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LAP_6/LAP73
Victor de LAPRADE
LES SYMPHONIES
1855
LIVRE TROISIÈME
XI
SYMPHONIE ALPESTRE
À LAMARTINE
CHŒUR DES ALPES
Vois ces vierges, là-haut, plus blanches que les cygnes, 6+6 a
Assises dans l’azur sur les gradins des cieux ! 6+6 b
Viens ! nous invitons l’âme à des fêtes insignes, 6+6 a
Nous, les Alpes, veillant entre l’homme et les dieux. 6+6 b
5 Des amants indiscrets l’abîme nous protège ; 6+6 a
Notre front n’a rougi qu’aux baisers du soleil, 6+6 b
Et les rosiers du soir sur notre sein de neige 6+6 a
Répandent seuls l’ardeur de l’ambre et du vermeil. 6+6 b
Nos flancs ont retenu leur première ceinture ; 6+6 a
10 Nul œil n’en profana les mystiques attraits ; 6+6 b
Là, sous l’épais rideau des grands bois sans culture, 6+6 a
Le cœur seul est admis à gter nos secrets. 6+6 b
Nous laissons sur nos pieds verdoyants de prairies 6+6 a
Se jouer les pasteurs et croître les troupeaux ; 6+6 b
15 Viens, nous t’y verserons le lait des vacheries 6+6 a
Sur nos tapis de fleurs argentés de ruisseaux. 6+6 b
Notre souffle y répand toute vie, et nous sommes 6+6 a
Le réservoir sacré de toutes les vigueurs ; 6+6 b
Nous gardons purs le sang des taureaux et des hommes ; 6+6 a
20 Chez nous est le remède à tes vaines langueurs. 6+6 b
Pour qu’il reste ici-bas une place au mystère, 6+6 a
Nous cachons nos déserts avec un soin jaloux. 6+6 b
Nos bases de granit sont les reins de la terre, 6+6 a
Et ce vieux continent s’étaye encor sur nous. 6+6 b
25 L’Europe, où grandit l’âme, à nos urnes s’abreuve ; 6+6 a
Nous portons notre sève aux Celtes, aux Germains. 6+6 b
Chaque peuple, à nos pieds, reçoit de nous son fleuve 6+6 a
Et le bois des vaisseaux façonné de nos mains. 6+6 b
En vain l’Himalaya mit le vieux Gange au monde, 6+6 a
30 Et vit les fils du ciel descendre et s’y baigner : 6+6 b
Les hommes et les dieux qui sont nés de notre onde 6+6 a
Sont forts entre les forts et seuls doivent régner. 6+6 b
Nous avons donné l’âme à des races guerrières 6+6 a
Que nous berçons encor sous les chênes gaulois ; 6+6 b
35 Nous sommes les autels d’où montent leurs prières ; 6+6 a
Nous sommes les remparts de leurs antiques lois. 6+6 b
Chez nos rudes pasteurs, nourris d’orge et de seigle, 6+6 a
Naquit la liberté, cet enfant des hauts lieux ; 6+6 b
Et c’est là, dans le nid du chamois et de l’aigle, 6+6 a
40 Qu’elle viendra mourir quand vous serez trop vieux. 6+6 b
Si vos lâches cités l’accusent de leurs fautes, 6+6 a
Sous notre dernier chêne elle aura son autel ; 6+6 b
Car nous resterons, nous, dont les dieux sont les hôtes, 6+6 a
Fières d’avoir tendu l’arc de Guillaume Tell. 6+6 b
45 Toi donc, puisqu’il te faut un sol chaste, un air libre, 6+6 a
Viens et fuis les bas lieux et leur souffle grossier ; 6+6 b
Si ton corps amolli veut retremper sa fibre, 6+6 a
Viens le frotter de neige au sommet du glacier. 6+6 b
Viens réveiller ton âme aux sources éternelles, 6+6 a
50 Toi, somnolent rêveur par la ville engourdi ! 6+6 b
L’Alpe, fille du ciel, de ses blanches mamelles 6+6 a
Verse un lait généreux qui fait le cœur hardi. 6+6 b
Viens ! si tu veux monter au niveau de ton rêve 6+6 a
Et gravir l’idéal par son échelle d’or ; 6+6 b
55 Nous prenons dans nos mains l’âme qui se soulève, 6+6 a
Et l’emportons vers lui d’un invincible essor. 6+6 b
De nos premiers parvis, tout roses de bruyères, 6+6 a
Monte aux créneaux d’argent perdus dans le ciel bleu. 6+6 b
C’est là, de nos fronts purs, que l’aigle et la prière 6+6 a
60 S’élancent dans leur vol vers le soleil et Dieu. 6+6 b
Sur nos mille degrés qui mènent à son trône 6+6 a
Fleurissent les moissons dont ton âme a besoin ; 6+6 b
Recueille, en y passant, le fruit de chaque zone, 6+6 a
La vertu qu’il te faut pour atteindre plus loin. 6+6 b
65 D’abord nous donnerons la force à tes pieds frêles, 6+6 a
Puis le calme à ton cœur plein de trouble et de fiel ; 6+6 b
Puis à ton âme enfin tu sentiras des ailes, 6+6 a
Et l’aigle dépassé te cédera le ciel. 6+6 b
Là tu respireras l’éther incorruptible 6+6 a
70 Où germe toute chose, où s’allume le jour, 6+6 b
Et, par delà ce monde et l’univers visible, 6+6 a
Tes haines s’éteindront dans un immense amour. 6+6 b
I
FRANTZ
Salut ! ô noirs sapins que les glaciers défendent ! 6+6 a
Temple contre l’homme abrité, 8 b
75 Asile des vaincus, mes douleurs te demandent 6+6 a
Ta sauvage hospitalité. 8 b
Ici je n’entends plus gronder comme une injure 6+6 a
La voix des cités que je hais ; 8 b
Si je puis respirer ton silence, ô nature, 6+6 a
80 Je serai guéri pour jamais ! 8 b
Je suis venu croyant à ta verte jeunesse, 6+6 a
À l’éternité du désert, 8 b
T’apportant, pour qu’un jour leur empire y renaisse, 6+6 a
Mes dieux dont le culte se perd. 8 b
85 J’ai cru que la forêt, m’abritant sous sa robe, 6+6 a
Régnait en paix sur tes hauteurs… 8 b
Mais voilà que j’entends, sur ces confins du globe, 6+6 a
Crier les outils destructeurs ! 8 b
LES SAPINS
Oui, les bois gémissants sont pleins de noirs présages ; 6+6 a
90 Un monde qui t’est cher avec nous disparaît. 6+6 b
Viens donc ! Recueille encor les leçons des vieux âges 6+6 a
Dans les derniers soupirs de la sainte forêt ! 6+6 b
Elle meurt ! Nos remparts de rochers et de neige, 6+6 a
Rien n’arrête un seul jour ce siècle audacieux ; 6+6 b
95 Les chênes sont tombés sous un fer sacrilège, 6+6 a
Le même dont il frappe et les rois et les dieux. 6+6 b
C’est notre tour, à nous, de combler les abîmes ! 6+6 a
Souillant sa chevelure aux fanges du torrent, 6+6 b
Le sapin qui trônait, voix des Alpes sublimes. 6+6 a
100 Croule avec les débris de tout ce qui fut grand. 6+6 b
Les sévères chansons avec nous sont bannies ! 6+6 a
Hâte-toi, si ton cœur, disciple des hauts lieux 6+6 b
Veut savourer encor les grandes harmonies 6+6 a
Dont la terre a nourri l’âme de tes aïeux ! 6+6 b
FRANTZ
105 Me voici ! Du désert je ne veux plus descendre : 6+6 a
Plus de pacte avec les humains ! 8 b
Mes pieds de leurs foyers ont secoué la cendre 6+6 a
Et la poudre de leurs chemins. 8 b
Les dieux, la liberté, seuls biens d’une âme forte. 6+6 a
110 Sont nés chez vous sur les sommets ; 8 b
Ils y viennent mourir et je vous les rapporte : 6+6 a
La terre y renonce à jamais. 8 b
Chez vous, en plein soleil, sur ce lit de bruyère 6+6 a
Où nos amours avaient dormi, 8 b
115 Nous trouverons là-haut une mort libre et fière, 6+6 a
Loin des yeux d’un monde ennemi. 8 b
Mais avant de tomber avec tout ce que j’aime, 6+6 a
Avant de brûler mon drapeau, 8 b
Je veux lancer encor un dernier anathème, 6+6 a
120 Sur les hommes, ce vil troupeau ! 8 b
LES TORRENTS
Prêtant ses fureurs à ta haine, 8 a
Le torrent se gonfle à ta voix ; 8 b
Il court en grondant vers la plaine, 8 a
Par la cime où furent les bois. 8 b
125 Tremblez, humains, stupide engeance ! 8 a
C’est nous qui sommes la vengeance 8 a
Des monts dépouillés jusqu’aux os. 8 a
Vos désirs, qui lui font injure, 8 b
Ont forcé la sainte nature 8 b
130 À déchaîner les grandes eaux. 8 a
La trombe éclate, et sur la pente 8 a
Qu’abritaient les chênes divins, 8 b
Vos champs où la vigne serpente 8 a
Sont emportés dans les ravins. 8 b
135 Le sol, œuvre de mille années, 8 a
Les chaumières déracinées, 8 a
Les sapins croulant des hauteurs, 8 a
La glèbe arrachée aux collines 8 b
Vont enfouir sous les ruines 8 b
140 La cité des profanateurs. 8 a
Aide, ô foudre, à notre colère ! 8 a
Frappe aussi le glacier d’azur ! 8 b
Car l’homme, aujourd’hui, ne tolère 8 a
Rien de sublime et rien de pur. 8 b
145 La neige est trop blanche et trop belle ; 8 a
Qu’un limon vil fonde avec elle 8 a
Pour grossir nos flots irrités ! 8 a
Allons, roulant ce noir mélange, 8 b
Noyer dans une mer de fange 8 b
150 Votre orgueil et vos lâchetés. 8 a
FRANTZ
Moi, je veux que le cri de mon âpre justice 6+6 a
Égale ces rugissements ; 8 b
Afin que l’âme aussi gronde et vous avertisse 6+6 a
Jusqu’à l’heure des châtiments. 8 b
155 Vous savez s’il jaillit de quelque lâche envie, 6+6 a
L’anathème que j’ai lancé ; 8 b
Leurs coups ne sont pour rien dans le deuil de ma vie ; 6+6 a
Je ne suis pas leur offensé. 8 b
Mais je maudis en eux leur propre servitude, 6+6 a
160 L’orgueil qui leur cache leurs fers, 8 b
Leur main cupide osant, jusqu’en ma solitude, 6+6 a
Dépouiller les dieux que je sers. 8 b
Je les hais de l’amour que j’ai pour la nature, 6+6 a
Les vieux droits et la liberté. 8 b
165 Je puis mêler sans honte à votre saint murmure 6+6 a
La voix de l’honneur irrité. 8 b
Je sais bien qu’à leur souffle il est aisé d’éteindre 6+6 a
Et ma flamme et ces vains discours ; 8 b
Mais, ô volcans ! ô flots qui les forcez à craindre, 6+6 a
170 Sur eux vous gronderez toujours. 8 b
Portez, fléaux vengeurs, dans vos feux, dans votre onde. 6+6 a
Portez, à ce siècle odieux, 8 b
La menace qui sort des entrailles d’un monde 6+6 a
D’où l’homme osa chasser les dieux. 8 b
RANZ DES VACHES
175 Voici les beaux jours, alerte ! 7 a
L’herbe est verte. 3 a
La montagne nous attend ; 7 a
Les troupeaux couvrent les routes ; 7 b
Venez toutes, 3 b
180 Mes vaches que j’aime tant ! 7 a
Par vos noms je vous appelle ; 7 a
La plus belle, 3 a
Fauve et blanche au brun naseau, 7 a
Tend son cou pour que j’y mette 7 b
185 Sa clochette ; 3 b
C’est la reine du troupeau. 7 a
Elle marche la première, 7 a
Et derrière. 3 a
Bondissant vers l’abreuvoir, 7 a
190 Vont, sans cloches argentines, 7 b
Les mutines, 3 b
Celles dont le poil est noir. 7 a
Mais du cornet de vos pâtres, 7 a
Mes folâtres, 3 a
195 Vous aimez toujours les sons ; 7 a
Et sur le versant rapide, 7 b
Je vous guide 3 b
Avec mes seules chansons. 7 a
L’oiseau gris de nos bruyères 7 a
200 Familières 3 a
Vole, et sans s’effaroucher, 7 a
Joyeux de notre venue, 7 b
Bien connue, 3 b
Sur vos fronts veut se percher. 7 a
205 Qu’on est bien sous le mélèze, 7 a
Bien à l’aise 3 a
Pour traire et battre son lait, 7 a
En sifflant dès que l’aurore 7 b
Passe et dore 3 b
210 Le toit noir du vieux chalet ! 7 a
Hier, J’ai vu seul et l’air sombre, 7 a
Cherchant l’ombre, 3 a
Descendre un jeune étranger : 7 a
Quel ennui dans la montagne 7 b
215 L’accompagne ? 3 b
J’y sens mon cœur si léger ! 7 a
Oh ! comme la vie est douce 7 a
Sur la mousse, 3 a
À l’ombre des grands taillis, 7 a
220 Sous le chêne ou sous le tremble 7 b
Où s’assemble 3 b
Le groupe des armaillis ! 7 a
Qu’il fait bon, sous les arcades 7 a
Des cascades, 3 a
225 Voir, au refrain de nos chants, 7 a
Briller, sur l’eau transparente, 7 b
L’amarante 3 b
Et l’or des soleils couchants ! 7 a
L’écho du long précipice 7 a
230 M’est propice ; 3 a
Le signal de mon cornet, 7 a
Sans y réveiller personne. 7 b
Y résonne, 3 b
Et Mina le reconnaît ; 7 a
235 Mina folle et toute en joie 7 a
Qu’on l’envoie 3 a
Ramasser de grand matin 7 a
Les fraises, dans ses corbeilles. 7 b
Moins vermeilles 3 b
240 Que sa bouche au ris mutin. 7 a
Voici les beaux jours, alerte ! 7 a
L’herbe est verte, 3 a
La montagne nous attend ; 7 a
Les troupeaux couvrent les routes ; 7 b
245 Venez toutes, 3 b
Mes vaches que j’aime tant ! 7 a
II
LES FLEURS DU DÉSERT
Les Alpes nous gardent encore, 8 a
Sur quelques sommets préservés, 8 b
Des jardins que le monde ignore, 8 a
250 Et que Dieu seul a cultivés. 8 b
Là, nos fleurs vivent dans la joie 8 a
D’un parfum qui reste inconnu ; 8 b
Mais, s’il faut qu’un homme nous voie, 8 a
Poëte, sois le bienvenu ! 8 b
255 L’orgueil, dont tu connais l’empire, 8 a
T’avait dit peut-être : À quoi sert 8 b
La fleur que pas un ne respire, 8 a
Et qui sèche au fond du désert ? 8 b
Eh bien, à l’auguste nature, 8 a
260 Quand elle compte son trésor, 8 b
Le bouquet de fleurs sans culture 8 a
Est plus cher que la mine d’or. 8 b
Nous sommes les beautés secrètes 8 a
Dont la terre, aux jours de bonheur, 8 b
265 Se pare en ses chastes retraites 8 a
Pour s’offrir aux yeux du Seigneur. 8 b
Dieu voit la pervenche sourire 8 a
À l’ombre du rocher natal, 8 b
Pareil aux yeux bleus qu’on admire 8 a
270 Voilés du bandeau virginal. 8 b
Dans son ravin, seule et paisible, 8 a
La fleur n’y connaît pas l’ennui ; 8 b
Car le jardinier invisible 8 a
Nous cultive au désert pour lui. 8 b
275 Il nous aime, il nous connaît toutes. 8 a
Or, malgré son amour jaloux, 8 b
Il cède aux humains quelques gouttes 8 a
Du baume qu’il prépare en nous. 8 b
S’il cache au désert ses corbeilles, 8 a
280 S’il a fait si haut son jardin, 8 b
Il permet à quelques abeilles 8 a
De boire aux fleurs de notre Éden. 8 b
Tout âme, aspirant à les suivre, 8 a
Goûte, avec leur miel merveilleux, 8 b
285 Un parfum qui l’excite à vivre 8 a
Pour atteindre aussi les hauts lieux. 8 b
FRANTZ
Chastes fleurs du désert dont l’haleine est si douce, 6+6 a
Près de vous je respire un calme inattendu. 6+6 b
L’orage qui grondait en mon cœur éperdu 6+6 b
290 Se dissipe en touchant la bruyère et la mousse. 6+6 a
Jusqu’à vous n’atteint pas le bruit de la cité, 6+6 a
Et sa noire vapeur rampe, au loin, dans les plaines ; 6+6 b
Vos soleils ont chassé toutes mes ombres vaines ; 6+6 b
Et convié mon âme à la sérénité. 6+6 a
295 Je m’enivre d’oubli, de repos, de silence ; 6+6 a
Je ne sais plus s’il est des cœurs vils, des tyrans ; 6+6 b
Et le mol éventail que le zéphir balance 6+6 a
M’endort sur le velours des gazons odorants. 6+6 b
LES LACS DES MONTAGNES
Monte encore, et sur les faîtes 7 a
300 Cherche, à l’orient vermeil, 7 b
Des voluptés plus parfaites 7 a
Que l’oubli dans le sommeil. 7 b
Ton âme, en nos flots trempée, 7 c
Comme l’acier de l’épée, 7 c
305 Doit flamboyer au soleil. 7 b
L’argent de ma zone blanche 7 a
Encadre mon bleu miroir ; 7 b
Le ciel est proche et se penche 7 a
Sur l’eau sans plis pour s’y voir. 7 b
310 Mon sein, des chastes fontaines 7 c
Qui vont jaillir dans vos plaines, 7 c
Est le profond réservoir. 7 b
Déjà ton pied qui s’allège 7 a
A dépassé les grands bois ; 7 b
315 Viens vers la coupe de neige, 7 a
Où s’abreuvent les chamois ; 7 b
Jamais une main grossière, 7 c
Jamais l’homme et sa poussière 7 c
N’ont souillé l’onde où tu bois. 7 b
320 Viens t’y plonger ! et, peut-être, 7 a
Toi qui rêves liberté, 7 b
Des vertus qui la font naître, 7 a
Par nous tu seras doté. 7 b
Notre eau d’azur et de glace 7 c
325 Prête à tous ceux qu’elle enlace 7 c
Sa force et sa pureté. 7 b
FRANTZ
C’est toi que je demande à la lumière, aux ondes, 6+6 a
Toi qu’enferme la terre en ses reins de granit. 6+6 b
Toi que je veux puiser à ces roches fécondes 6+6 a
330 D’où jaillit le grand fleuve, où l’aigle a fait son nid. 6+6 b
Toi qui meus l’univers en ta base immobile, 6+6 a
Ô force ; ô bien suprême, ô mère des vertus ! 6+6 b
Viens rapporter le calme en mes flancs abattus : 6+6 b
L’homme reste agi quand son cœur est débile. 6+6 a
335 Ce repos que j’invoque, il n’appartient qu’aux forts ; 6+6 a
Eux seuls auront connu cette paix souveraine 6+6 b
Qui n’est point le sommeil, la torpeur où je dors ; 6+6 a
Eux seuls sont à jamais sans colère et sans haine. 6+6 b
Ici je sens mon âme et mon corps raffermis ; 6+6 a
340 J’aspire à pleins poumons la vie universelle ; 6+6 b
Un soleil créateur sur tout mon corps ruisselle. 6+6 b
Et, mieux prêt au combat, je n’ai plus d’ennemis. 6+6 a
Ici, la nature ouvre à mon nouveau courage 6+6 a
Un monde à conquérir sans y causer de pleurs 6+6 b
345 J’y suis fier d’arracher les cristaux et les fleurs 6+6 b
À ces sommets abrupts défendus par l’orage. 6+6 a
J’y sens, à chaque essor vers l’horizon vermeil, 6+6 a
À chaque halte au bout d’une cime élancée, 6+6 b
J’y sens la passion qui cède à la pensée 6+6 b
350 Comme un feu plus grossier éteint par le soleil. 6+6 a
LES CHAMOIS
Si tu veux briser tes chaînes, 7 a
Fuis au delà des grands chênes ; 7 a
L’homme est encor trop près d’eux. 7 a
Prends, pour éviter ses pièges, 7 b
355 Dans les rochers et les neiges, 7 b
Prends nos sentiers hasardeux. 7 a
Le chamois à barbe blanche 7 a
Au-dessus de l’avalanche 7 a
Monte avec son pied de fer ; 7 a
360 Le vieux chamois solitaire, 7 b
Le seul des fils de la terre 7 b
Qui soit resté libre et fier ! 7 a
S’il te faut gras pâturage, 7 a
Lit de fleurs et tiède ombrage, 7 a
365 Retourne avec les troupeaux ; 7 a
Fuis ces rocs où le pied saigne ; 7 b
L’amant des hauteurs dédaigne 7 b
La richesse et le repos ! 7 a
Jamais, au prix d’une chaîne. 7 a
370 Je n’ai dans la tourbe humaine 7 a
Accepté l’herbe ou le pain. 7 a
La liberté seule est douce ; 7 b
Avec elle un peu de mousse 7 b
Prise au tronc d’un vieux sapin. 7 a
375 Sous un joug, fût-il de soie, 7 a
Mon cou jamais ne se ploie 7 a
Comme celui du chevreuil ; 7 a
Et jamais une caresse 7 b
N’éteint, quand mon front se dresse, 7 b
380 Le feu sombre de mon œil. 7 a
Le chamois noble et sauvage, 7 a
Vivant au nid de l’orage, 7 a
Mourra fidèle aux sommets. 7 a
Le chasseur qui suit ma trace 7 b
385 Peut exterminer ma race… 7 b
Mais l’apprivoiser, jamais. 7 a
Courage, enfants de l’aurore ! 7 a
Bravons l’homme un jour encore, 7 a
Demain nous serons sauvés ; 7 a
390 Son pied chancelle à mesure 7 b
Qu’il trouve une arme plus sûre, 7 b
Et ses reins sont énervés ; 7 a
Il a perdu toute haleine 7 a
Dans l’air épais de la plaine ; 7 a
395 Tous ses enfants naissent vieux, 7 a
Et l’âme, dans leurs corps frêles, 7 b
N’a plus d’essor et plus d’ailes 7 b
Pour monter si près des cieux. 7 a
Mais, sur sa cime éternelle, 7 a
400 Toujours l’Alpe maternelle 7 a
Verra bondir d’un pied sûr, 7 a
Fier de sa robuste adresse, 7 b
Le noir chamois, qui se dresse 7 b
Entre la neige et l’azur. 7 a
III
LE GLACIER
405 Il est sur l’Alpe immense, il est un froid empire 6+6 a
Où plus rien ne végète, où la nature expire, 6+6 a
Et dont nulle saison de joie ou de douleur 6+6 a
Ne change au gré des jours l’immobile couleur. 6+6 a
Là nul être vivant n’a laissé de vestige, 6+6 a
410 Et le sang le plus chaud dans les veines se fige. 6+6 a
Lorsqu’à ces blancs sommets l’âme atteint dans son vol, 6+6 a
Le feu des passions meurt en louchant le sol ; 6+6 a
Car sur cette hauteur lumineuse et glacée 6+6 a
Rien ne peut habiter, si ce n’est la pensée. 6+6 a
415 Délivré de ton cœur et de tes sens épais, 6+6 a
Là ton esprit plus pur aura trouvé sa paix. 6+6 a
Va donc ! pour embrasser cette vierge sans tache, 6+6 a
Monte à travers la brume où sa tête se cache, 6+6 a
Tu verras, de là-haut, s’élargir l’horizon 6+6 a
420 Dans la séréni de l’auguste raison, 6+6 a
En ton âme, ô poëte, aura su faire en elle 6+6 a
Le calme et la clarté de ma neige éternelle. 6+6 a
FRANTZ
Ici le jour rayonne, égal, tranquille et pur, 6+6 a
Sur la vie et les choses, 6 b
425 Et je vois du même œil, du haut de mon azur, 6+6 a
Les cyprès et les roses. 6 b
Je promène au hasard un œil indifférent 6+6 a
Sur cette foule humaine, 6 b
Et regarde couler le fleuve et le torrent 6+6 a
430 Sans amour et sans haine. 6 b
Ici, tout vain regret s’est éteint dans mon cœur ; 6+6 a
J’y pourrais voir paraître 6 b
Mon siècle tout entier sans éprouver d’horreur, 6+6 a
Ni de mépris peut être. 6 b
435 Sur ces hauteurs de l’âme, établi sans retour, 6+6 a
Loin des lieux où l’on pleure, 6 b
J’y sens flotter, avec un impassible amour, 6+6 a
L’infini qui m’effleure. 6 b
Montons enveloppé dans notre austère orgueil, 6+6 a
440 Et si la foudre gronde, 6 b
Là, nous aurons du moins soustrait notre cercueil 6+6 a
À la pitié du monde. 6 b
LA CLOCHE DE l’HOSPICE
Voyageur errant, 5 a
La nuit te surprend, 5 a
445 L’avalanche est proche. 5 a
Entends-tu, dans l’air, 5 b
Vibrer un son clair ? 5 b
Entends-tu la cloche ? 5 a
Pour si haut voler 5 a
450 Et pour t’appeler 5 a
Par des sons fidèles, 5 a
Notre lourd métal 5 b
Dans le feu natal 5 b
A trouvé des ailes. 5 a
455 Le fondeur pieux, 5 a
Qui fit pour les cieux 5 a
La cloche aumônière, 5 a
Au bronze écumant 5 b
Mêla saintement 5 b
460 L’or de sa prière. 5 a
Et l’oiseau d’airain, 5 a
Cher au pèlerin 5 a
Qui sur lui se règle. 5 a
S’est venu percher 5 b
465 Au bout du clocher, 5 b
Plus haut qu’un nid d’aigle. 5 a
Or, toutes les fois 5 a
Qu’on entend sa voix 5 a
Tinter à l’oreille, 5 a
470 La nuit ou le jour, 5 b
C’est l’ardent amour 5 b
Qui frappe et l’éveille. 5 a
Il dit : qu’au désert 5 a
Un cœur reste ouvert, 5 a
475 Un toit qui protège ; 5 a
Qu’en des lampes d’or 5 b
Un feu brûle encor 5 b
À travers la neige ! 5 a
FRANTZ
Qui m’a parlé plus haut que le glacier géant ? 6+6 a
480 Est-ce une voix des hommes ? 6 b
Vertu, qui fais ici subsister leur néant, 6+6 a
Il faut que tu te nommes ! 6 b
CHŒUR DES HOSPITALIERS
Il est un feu dans l’âme et plus pur et plus chaud, 6+6 a
Éclairant mieux pour elle un horizon sans borne ; 6+6 b
485 Il est une vertu qui la porte plus haut 6+6 a
Que ton orgueil vantant sa sérénité morne. 6+6 b
Près de la sphère ardente où l’amour nous conduit, 6+6 a
L’astre de ta raison est froid comme la nuit. 6+6 a
Tu ne la connus pas, en ta vie infertile, 6+6 a
490 Cette clarté plus chaude et pourtant plus subtile. 6+6 a
Cette flamme étrangère aux cœurs où tu frappais ! 6+6 a
Tes amours ont vécu dans les pleurs, dans les chaînes ; 6+6 b
Tous sont morts au milieu des mépris ou des haines… 6+6 b
Le nôtre est immortel et nous consume en paix ! 6+6 a
495 Un perfide sommeil t’a surpris sur la neige 6+6 a
Et va livrer ton cœur au néant qui t’assiège. 6+6 a
Sur sa froide raison malheur à qui s’endort ! 6+6 a
Ne tiens pas pour sagesse et vrai repos de l’âme 6+6 b
Ton impassible orgueil, cette lueur sans flamme ; 6+6 b
500 La pâle indifférence est la sœur de la mort. 6+6 a
Mais va ! sous ta froideur qui n’est rien qu’un mensonge, 6+6 a
Un souci noble et pur à ton insu te ronge ; 6+6 a
Un amour doit renaître en ton cœur agité : 6+6 a
Celui par qui notre âme, en son printemps vivace, 6+6 b
505 Se couvre encor de fleurs dans ces déserts de glace… 6+6 b
Viens l’apprendre avec nous : son nom est charité ! 6+6 a
Viens ! tu n’auras de paix que dans le sacrifice ; 6+6 a
Goûte au moins les douceurs de ton amer calice 6+6 a
L’homme, tu le sais bien, n’excelle qu’à souffrir ; 6+6 a
510 Mais il peut de ses maux faire sa joie intime, 6+6 b
Si du prix de son sang il sauve une victime. 6+6 b
Tu serais épargné si tu voulais t’offrir, 6+6 a
Si tu voulais monter sur la hauteur sereine 6+6 a
Où s’éclipsent les sens, où l’âme est souveraine, 6+6 a
515 Non pour fouler aux pieds tes souvenirs d’avril, 6+6 a
Non pour t’ensevelir sous la neige qui tombe 6+6 b
Et prendre ton orgueil pour chevet de ta tombe… 6+6 b
Mais pour rester debout au poste du péril. 6+6 a
Nous n’avons pas si haut porté notre demeure 6+6 a
520 Pour y rêver sans vivre et devancer notre heure, 6+6 a
Et pour nous adorer dans notre oisif orgueil ; 6+6 a
Mais, comme l’aigle aux cieux planant ivre de joie, 6+6 b
Notre amour y vola pour découvrir sa proie 6+6 b
Et l’embrasser au loin d’un plus large coup d’œil. 6+6 a
525 L’âme qui sait atteindre à la cime où nous sommes 6+6 a
S’y rapproche de Dieu sans s’éloigner des hommes ; 6+6 a
Elle est là pour descendre et monter tour à tour, 6+6 a
Et, des sommets parés de neige et de bruyères, 6+6 b
Elle s’élance au ciel en gerbes de prières. 6+6 b
530 Et revient sur la terre en semences d’amour. 6+6 a
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