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| = césure
LAP_6/LAP70
Victor de LAPRADE
LES SYMPHONIES
1855
LIVRE TROISIÈME
VIII
L’IDÉAL
À MON AMI LOUIS JANMOT
I
Sur les quais populeux je suis seul, et j’y foule 6+6 a
L’affreux limon qui naît sous les pas de la foule ; 6+6 a
Cherchant un peu de jour dans ce ciel infecté 6+6 b
Par les jaunes vapeurs que vomit la cité, 6+6 b
5 Sous la voûte fumeuse où couve la tempête, 6+6 a
Je marche appesanti, morne et baissant la tête, 6+6 a
Sans pouvoir, à travers mille bruits discordants. 6+6 b
Entendre au moins la voix qui me parle au dedans. 6+6 b
Comme ces murs tout noirs de suie et de nuages, 6+6 a
10 Il semble qu’un brouillard couvre aussi les visages. 6+6 a
Ici des yeux brillants, un teint net et vermeil, 6+6 b
Sont plus rares encor qu’un rayon de soleil ; 6+6 b
Un froid sombre, où jamais l’éclair ne peut se faire, 6+6 a
Y règne dans les cœurs plus que dans l’atmosphère. 6+6 a
15 À voir tous ces fronts bas et couleur de gros sous, 6+6 b
Vous devinez l’esprit qui s’agite en dessous. 6+6 b
Là, nul ne marche au but que j’aspire et que j’aime, 6+6 a
Dans la fangeuse ornière, on m’y pousse moi-même, 6+6 a
Là, des nobles désirs pour user le ressort, 6+6 b
20 Le peuple et le climat contre nous sont d’accord ; 6+6 b
Dans l’air humide et lourd la fibre s’y détrempe, 6+6 c
Tout fier acier s’y rouille et l’oiseau même y rampe. 6+6 c
Heureux qui n’a qu’à fendre un flot indifférent ! 6+6 a
Mais tu devras ici remonter le torrent, 6+6 a
25 Et trouvant, malgré toi, ta force dans la haine, 6+6 b
Couvrir ton cœur sans fiel d’une armure hautaine. 6+6 b
J’y marche ainsi, tendu par un constant effort, 6+6 a
Ou pliant sous moi-même et m’offrant à la mort. 6+6 a
Rien n’y répare en nous la vigueur dépensée ; 6+6 b
30 L’air est, autant que l’homme, hostile à la pensée, 6+6 b
Et n’offre à respirer au tendre amant de l’art 6+6 a
Que l’égoïsme infect, la fange et le brouillard. 6+6 a
C’est là que Dieu nous mit pour subir notre épreuve. 6+6 b
Parfois, sans plus d’espoir, je vais le long du fleuve, 6+6 b
35 Pour tâcher d’y revivre une heure en respirant 6+6 a
Les parcelles d’air pur qu’entraîne le courant, 6+6 a
Pour saisir, à travers la cité qui murmure, 6+6 b
Un son mélodieux parti de la nature. 6+6 b
Mille infectes odeurs, mille affreux grincements 6+6 a
40 M’ont suivi jusqu’au bord de tes flots écumants, 6+6 a
Rhône indompté ! voilà pourtant que sur ta grève, 6+6 b
Mon front chargé d’ennui tout à coup se relève, 6+6 b
Et j’ai vu, par delà notre indigne prison, 6+6 a
Le Mont-Blanc radieux qui trône à l’horizon. 6+6 a
45 Il monte en plein soleil ; de sa cime à sa croupe 6+6 b
Son profil dentelé dans l’azur se découpe, 6+6 b
Et, libre des vapeurs qui couvrent les cités, 6+6 a
Il rayonne au-dessus de nos obscurités. 6+6 a
II
L’ombre alors se déchire en dedans de moi-même, 6+6 a
50 L’éclair du mont sacré m’arrache à mon sommeil ; 6+6 b
Et je vois, aux rayons de sa blancheur suprême, 6+6 a
Se dresser dans mon âme un sommet tout pareil. 6+6 b
Pur, splendide, éclatant de lumière et de neige, 6+6 a
Ô Mont-Blanc, sur sa base aussi ferme que toi, 6+6 b
55 Il sort immaculé du brouillard qui l’assiège, 6+6 a
Couronné de soleil dans son manteau de roi. 6+6 b
Des torrents de clartés et de forces paisibles 6+6 a
Descendent de son front et remplissent mon cœur ; 6+6 b
Les fanges, à mes pieds, ne me sont plus visibles ; 6+6 a
60 Je n’entends plus ce monde ou plaintif ou moqueur. 6+6 b
Un invincible essor me soulève et m’emporte 6+6 a
Au-dessus de moi-même, et jusqu’à ces hauts lieux 6+6 b
Où l’âme est à la fois si tranquille et si forte, 6+6 a
Qu’elle y peut aimer l’homme et se soumettre aux dieux. 6+6 b
65 Ces blanches régions dont la neige flamboie, 6+6 a
Ce prisme étincelant du glacier virginal, 6+6 b
Ce sommet d’où me vient ma lumière et ma joie, 6+6 a
C’est toi que je contemple, éternel idéal ! 6+6 b
À tes pieds, le réel s’assombrit ou s’écroule ; 6+6 a
70 Toi, ferme en ta hauteur, tu brilles dans les airs ; 6+6 b
Jamais le souffle impur et les pieds de la foule 6+6 a
N’auront sali ta neige et tes chastes déserts. 6+6 b
Parfois ton front se voile, ou mon regard s’abaisse ; 6+6 a
Tu disparais, pour moi, dans la nuit de mes sens ; 6+6 b
75 Toujours quelque rayon perçant la brume épaisse 6+6 a
Revient chercher mon cœur dans l’ombre où je descends. 6+6 b
Un vent souffle du ciel ; il écarte la nue, 6+6 a
je revois ta blancheur et ta solidité ; 6+6 b
Et voilà qu’une extase, à la chair inconnue, 6+6 a
80 Fait tressaillir en moi l’esprit ressuscité. 6+6 b
Ô poésie, ainsi bravant l’homme et les choses, 6+6 a
Tu sièges dans mon cœur, sur les plus hauts sommets ; 6+6 b
Tu peux voiler un jour la cime où tu reposes, 6+6 a
Mais ce trône en mon âme est fondé pour jamais. 6+6 b
85 Nul ne l’ébranlera par force ou par adresse ; 6+6 a
Et la fange où le sort m’a contraint de marcher 6+6 b
Ne rejaillira pas, ô ma blanche déesse, 6+6 a
Jusqu’à la neige vierge et ton lit de rocher. 6+6 b
Ta sereine hauteur domine leurs injures ; 6+6 a
90 C’est là que j’ai placé mon rêve et nos amours ; 6+6 b
Et du fond de leurs nuits, dans ces sphères plus pures, 6+6 a
Mes regards et mon cœur te chercheront toujours. 6+6 b
Pour voler jusqu’à vous si je n’ai pas des ailes, 6+6 a
Je veux monter du moins, ô sommets adorés, 6+6 b
95 Aussi loin que l’on va, porté sur des pieds frêles ; 6+6 a
Je veux aller mourir sur un de vos degrés. 6+6 b
Si bas qu’il soit encor, heureux qui vous contemple, 6+6 a
Et, pour marcher à vous, sort des sentiers battus ; 6+6 b
C’est beaucoup d’avoir pris le chemin de ce temple ; 6+6 a
100 Nos aspirations font toutes nos vertus. 6+6 b
Quand j’aborde, à vos flancs, les vertes solitudes, 6+6 a
Quand j’ai goûté l’air vif et le pain du berger, 6+6 b
J’oublie, au fond des bois, toutes mes lassitudes, 6+6 a
Et, plus haut j’ai gravi, plus je m’y sens léger. 6+6 b
105 Cime du monde alpestre et cime de mon âme, 6+6 a
Je m’élance vers toi qui touches l’infini ! 6+6 b
Tes pieds plongent en vain dans notre monde infâme, 6+6 a
Sur ton front l’idéal ne sera pas terni. 6+6 b
À ta base, ô grand mont, tout s’agite et tout change ; 6+6 a
110 Les neiges et les fleurs s’y fondent sous nos pas ; 6+6 b
Mais tout peut s’écrouler dans notre humaine fange, 6+6 a
Ton sommet radieux ne s’abaissera pas. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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