Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LAP_8/LAP103
Victor de LAPRADE
LES VOIX DU SILENCE
1864
XI
SILVA NOVA
I
Allons revoir la place où tomba le grand chêne 6+6 a
Dont j’interrogeais l’âme et que j’ai tant pleuré ; 6+6 b
L’herbe a jauni vingt fois et verdi dans la plaine ; 6+6 a
Et tout, hormis mon cœur, tout s’est transfiguré. 6+6 b
5 Surprenons dans ces bois l’œuvre de la nature ; 6+6 a
Je sais trop ce qu’ont fait et défait les humains, 6+6 b
Depuis que j’en reçus ma première blessure 6+6 a
Et que mon vieil oracle a péri de leurs mains ! 6+6 b
J’aimais comme un aïeul cet arbre aux fortes branches ; 6+6 a
10 Il parlait à mon cœur de paix et d’infini ; 6+6 b
Je gtais à ses pieds, sur un lit de pervenches, 6+6 a
Ce repos créateur d’où l’on sort rajeuni. 6+6 b
Je lui dois des sommeils plus féconds que mes veilles ; 6+6 a
Sous son ombre un jour pur se levait dans mon cœur ; 6+6 b
15 Mes chants volaient, pressés comme un essaim d’abeilles, 6+6 a
Et laissaient sur ma lèvre une étrange douceur. 6+6 b
Je ne sais quel parfum et quel souffle des choses 6+6 a
S’exhalaient et coulaient dans mon sang agité ; 6+6 b
Les paisibles esprits des chênes et des roses 6+6 a
20 M’armaient pour bien des jours de leur sérénité. 6+6 b
L’homme survint, frappa ces antiques racines ; 6+6 a
L’arbre géant croula sous son triste vainqueur ; 6+6 b
Le sol fut longuement sillonné de ruines ; 6+6 a
Plus d’ombre ! Et je partis ayant le deuil au cœur. 6+6 b
II
25 Je reviens. Le temps creuse et guérit bien des plaies ; 6+6 a
Voici mes vieux sentiers avec de jeunes haies. 6+6 a
Montons ! j’ai vu ce lieu si chantant et si vert, 6+6 b
Et la mort du grand chêne en a fait un désert ! 6+6 b
Sachons, sur ces hauteurs par l’homme abandonnées, 6+6 c
30 Ce qu’a pu la nature au bout de vingt années. 6+6 c
Dans l’herbe, au pied du mont, plus vive que jamais, 6+6 a
Attestant le retour des bois sur les sommets, 6+6 a
Une eau gazouille et fuit ; un vent de bon augure, 6+6 b
Plein de vagues senteurs frchit sur ma figure. 6+6 b
35 Des bruits confus, d’où perce un chant rapide et clair, 6+6 a
Viennent à nous d’en haut avec les flots de l’air. 6+6 a
Tout part de ce sommet, tout ce qui se sent vivre, 6+6 b
Et la voix qui me berce et l’odeur qui m’enivre. 6+6 b
Tout semble avoir là-haut son asile caché, 6+6 a
40 Les pinsons, le chevreuil qui passe effarouché, 6+6 a
L’insecte qui s’envole à mes pieds de la mousse. 6+6 b
Moi, je suis ce courant qui m’attire et me pousse, 6+6 b
Repris par la jeunesse et l’instinct d’autrefois, 6+6 a
Je marche allègrement, car j’ai senti les bois. 6+6 a
45 Cinq coureurs inégaux, dont la gté me gagne, 6+6 b
Bondissent près de moi, vrais fils de la montagne. 6+6 b
L’né, déjà, me prête une robuste main ; 6+6 a
La mienne au plus petit allège le chemin, 6+6 a
Et, tous, joyeux, grimpants, chantants, roulés dans l’herbe, 6+6 b
50 Nous allons par les fleurs, et chacun fait sa gerbe. 6+6 b
Au détour d’un rocher, le coteau m’apparaît 6+6 a
Où trôna seul, jadis, le roi de la forêt. 6+6 a
Étonnés, dans une ombre où tout chante et fourmille, 6+6 b
Trouvant, au lieu du père, une immense famille, 6+6 b
55 Nous entrons sous un dôme où de minces piliers 6+6 a
Formaient d’étroits arceaux et poussaient par milliers. 6+6 a
Les hameaux enlacés verdoyaient sur nos têtes ; 6+6 b
Tout un peuple d’oiseaux y célébrait ses fêtes. 6+6 b
Les nids et les essaims, effrayés par moments, 6+6 a
60 Nous poursuivaient de cris et de bourdonnements. 6+6 a
Le bois se défendait, vierge encor de visites. 6+6 b
D’inextricables nœuds, ronces et clématites, 6+6 b
Le troëne et le buis nous retenaient captifs. 6+6 a
Les hêtres et les pins, les érables, les ifs, 6+6 a
65 Semés là par le vent des montagnes prochaines, 6+6 b
Y luttaient de vigueur avec les jeunes chênes. 6+6 b
Tout vivait sur ce sol que j’avais laissé nu. 6+6 a
L’homme absent, il semblait que Dieu fût revenu ; 6+6 a
Tout avait refleuri sous sa main paternelle. 6+6 b
70 C’était au lieu d’un chêne une forêt nouvelle. 6+6 b
Un seul vide, au milieu de la verte prison, 6+6 a
Laissait le bleu du ciel percer jusqu’au gazon, 6+6 a
Et marquait, sur le sol, d’un tertre circulaire, 6+6 b
La place où fut le tronc du géant séculaire. 6+6 b
75 C’était comme l’autel du sanctuaire ombreux ; 6+6 a
Un soleil éclatant l’ornait de mille feux. 6+6 a
Les digitales d’or, des fleurs de toute espèce, 6+6 b
Des touffes de grands lis montaient de l’herbe épaisse. 6+6 b
L’air n’était que parfums, et ce réduit charmant 6+6 a
80 Appelait la prière et le recueillement. 6+6 a
Je m’assis. Mon troupeau vagabond et folâtre, 6+6 a
Mes chevreaux, par les bois, bondissaient loin du pâtre ; 6+6 a
Et, seul, lançant un mot vers eux, de temps en temps, 6+6 b
Je repris le poème interrompu vingt ans. 6+6 b
III
85 Qu’il est bon, dans cette ombre où le vent seul murmure, 6+6 a
Sous ces arbres heureux, conseillers de la paix, 6+6 b
Qu’il est bon de mêler son âme à la nature, 6+6 a
Et d’exister sans vivre au fond d’un bois épais ; 6+6 b
Laissant monter la sève, en silence amassée, 6+6 a
90 Du tronc dans les rameaux et jusqu’au fruit vermeil, 6+6 b
Et le rêve plus mûr devenir la pene 6+6 a
Par l’insensible effort du temps et du soleil. 6+6 b
J’aime en ces lieux sacrés l’âme qui s’y recueille 6+6 a
Pour éclater plus tard en mille êtres divers, 6+6 b
95 Et ce travail sans bruit qui refait feuille à feuille 6+6 a
L’arbre et l’esprit de l’homme et l’immense univers. 6+6 b
Dieu vous garde, ô forêts ! de notre impatience. 6+6 a
Le temps qui nous échappe au chêne est assuré. 6+6 b
Que l’avarice impie et la demi-science 6+6 a
100 Ignorent longuement votre asile sacré. 6+6 b
Croissez avec lenteur dans le creux des ravines, 6+6 a
Sur ces sommets dont l’homme a décharné les os ; 6+6 b
La nature aura vite effacé nos ruines 6+6 a
Si nous la respectons dans son puissant repos. 6+6 b
105 En groupes fraternels, croissez, ô jeunes chênes ! 6+6 a
Des signes effrayants brillent de toute part, 6+6 b
Unis pour mieux braver les tempêtes prochaines, 6+6 a
Faites-vous l’un à l’autre un amoureux rempart. 6+6 b
Chaque automne à vos pieds la feuille s’amoncelle ; 6+6 a
110 Elle a refait un sol à ce roc dévasté. 6+6 b
Vous amassez, là-haut, pour la race nouvelle, 6+6 a
Un réservoir de vie et de fécondité. 6+6 b
Les oiseaux disparus reviendront avec l’ombre ; 6+6 a
Chaque arbre aura, l’été, son limpide concert ; 6+6 b
115 Et le riche oasis, peuplé d’hôtes sans nombre, 6+6 a
S’étendra tous les jours aux dépens du désert. 6+6 b
Neige et pluie et rosée iront de branche en branche, 6+6 a
Et la mousse, à vos pieds, les boira longuement ; 6+6 b
Et l’eau s’y fera soufre, au lieu d’être avalanche, 6+6 a
120 Pour fuir dans le vallon avec un bruit charmant. 6+6 b
Et tout reverdira ; les fils des métairies 6+6 a
Verront s’emplir encor les puits de leurs aïeux ; 6+6 b
Tout, les fruits des vergers, et les fleurs des prairies, 6+6 a
Tout nous vient de ces bois cachés survies hauts lieux. 6+6 b
125 Dans ces temples ombreux, de jour en jour plus rares, 6+6 a
Respectons le trésor des germes infinis ; 6+6 b
Fermons la forêt sainte aux bûcherons avares ; 6+6 a
Laissons grandir l’arbuste et se peupler les nids. 6+6 b
Peut-être avec ces bois un monde recommence ; 6+6 a
130 Et, pareil au grand arbre où Dieu m’a visité, 6+6 b
Un de ces rejetons, devenu chêne immense, 6+6 a
Tiendra sous ses rameaux tout un peuple abrité ; 6+6 b
Et les fils de mes fils viendront, rêveurs paisibles, 6+6 a
Chantant d’un cœur plus pur et plus épanoui, 6+6 b
135 Reprendre avec l’oracle et les voix invisibles 6+6 a
Le sublime entretien dont j’ai si peu joui. 6+6 b
Peut-être, un d’eux, priant sous ce dôme sonore, 6+6 a
Verra l’hôte attendu sortir des antres verts, 6+6 b
Et, vainqueur, sans combat, du sphinx qui nous dévore, 6+6 a
140 Emportera d’ici le mot de l’univers. 6+6 b
Ah ! qu’ils soient plus heureux du moins que nous ne sommes ; 6+6 a
Qu’ils ne connaissent pas la honte de servir ; 6+6 b
Qu’ils cherchent ici Dieu, mais sans y fuir les hommes, 6+6 a
Et qu’alors le devoir ne soit plus de haïr. 6+6 b
145 Que l’accord fraternel des hêtres et des chênes 6+6 a
Serve aux humains d’exemple et leur dicte ses lois ; 6+6 b
Et que la liberté, seul remède à nos haines, 6+6 a
Règne autour des palais comme au fond des grands bois. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
logo du CRISCO logo de l'université