 b
Roule un tonnerre affreux, luit un sanglant éclair. 6+6 b
Stupide, haletant, le front contre la terre, 6+6 a
Sous quelque grand noyer le troupeau se resserre ; 6+6 a
Des moutons effarés qui se pressent entre eux 6+6 b
360 Les cous ont disparu sous les ventres laineux. 6+6 b
Ainsi, lorsqu’à travers leur fête souriante 6+6 a
La sinistre nouvelle éclata foudroyante, 6+6 a
Pâles, muets, autour du triste messager, 6+6 b
Ces pauvres bonnes gens vinrent tous se ranger. 6+6 b
365 On lui fit répéter la formidable annonce ; 6+6 a
Mais nul ne se permit un geste, une réponse. 6+6 a
Car chacun, sous la loi de l’illustre empereur, 6+6 b
Sentait contre sa bouche un bâillon de terreur ; 6+6 b
Les âmes se taisaient, la franchise était morte, 6+6 a
370 Et l’espion veillait, dans l’ombre, à chaque porte. 6+6 a
Après quelques moments, le groupe étant resté 6+6 b
Lugubre de silence et d’immobilité, 6+6 b
Voisins, amis, parents, chacun prétextant l’heure, 6+6 a
Abrégeant les adieux, courut à sa demeure ; 6+6 a
375 Et du logis, désert comme un jour de trépas, 6+6 b
Le curé, le docteur, seuls, ne partirent pas. 6+6 b
Devant ces vieux amis les sanglots éclatèrent, 6+6 a
Et, dans un doute affreux, maints projets s’agitèrent. 6+6 a
Et, la porte étant close, on osa, tout le soir, 6+6 b
380 Maudire ces décrets, sans perdre encor l’espoir. 6+6 b
La nuit vint, séparant, hélas ! Pierre et Pernette. 6+6 a
Madeleine et son fils gagnent leur maisonnette. 6+6 a
Les deux chers conseillers, le bon Jacque auprès d’eux, 6+6 b
Suivaient ; ils marchaient tous prompts et silencieux. 6+6 b
385 La veuve avait son toit sous la tour du village ; 6+6 a
Là, quelque avis formel en dirait davantage ; 6+6 a
Pierre serait exempt… au moins c’était son droit. 6+6 b
Ils longeaient les froments par un sentier étroit, 6+6 b
Sombres, foulant les fleurs que des bandes si gaies 6+6 a
390 Répandaient, le matin, en chantant sous les haies. 6+6 a
Et quand s’ouvrit pour eux le seuil de la maison, 6+6 b
Une lune sanglante éclairait l’horizon. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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