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LAP_8/LAP112
Victor de LAPRADE
LES VOIX DU SILENCE
1864
XX
LE DERNIER DRUIDE
I
La dernière forêt qui reste aux monts Arvernes 6+6 a
A l’homme des vieux jours prête encor ses cavernes ; 6+6 a
Là, sous les fiers sapins qui seuls ont survécu, 6+6 a
Il fuit les temps nouveaux, rebelle et non vaincu. 6+6 a
5 Comme les loups tapis dans les creux du basalte, 6+6 a
Le Celte, ami de l’ombre et que la nuit exalte, 6+6 a
Vit longtemps à ses pieds, défendu par les bois, 6+6 a
Mourir les flots changeants des vainqueurs et des lois. 6+6 a
Seul avec ses taureaux, libre sur la montagne, 6+6 a
10 Bravant de père en fils César ou Charlemagne, 6+6 a
Il craignait, seulement, de voir le ciel tomber. 6+6 a
Le baptême a touché son front sans le courber. 6+6 a
Hier, il allait encor, l’âpre et morne druide, 6+6 a
Adorer des forêts l’obscurité fluide ; 6+6 a
15 La lune, aux temps marqués, l’a vu, naguère encor, 6+6 a
Trancher le gui du chêne avec la serpe d’or, 6+6 a
Et, d’un vase empourpré, répandre avec mystère 6+6 a
Une libation sur le dolmen austère. 6+6 a
Jamais d’un autre temple il n’a franchi le seuil, 6+6 a
20 Et de son dieu farouche humilié l’orgueil. 6+6 a
Jamais il n’a dormi dans les murs de nos villes ; 6+6 a
Ces splendides prisons lui semblaient choses viles. 6+6 a
Dans son libre désert, il n’accepta de frein 6+6 a
Que sa volonté même et sa fierté d’airain. 6+6 a
25 C’est ainsi qu’il vivait, sans esclave et sans maître, 6+6 a
Ses chênes étant morts, il s’abritait du hêtre ; 6+6 a
Préférant son feuillage à nos toits odieux, 6+6 a
Et l’antique nature à tous les nouveaux dieux. 6+6 a
Je l’ai connu ; j’ai bu l’eau des mêmes fontaines. 6+6 a
30 Je l’eus pour premier guide en mes courses lointaines, 6+6 a
Quand cette étrange soif qui s’apaise aujourd’hui 6+6 a
Au fond des bois sacrés m’entraînait comme lui. 6+6 a
Je l’y trouvai dans l’ombre ; il me vit sans colère ; 6+6 a
Dans sa coupe d’érable il m’abreuvait en frère ; 6+6 a
35 Sous ses arbres divins il me laissait dormir ; 6+6 a
Je l’écoutais tonner, il m’écoutait gémir. 6+6 a
Sur mon front où la neige en tombant les efface 6+6 a
Avait-il démêlé quelques traits de sa race ? 6+6 a
Je ne sais ! Il m’aimait ; nous tenions des conseils ; 6+6 a
40 Nous avions une haine et des mépris pareils. 6+6 a
Il m’aidait à gravir la cime âpre et fleurie, 6+6 a
Évoquant la terreur, et moi la rêverie. 6+6 a
Il me disait des chants, assis sur ses taureaux, 6+6 a
Chants vieux comme la terre et devenus nouveaux. 6+6 a
45 Puis, le soir, au retour, seul et longeant les seigles, 6+6 a
Comme un faucon s’essaye au vol, au cri des aigles, 6+6 a
J’essayais, ivre encor du souffle des déserts, 6+6 a
J’essayais son accent pour agrandir mes vers ; 6+6 a
J’étais plein de sa sève et bouillant de sa flamme, 6+6 a
50 Je croyais du vieux chêne avoir aspiré l’âme ; 6+6 a
Aux plus lointains soleils je me sentais uni, 6+6 a
Et je possédais mieux ma part de l’infini. 6+6 a
Le désert m’est fermé ! J’ai perdu mon vieux guide ; 6+6 a
J’ai vu finir les bois et mourir le druide. 6+6 a
55 Parmi ces dieux de l’ombre où je l’allais chercher, 6+6 a
Je l’ai vu de sa race allumant le bûcher. 6+6 a
Dans la gorge où mugit la sourde cataracte, 6+6 a
Couvert du haut rempart de la forêt compacte, 6+6 a
Il avait, à lui seul, sans plier sous ce poids, 6+6 a
60 Rangé d’énormes troncs qui distillaient la poix. 6+6 a
Une torche fumait à ses côtés plantée. 6+6 a
Nu, paré seulement de sa barbe argentée, 6+6 a
Ses armes à ses pieds, la serpe d’or en main, 6+6 a
Sur l’affreux piédestal il trônait, plus qu’humain. 6+6 a
65 Contre lui, ses trois fils couronnés de verveines, 6+6 a
Se serraient ; la fierté gonflait leurs fortes veines ; 6+6 a
Confiants, orgueilleux de leur père, exaltés 6+6 a
Par ce don de leur sang à leurs dieux insultés, 6+6 a
Immobiles et nus ! Le vert sombre des arbres 6+6 a
70 Donne à ces corps vermeils la pâleur des vieux marbres. 6+6 a
Je tremblais ; je croyais voir le fatal serpent 6+6 a
Vers ces Laocoons s’avancer en rampant ; 6+6 a
Eux debout, rayonnants sous ces voûtes obscures, 6+6 a
Ils semblaient l’appeler et braver ses morsures. 6+6 a
75 Cloué par la terreur je n’allai pas plus loin. 6+6 a
Comme s’il m’invitait pour juge et pour témoin, 6+6 a
Lui, superbe, et parlant de sa voix la plus grande, 6+6 a
Commença sous mes yeux l’épouvantable offrande. 6+6 a
Ainsi j’ai pu, sans crime et non pas sans remord, 6+6 a
80 Assister impassible à son hymne de mort. 6+6 a
II
Mes dieux s’en vont ! mes dieux ont perdu leur domaine ; 6+6 a
D’étranges bûcherons dans nos bois sont venus. 6+6 b
Je résistais dans l’ombre aux dieux à face humaine ; 6+6 a
Il faut céder la terre aux pouvoirs inconnus ; 6+6 b
85 A des monstres divins dont le désert s’effraie 6+6 a
Je les entends mugir, siffler de toute part ; 6+6 b
Plus prompts qu’un sanglier à travers une haie, 6+6 a
De notre vieux basalte ils trouaient le rempart. 6+6 b
Ailés, rampants, plus vifs que la flèche légère, 6+6 a
90 J’ai vu ces lourds dragons fatiguer l’aigle au vol, 6+6 b
Mâcher les hauts sapins comme une humble fougère 6+6 a
Et creuser un abîme en glissant sur le sol. 6+6 b
Ils passent ! voyez-vous les montagnes se fendre, 6+6 a
Les torrents se combler sous leurs ventres affreux ? 6+6 b
95 Puisque l’épais granit ne peut plus s’en défendre, 6+6 a
Ma hache et mes taureaux que feraient-ils contr’eux ? 6+6 b
J’ai vécu, j’ai lutté libre avec un dieu libre ; 6+6 a
Nous partagions l’empire et l’amour des forêts ; 6+6 b
Ses foudres et mon fer se faisaient équilibre ; 6+6 a
100 Il avait son oracle et j’avais mes secrets. 6+6 b
Dans l’éternel combat des choses contre l’homme, 6+6 a
Blessé par la nature, ou par elle endormi, 6+6 b
Sans savoir le vrai nom dont son hôte se nomme, 6+6 a
J’apprenais le respect de ce saint ennemi. 6+6 b
105 Vaincu, j’avais l’orgueil à défaut d’une proie ; 6+6 a
Quand je bravais la nuit et l’horreur de ces lieux, 6+6 b
J’étais seul dans ma force, et je goûtais la joie 6+6 a
De mesurer mon âme à l’âme de mes dieux. 6+6 b
Je les adorais plus ayant su les combattre ; 6+6 a
110 Et nourri de la chair des aurochs et des ours, 6+6 b
Sous mes chênes sacrés que nul n’osait abattre ; 6+6 a
J’écoutais un esprit qui me parlait toujours. 6+6 b
Entre ces dieux et moi c’étaient de longs échanges, 6+6 a
Un commerce éternel de l’âme, ou de la chair ; 6+6 b
115 Je les voyais sourire en mille fleurs étranges, 6+6 a
Leurs grands yeux courroucés me luisaient dans l’éclair. 6+6 b
Nous vivions face à face ; ils changeaient de figure ; 6+6 a
Mais que leur front sacré fût plus sombre ou plus doux, 6+6 b
Je n’imaginais qu’eux et moi dans la nature, 6+6 a
120 Eux et le vague esprit qui circule entre nous. 6+6 b
De quel monde imprévu sortent ces nouveaux êtres, 6+6 a
Plus forts que la nature et les pâles humains ? 6+6 b
N’êtes-vous pas leurs serfs, vous qui semblez leurs maîtres, 6+6 a
Vous, qui saisis par eux, les flattez de vos mains ? 6+6 b
125 Ils dévorent la pierre, ils vomissent la flamme ; 6+6 a
Ils percent de leurs fronts nos volcans étonnés ; 6+6 b
De quels accouplements du métal et de l’âme, 6+6 a
De quel affreux hymen ces monstres sont-ils nés ? 6+6 b
Les antiques serpents, premiers fils de la terre, 6+6 a
130 Tombèrent sous l’effort de l’Hercule gaulois ; 6+6 b
Quel homme, ici, vaincrait, même aidé du tonnerre, 6+6 a
Ces hydres qu’il prétend maintenir sous ses lois. 6+6 b
J’ai vu souvent, debout contre mon dernier chêne, 6+6 a
Ces humains ignorants le rêve et le repos, 6+6 b
135 Comme s’ils portaient tous une commune chaîne, 6+6 a
Passer et repasser, pareils à des troupeaux. 6+6 b
Moi, je vais libre et seul, dans ma force paisible, 6+6 a
Eux, entassés toujours, défiants, agités, 6+6 b
Semblent, comme frappés d’un fouet invisible, 6+6 a
140 De je ne sais quel dieu subir les volontés. 6+6 b
Leurs travaux, leurs plaisirs me seraient des supplices ; 6+6 a
J’exècre ces bonheurs goûtés sous l’aiguillon ; 6+6 b
Moi, je marche à mon but sans maître et sans complices ; 6+6 a
Je veux pour moi tout seul, mon char et mon sillon. 6+6 b
145 Sont-ils, ces longs serpents qui percent notre lave, 6+6 a
Des démons ou des dieux précurseurs de la paix ? 6+6 b
Le troupeau des humains n’est-il pas leur esclave ? 6+6 a
Moi, je ne puis lutter contre eux… et je les hais. 6+6 b
Pour ceux que j’adorai leur force est une injure, 6+6 a
150 L’antique esprit des bois se retire attristé ; 6+6 b
Ils ont à tout jamais chassé de la nature 6+6 a
L’ombre où mes dieux et moi nous avions résisté ? 6+6 b
En admettant ma race au partage du monde, 6+6 a
L’invincible nature avait gardé ses droits ; 6+6 b
155 Nous régnions à nous deux dans la forêt profonde ; 6+6 a
Nos chênes se tenaient debout devant la croix. 6+6 b
J’y suspendais encor de nocturnes trophées 6+6 a
Aux patrons des taureaux, aux esprits familiers ; 6+6 b
Les anges s’y mêlaient au cortège des fées, 6+6 a
160 J’avais, dans mon désert, des amis par milliers. 6+6 b
De ces hôtes chéris la terre est dépeuplée ; 6+6 a
Et mes vieux compagnons chassés de leurs travaux, 6+6 b
Mes bœufs humiliés tremblent dans la vallée : 6+6 a
Tout cède, hommes et dieux, à ces démons nouveaux. 6+6 b
165 Dans le sillon banal je ne veux pas les suivre ; 6+6 a
Je sais qu’on les adore et je vois qu’ils sont forts ; 6+6 b
Je renonce à lutter, mais je renonce à vivre 6+6 a
Il est temps de mourir, puisque mes dieux sont morts. 6+6 b
Je refuse à jamais un autre dieu pour maître. 6+6 a
170 Ils profanent en vain le sol que je défends ; 6+6 b
Pour passer sous le joug je ne veux pas renaître ; 6+6 a
Le monstre envahisseur n’aura pas mes enfants. 6+6 b
J’ai vu crouler partout les forêts, mon vieux temple ; 6+6 a
Et ce globe asservi perd déjà sa beauté, 6+6 b
175 L’homme y cueillera-t-il une moisson plus ample ; 6+6 a
Aura-t-il pour sa part au moins la liberté ? 6+6 b
Quels peuples germeront de la nature esclave ? 6+6 a
Quels fiers esprits, quels fils à ces aïeux craintifs 6+6 b
Accroupis dans les flancs des monstres que je brave, 6+6 a
180 Ou leur frayant la route ainsi que des captifs ? 6+6 b
Que m’importent ces dieux, ces démons, ce mystère ! 6+6 a
Je me sens libre encor, j’insulte à leur pouvoir. 6+6 b
A ce règne fatal il faut céder la terre ; 6+6 a
Mais ni moi, ni mes fils, n’acceptons de le voir. 6+6 b
185 Mourons ! place aux vainqueurs et qu’ils soient anathèmes ; 6+6 a
Place aux dieux inconnus, place au gouffre béant ; 6+6 b
Et livrons, sans frémir, en nous frappant nous-mêmes, 6+6 a
Le monde à ce progrès… peut-être à ce néant ! 6+6 b
III
Unis au grand vieillard de corps et de courage, 6+6 a
190 Ses fils, échos vivants de son hymne sauvage, 6+6 a
D’une sombre clameur lui faisaient un refrain, 6+6 a
Appuyaient chaque mot de leur geste d’airain. 6+6 a
Lui, comme aux jours sacrés où les plantes prescrites 6+6 a
Sous sa faucille d’or tombaient suivant les rites, 6+6 a
195 Comme s’il eût tranché, d’une paisible main, 6+6 a
La verveine et le gui qui renaîtront demain, 6+6 a
Comme si, pour la greffe, il fendait ses arbustes, 6+6 a
Tourne sa lame autour de ces gorges robustes. 6+6 a
Un monde était fini ! lui, sans même un frisson, 6+6 a
200 Il reçut à plein bras son horrible moisson ; 6+6 a
Rangea sur le bûcher cette gerbe sanglante, 6+6 a
Fit flamber la résine à la torche brûlante, 6+6 a
Et penché sur ses fils, d’un coup et sans effort, 6+6 a
Plongea l’outil sacré dans son cœur déjà mort. 6+6 a
205 Il tombe ; un souffle aigu d’en haut vint à descendre, 6+6 a
Et bientôt, à mes pieds, je n’eus qu’un tas de cendre. 6+6 a
Des hêtres aux sapins, un long mugissement 6+6 a
Tournait, dans l’ombre, autour de ce tertre fumant. 6+6 a
Je demeurai, transi de vertige et de crainte, 6+6 a
210 Jusqu’à l’heure où je pus toucher la cendre éteinte. 6+6 a
J’ai caché de mes mains, sous un gazon pieux, 6+6 a
Ce qui restait des os de ces derniers aïeux. 6+6 a
Sous les charbons, la serpe était noire et tordue, 6+6 a
Je la pris ; je la garde à ce mur suspendue ; 6+6 a
215 Et souvent, l’œil fixé sur ce morne trésor, 6+6 a
Je me dis : Que feront nos enfants de cet or ? 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de strophes
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