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LAP_6/LAP63
Victor de LAPRADE
LES SYMPHONIES
1855
LIVRE TROISIÈME
I
SYMPHONIE DES MORTS
À MON AMI PAUL DE MAGNAN
I
Novembre aux cheveux gris s’est drapé dans sa brume ; 6+6 a
Il répand ses vapeurs sur le sillon qui fume. 6+6 a
Et, de ses fils d’argent croisés sur le gazon, 6+6 a
Tresse un premier linceul à la belle saison. 6+6 a
5 Près des bois, dépouillés comme un sombre ossuaire. 6+6 a
On pressent aux brouillards la neige mortuaire. 6+6 a
ÉDITH
Combien, au temps du renouveau, 8 a
Quand les bourgeons naissaient à peine, 8 b
Combien le désert était beau, 8 a
10 Combien la nature était pleine ! 8 b
L’Automne, hélas ! a récolté 8 a
Tous ses fruits dont j’étais avide ; 8 b
J’ai touché la réalité… 8 a
La terre est vide. 4 b
15 Mon âme avait, dans un ciel bleu, 8 a
Des amours lointains et tranquilles ; 8 b
Je rencontrais partout mon dieu, 8 a
Même à travers la nuit des villes. 8 b
Aux champs, des esprits, par milliers, 8 a
20 M’emportaient dans leur vol rapide… 8 b
Plein jadis d’hôtes familiers, 8 a
Le ciel est vide. 4 b
Ce monde n’a plus d’horizon, 8 a
Il est muré par les ténèbres ; 8 b
25 Et moi, dans sa morne prison, 8 a
J’entends glisser des pas funèbres. 8 b
Je vois, sous l’habit des vivants. 8 a
S’approcher un squelette aride ; 8 b
L’homme a jeté son âme aux vents… 8 a
30 Partout le vide. 4 b
II
L’ÉTÉ DE NOVEMBRE
Novembre a son été ! sous ses derniers soleils 6+6 a
Il est quelques beaux soirs, froids et pourtant vermeils ; 6+6 a
Mais toi, si tu n’y peux, dans tes brouillards moroses, 6+6 a
Tirer de ton jardin quelques suprêmes roses, 6+6 a
35 Près du feu vif et pur de l’antique manoir, 6+6 a
Va chercher le rayon qui manque à ton ciel noir. 6+6 a
ÉDITH
Près du foyer héréditaire, 8 a
Je m’assieds comme un exilé ; 8 b
C’est là, surtout, qu’il faut se taire. 8 a
40 Car mon mal doit rester voilé. 8 b
L’âme à qui j’empruntais ma vie, 8 a
Elle dort sous le froid linceul… 8 b
Et dans ce monde où l’on m’envie, 8 a
Mon cœur est seul. 4 b
45 Quand, parfois, un mot de tendresse 8 a
Me rendrait mon deuil plus léger, 8 b
La lèvre à qui mon cœur s’adresse 8 a
Me parle un langage étranger. 8 b
Nous répétions si bien ensemble 8 a
50 Le même aveu sous le tilleul !… 8 b
Et, sous le toit qui nous rassemble, 8 a
Mon cœur est seul. 4 b
Ceux qui m’aiment d’amitié sûre, 8 a
À me voir ce front soucieux, 8 b
55 Craignant de toucher la blessure, 8 a
Devant moi sont silencieux. 8 b
Hélas ! je ne vois plus sourire 8 a
Les yeux indulgents de l’aïeul ; 8 b
Et, parmi nous, il semble dire : 8 a
60 Mon cœur est seul. 4 b
Sais-je, au moins, ce que tu dois être, 8 a
Toi qu’il endort sur ses genoux ? 8 b
Seras-tu digne de l’ancêtre ? 8 a
Auras-tu son cœur fier et doux ? 8 b
65 Je tremble, hélas, qu’un Dieu sévère 8 a
Ne te frappe, innocent filleul ! 8 b
Tu n’auras pas connu ta mère !… 8 a
Mon cœur est seul. 4 b
III
LES FEUILLES MORTES
Chaque arbre a perdu sa couronne, 8 a
70 Et le rameau, chauve et tremblant, 8 b
Aux coups d’un vent aigu, frissonne 8 a
Sous ses longs fils de givre blanc. 8 b
Mais la feuille, encore amassée 8 a
En tapis, au bord du chemin, 8 b
75 Offre à ta rêveuse pensée 8 a
Un doux sentier jusqu’à demain. 8 b
Là, tu peux, d’un pas qu’elle allège, 8 a
Suivre encor tes lieux favoris, 8 b
Avant que la fange ou la neige 8 a
80 Du passé couvre les débris. 8 b
Viens saisir à leur jour propice, 8 a
Par la brume à demi voilés, 8 b
Les murs que le lierre tapisse 8 a
Et les vieux donjons écroulés. 8 b
85 Quand l’essaim des feuilles jaunies 8 a
Tourbillonne encor sur les bois, 8 b
C’est une heure où les agonies 8 a
Ont encor quelques douces voix. 8 b
Avant de plus mornes bruines 8 a
90 Viens donc, sans attendre le soir, 8 b
Si tu veux revoir tes ruines 8 a
Sans blasphème et sans désespoir. 8 b
ÉDITH
Oui, je veux les revoir avant des jours plus sombres, 6+6 a
Avant que sous mes pas le sol en soit glacé ; 6+6 b
95 Des choses que j’aimais j’aime encor les décombres, 6+6 a
Et, dès longtemps, mon cœur habite le passé. 6+6 b
J’attache à ses débris mon regard qui s’épure ; 6+6 a
J’y vois fleurir encor mes printemps révolus, 6+6 b
Et, dans tes mille voix, je démêle, ô Nature, 6+6 a
100 Et j’écoute parler les temps qui ne sont plus. 6+6 b
IV
VOIX DES RUINES
LE DONJON
Il s’est écroulé sur sa base antique 5+5 a
Le toit des aïeux, le toit rude et fier 5+5 b
Où l’honneur venait, d’une main rustique, 5+5 a
Pendre et la faucille et l’épieu de fer. 5+5 b
105 Il s’est écroulé sous des bras serviles ! 5+5 a
Et, du vieux granit pris à ta maison. 5+5 b
D’obscurs étrangers pour des œuvres viles 5+5 a
Ont bâti des murs sans forme et sans nom. 5+5 b
Et toi, tu t’en vas sur la route adverse, 5+5 a
110 Vivant sous la tente, éphémère abri, 5+5 b
Que chaque saison déplace ou renverse, 5+5 a
Mais toujours plus loin du manoir chéri. 5+5 b
Perdant, chaque jour, avec le courage 5+5 a
Un trésor du cœur, un legs des tombeaux, 5+5 b
115 Tu vois, sur tes pas, fuir, à chaque orage, 5+5 a
Quelque souvenir qu’on met en lambeaux. 5+5 b
Si la ronce, au moins, les fleurs des ruines, 5+5 a
La nature, ornant ce que l’homme abat, 5+5 b
Venaient s’emparer des chères collines 5+5 a
120 Où germa ton sang, un jour de combat ! 5+5 b
Mais du fier donjon il subsiste encore 5+5 a
Lâchement, hélas, du temps épargné 5+5 b
Un étage, au moins, que ton nom décore, 5+5 a
Un cintre où frémit ton chiffre indigné. 5+5 b
125 Là, peut-être, au coin de la cheminée 5+5 a
Où l’aïeul sacré dictait ses leçons, 5+5 b
Quelque fils d’esclave à bouche avinée 5+5 a
Souille tes vieux murs avec ses chansons. 5+5 b
Un juif, étalé sous ton blason morne, 5+5 a
130 A dressé l’échoppe en ta vieille tour ; 5+5 b
Et sur le créneau, qui devient la borne, 5+5 a
S’assied le tribun du vil carrefour. 5+5 b
Fuis donc, et bien loin ! toi qui tiens au culte 5+5 a
Des grands souvenirs et du toit natal ; 5+5 b
135 Va cacher ton nom sensible à l’insulte, 5+5 a
Et soustrais ton cœur au siècle brutal. 5+5 b
Fuis les temps nouveaux ; ce sol te repousse ! 5+5 a
Il faudra mourir loin, sous d’autres cieux ; 5+5 b
Toi qui trouverais la tombe si douce 5+5 a
140 Auprès de ta mère et de tes aïeux. 5+5 b
Tu connus, au moins, les pleurs et la joie 5+5 a
Devant ce manoir, même abandonné ; 5+5 b
Tes enfants, jetés dans une autre voie, 5+5 a
Iront sans savoir où leur père est né. 5+5 b
145 Malheur à ton fils s’il a l’âme fière. 5+5 a
S’il a gardé pur le sang dont il sort ! 5+5 b
Sa maison n’a plus une seule pierre 5+5 a
Pour marquer la fosse où sa mère dort. 5+5 b
Après son exil, au moins, l’hirondelle 5+5 a
150 Revient, sous le chaume, à son même nid ; 5+5 b
Toi, tu partiras, moins heureuse qu’elle, 5+5 a
Pour ne plus revoir ta tour de granit. 5+5 b
Nul homme, aujourd’hui, ne sème et ne cueille 5+5 a
Comme ses aïeux au même sillon ; 5+5 b
155 Le chêne est mobile autant que la feuille ; 5+5 a
Tout roule entraîné dans le tourbillon. 5+5 b
LA CHAPELLE
Viens ! sous l’arceau qui reste à la vieille chapelle, 6+6 a
Sous cet abri qui tombe ainsi que les grands bois ; 6+6 b
Viens, dans l’ombre où l’esprit des aïeux te rappelle, 6+6 a
160 Prie et pleure encore une fois. 8 b
Tu vas voir des autels se disperser la pierre ; 6+6 a
Ton Dieu n’a plus d’asile et fuit l’homme vainqueur ; 6+6 b
Si tu connais encor la soif de la prière 6+6 a
Emporte ton Dieu dans ton cœur ! 8 b
165 Ce chef-d’œuvre béni de l’artiste et du prêtre 6+6 a
Avec l’antique foi, demain, va s’écrouler. 6+6 b
Pleure et frappe ton front ! car tes mains ont, peut-être 6+6 a
Aidé ce siècle à l’ébranler. 8 b
Mais puisque la douleur à nos pieds te ramène. 6+6 a
170 Défends nos saints débris contre un passant moqueur ; 6+6 b
Et, pour garder une âme à cette chair humaine, 6+6 a
Emporte ton Dieu dans ton cœur ! 8 b
LA VIGNE ET LE FIGUIER
Il te restait, sous le chaume, 7 a
Un royaume 3 a
175 Peuplé par le souvenir, 7 a
Sous le figuier de ta vigne 7 b
Qui s’indigne 3 b
De ne plus t’appartenir. 7 a
Pour cacher, âme offensée, 7 a
180 Ta pensée, 3 a
L’enclos de ronce et d’ajonc 7 a
Forme une verte ceinture, 7 b
Aussi sûre 3 b
Que les créneaux du donjon. 7 a
185 Ce débris des champs prospères 7 a
De tes pères 3 a
T’aimait d’amour éperdu ; 7 a
Il portait, à pleines sèves, 7 b
Fruits et rêves… 3 b
190 Et c’est toi qui l’as vendu ! 7 a
Tu pouvais, sous ce treillage, 7 a
Vivre en sage, 3 a
Fière ainsi qu’en ton manoir : 7 a
A la liberté fidèle. 7 b
195 Tenant d’elle 3 b
Ta noblesse et ton pain noir. 7 a
Tu l’as quitté cet asile ! 7 a
Pour la ville, 3 a
Dont tu maudis les rumeurs ; 7 a
200 Pour la ville, où l’on respire 7 b
Le délire 3 b
Et la fièvre dont tu meurs. 7 a
Et ta vigne, hélas ! s’étonne, 7 a
Quand l’automne 3 a
205 Elle est prête à vendanger, 7 a
D’offrir ses pêches vermeilles 7 b
Et ses treilles 3 b
Aux enfants d’un étranger. 7 a
LES IMAGES
Sur les débris du temple ils traînent leurs charrues ; 6+6 a
210 Ils ont brisé tes dieux dans le marbre vivant ; 6+6 b
Des tableaux paternels la toile flotte aux vents… 6+6 b
Grave bien dans ton cœur ces beautés disparues. 6+6 a
Pour la dernière fois, sous ces chastes couleurs. 6+6 a
Tu vois sourire encor les yeux de la madone ; 6+6 b
215 Pour la dernière fois cette blanche colonne 6+6 b
Brille au soleil, debout sous son chapeau de fleurs. 6+6 a
Austères et sereins, comme des dieux antiques, 6+6 a
Les aïeux cuirassés dont tu connais la voix, 6+6 b
Qui surveillaient tes fils jouant sous les portiques, 6+6 a
220 T’ont parlé de l’honneur pour la dernière fois. 6+6 b
Ils ne revivront plus avec leurs yeux de flamme, 6+6 a
Près de Jésus en croix saignant sous ces arceaux, 6+6 b
Ressuscités, chez vous, par ces nobles pinceaux 6+6 b
Qui prêtaient leurs couleurs à la beauté de l’âme. 6+6 a
225 Tes enfants n’auront plus la chère illusion 6+6 a
De ce portrait sacré devant qui l’œil ruisselle ; 6+6 b
Ta mère t’y sourit comme une vision, 6+6 a
Et du feu de ton cœur t’y garde une étincelle. 6+6 b
Ils ne sont plus, tous ceux dont l’esprit souverain 6+6 a
230 Pénétrait dans le marbre et le rendait sensible ; 6+6 b
Dont les doigts, en touchant ou la toile ou l’airain, 6+6 a
Faisaient jaillir une âme et briller l’invisible ! 6+6 b
Ils sont bien morts ! et nul n’a suivi leur sentier. 6+6 a
Vers l’ignoble laideur l’homme se précipite ; 6+6 b
235 L’esprit s’est retiré de la chair décrépite ; 6+6 b
Et, l’idéal absent, l’art est mort tout entier. 6+6 a
Ah ! c’est là, c’est encore une auguste ruine, 6+6 a
Un grand culte expiré dont tu mènes le deuil, 6+6 b
Une mort que ce temps nie en son fol orgueil… 6+6 b
240 Dis adieu, pour toujours, à la beauté divine ! 6+6 a
LA VIEILLE ARMURE
N’emporte pas ce fer ! laisse avec ces piliers 6+6 a
Crouler tes vieilles panoplies ; 8 b
Sous ces murs qu’animait l’esprit des chevaliers 6+6 a
Nous voulons être ensevelies. 8 b
245 Qu’importe à notre acier vos étuis de velours ! 6+6 a
L’arme est faite pour la bataille. 8 b
Pour un vain ornement ces casques sont trop lourds : 6+6 a
Tes fils ne sont pas à ma taille. 8 b
À quoi nous gardez-vous ? épargnez à ce fer 6+6 a
250 Un sordide emploi qui le souille ; 8 b
Il trouve en ces débris un tombeau noble et fier ; 6+6 a
Qu’il meure ignoré dans sa rouille ! 8 b
Entre vos faibles mains que puis-je devenir, 6+6 a
Moi, l’instrument des épopées ? 8 b
255 Emportez des aïeux quelque autre souvenir ; 6+6 a
Ne touchez pas à leurs épées. 8 b
CHŒUR DES VAMPIRES
Nous sommes l’avenir ! nous venons par troupeaux, 6+6 a
Ronger sous leur drap d’or les restes des empires. 6+6 b
À nous vos champs, vos toits, vos armes en lambeaux ; 6+6 a
260 Vous êtes énervés, vos enfants seront pires ; 6+6 b
lis sont impuissants même à garder vos tombeaux, 6+6 a
À nous la chair des morts, nous sommes les vampires ! 6+6 b
Nourris avec les loups dans les neiges du nord, 6+6 a
Éclos avec les vers dans les fanges des villes, 6+6 b
265 Nous allons réveiller l’Europe qui s’endort. 6+6 a
Le sceptre des saints rois échoit aux mains serviles, 6+6 b
Adieu les lois, les arts et les grandeurs civiles. 6+6 b
Ruons-nous sur le monde, ouvriers de la mort. 6+6 a
V
ÉDITH
Ah, pourquoi, dans ces jours d’opprobre et d’épouvante, 6+6 a
270 Aux larves des tombeaux me gardez-vous vivante ? 6+6 a
Tout pâlit, tout s’éteint, jusqu’à votre soleil. 6+6 a
Dieu ! laissez-moi dormir de mon dernier sommeil. 6+6 a
LA CLOCHE DES MORTS
Non ce n’est pas l’heure 5 a
Que tu dois bénir ! 5 b
275 Ici-bas demeure 5 a
Pour te souvenir ; 5 b
Souffre, expie et pleure, 5 a
Avant de finir. 5 b
La tombe offre aux douleurs ses charmes ; 8 a
280 C’est le calme après les efforts. 8 b
Mais tu resteras sous les armes, 8 a
Car tu dois vivre pour tes morts ; 8 b
Les uns ont besoin de tes larmes. 8 a
Et les autres de tes remords. 8 b
285 Pendant les nuits sombres 5 a
De ce mois glacé, 5 b
Va sur les décombres 5 a
Et songe au passé ; 5 b
Marche avec nos ombres, 5 a
290 Ô cœur harassé ! 5 a
FANTÔME
Tu me revois avec surprise, 8 b
Tu pensais m’avoir oublié ; 8 a
Mais ne crois pas que la mort brise 8 b
La chaîne dont tu m’as lié. 8 a
295 Tu veux douter, cacher, peut-être, 8 a
Ton effroi sous un air moqueur… 8 b
Mais il faut bien me reconnaître 8 a
À ces blessures de mon cœur. 8 b
Tu sais quelles mains les a faites, 8 a
300 Tu les vis trop souvent saigner. 8 b
Ce n’est plus l’heure où, dans les fêtes, 8 a
Tu peux fuir et me dédaigner. 8 b
Mes larmes s’échappent encore… 8 a
Et cependant, même aujourd’hui 8 b
305 Comme autrefois je les dévore, 8 a
Pour t’exempter de leur ennui. 8 b
Quand tu creusais leur source amère, 8 a
Moi, je t’en demandais pardon 8 b
De ces pleurs, objets de colère 8 a
310 Et prétextes de l’abandon. 8 b
Dans ma tombe, encor, je le jure, 8 a
Ces plaintes de mon cœur aimant 8 b
Sont envers toi ma seule injure… 8 a
Va ! moi, j’aurais été clément. 8 b
315 Tu semblais toujours te défendre 8 a
D’un oppresseur sombre et fatal ; 8 b
Comment donc un amour si tendre 8 a
Pouvait-il faire tant de mal ? 8 b
En retour de toute ma vie, 8 a
320 T’ai-je demandé rien de plus, 8 b
Sans soupçons, sans jalouse envie, 8 a
Qu’un peu de tes jours superflus ? 8 b
Une des heures dépensées 8 a
Dans l’orgueil et ses faux plaisirs 8 b
325 Eût illuminé mes pensées 8 a
Et comblé mes humbles désirs. 8 b
Tu m’accordais, triste chimère, 8 a
Parfois, dans un transport soudain, 8 b
Quelques moments d’ivresse amère 8 a
330 Que j’expiais par ton dédain ; 8 b
Quelques éclairs d’une âpre flamme 8 a
Qui me pénétrait jusqu’aux os ; 8 b
Jamais un rayon de ton âme, 8 a
Jamais l’espoir et le repos. 8 b
335 Quand tu vins, à travers ma voie, 8 a
M’imposer ton cruel amour, 8 b
Je vivais, peut-être sans joie, 8 a
Mais sans avoir maudit le jour ; 8 b
Quand, pour exercer leur empire 8 a
340 Dont s’égayait ta vanité. 8 b
Tes yeux daignèrent me sourire 8 a
Dans un moment d’oisiveté. 8 b
Mon cœur ne t’avait point cherchée ; 8 a
Je te vis et je voulus fuir ! 8 b
345 Par dépit, tu t’es attachée 8 a
À m’aimer, comme on doit haïr. 8 b
Il fallait, d’ailleurs, à ta bouche 8 a
Boire, ou dans l’argile ou dans l’or, 8 b
La volupté sombre et farouche, 8 a
350 Hélas ! que j’ignorais encor. 8 b
Je fus un instant le calice 8 a
Où ta soif horrible a puisé ; 8 b
Tu m’avais choisi par caprice, 8 a
Et ton caprice m’a brisé. 8 b
355 Tu sais dans notre lutte intime. 8 a
Tu sais les maux que j’ai soufferts, 8 b
Eh bien, tu semblais la victime, 8 a
Et tu te plaignais de tes fers ! 8 b
De ma mort, dont toi seule est cause, 8 a
360 As-tu du moins porté le deuil ? 8 b
Peut-être, alors, un pli morose 8 a
De ton front a ridé l’orgueil. 8 b
Mais, si quelque larme suprême, 8 a
De tes yeux secs, un soir, coula, 8 b
365 C’est que tu pleurais sur toi-même. 8 a
Et que le remords était là. 8 b
Sur ma tombe que l’herbe cache, 8 a
Qui t’empêche encor de venir ; 8 b
N’y pourrais-tu, sans qu’on le sache, 8 a
370 Porter dans l’ombre un souvenir ? 8 b
Je le vois, ta terreur est grande 8 a
Lorsque mon nom t’est prononcé ; 8 b
Il fallait donc par quelque offrande 8 a
Satisfaire au ciel offensé. 8 b
375 De ton crime et de ma faiblesse 8 a
As-tu, dans quelques saints combats, 8 b
Bénissant le Dieu qui te blesse, 8 a
Accepté la peine ici-bas ? 8 b
Non !… près de mon humble croix noire 8 a
380 Tu n’osas pas venir pleurer 8 b
Une fois seule, et murmurer 8 b
Quelque parole expiatoire ! 8 a
VOIX DES TOMBES
Tu cherches vainement, dans ces funèbres nuits, 6+6 a
Ceux qui se partageaient le poids de tes ennuis 6+6 a
385 Et qui te donnaient leur courage. 8 a
Ô sont-ils ces grands cœurs, pour t’ouvrir leur trésor ? 6+6 b
Où sont-ils, pour sourire et pour pleurer encor 6+6 b
Tous ces amis du premier âge ? 8 a
Ceux à qui tout penser peut se montrer à nu, 6+6 a
390 À qui chaque recoin de notre âme est connu 6+6 a
Comme un logis l’est à ses hôtes, 8 a
À qui nous demandons leur sévère coup d’œil, 6+6 b
Confessant devant eux, sans honte et sans orgueil, 6+6 b
Les vertus ainsi que les fautes ; 8 a
395 Ceux qui, dans les travaux, les périls du chemin, 6+6 a
Combattaient à la fois du cœur et de la main, 6+6 a
Mieux que toi prenant ta défense ; 8 a
Ceux qu’on interrogeait, comme un passé vivant, 6+6 b
Sur ces vieux souvenirs racontés si souvent, 6+6 b
400 Ceux qui te rendaient ton enfance ? 8 a
Ceux-là n’ont pu lever le marbre du cercueil, 6+6 a
Pour donner le conseil avec le doux accueil ; 6+6 a
Leurs chères ombres sont absentes ; 8 a
Rien, pour eux, n’interrompt la morsure des vers : 6+6 b
405 Car on n’entend Jamais, des tombeaux entr’ouverts, 6+6 b
Sortir que des voix menaçantes. 8 a
AUTRES MORTS
Nous sommes les plus froids d’entre les trépassés 6+6 a
Dormant dans la fosse éternelle ; 8 b
Nul cercueil n’a reçu nos cadavres glacés… 6+6 a
410 Mais ton âme les porte en elle. 8 b
Nos yeux sont sans regard, aussi bien que les yeux 6+6 a
Dont les vers ont creusé l’orbite ; 8 b
Nous marchons comme l’ombre, à pas silencieux… 6+6 a
Et pourtant notre chair palpite. 8 b
415 Nous vivions de ta vie, et le même soleil 6+6 a
Nous réchauffe encor l’un et l’autre ; 8 b
Quand la voix du passé vient troubler ton sommeil, 6+6 a
Elle interrompt aussi le nôtre. 8 b
Quand ce passé t’arrête et te force à songer 6+6 a
420 À la route par toi suivie, 8 b
Tu ne penserais pas à nous interroger, 6+6 a
Nous qui savons si bien ta vie. 8 b
Et pourtant, chaque jour, quand tu sors en rêvant, 6+6 a
Tu pourrais, en ouvrant tes portes, 8 b
425 Aller heurter du front notre spectre vivant… 6+6 a
Nous sommes les amitiés mortes. 8 b
VI
VISION
Si ton cœur des vivants n’obtient plus de pitié, 6+6 a
Si, lorsque ton effroi nous invoque à leur place, 6+6 b
Le sépulcre jaloux, dont un sommeil de glace, 6+6 b
430 Retient tes amis morts et jusqu’à l’amitié ; 6+6 a
Moi, je veille et j’entends ! et du fond de la tombe, 6+6 a
Je suis toujours présente à mon poste éternel ; 6+6 b
Tes cris sont arrivés à mon cœur maternel ; 6+6 b
Et le poids du cercueil en vain sur moi retombe ; 6+6 a
435 Je le soulèverai pour t’aller secourir ! 6+6 a
Mon âme, en s’élançant, comme un feu du cratère, 6+6 b
Briserait l’épaisseur du ciel et de la terre, 6+6 b
Si Dieu, qui sait aimer, ne venait me l’ouvrir. 6+6 a
En vain un noir fantôme à tes côtés murmure, 6+6 a
440 En vain tout ce passé t’assiège en ton effroi, 6+6 b
Et les plus chères mains se dressent contre toi, 6+6 b
Je vis pour t’entourer d’une invisible armure. 6+6 a
Comme au temps où ma chair enfermait mon enfant, 6+6 a
Mon être entier frémit sitôt que tu tressailles ; 6+6 b
445 Ta mère sent, là-haut, près du Dieu triomphant, 6+6 a
Qu’elle te porte encore au fond de ses entrailles. 6+6 b
Va, Je sais tout de toi, les vertus et les torts ; 6+6 a
Je suis là comme aux jours où je pansais ta plaie ; 6+6 b
S’il passe à ton chevet un spectre qui t’effraie, 6+6 b
450 Moi, je te défendrai des vivants et des morts ! 6+6 a
ÉDITH
C’est donc vous, ô ma mère ! ô douce Providence, 6+6 a
Dont le cœur se donnait avec tant d’abondance ; 6+6 a
C’est vous, prête à quitter votre divin séjour 6+6 a
Pour me couvrir encor de pardon et d’amour ! 6+6 a
455 Eh bien, lorsque j’entends votre voix indulgente, 6+6 a
Devant ce front heureux qu’une auréole argente 6+6 a
Le doute agite encor mon esprit révolté, 6+6 a
Le remords à mes pleurs mêle son âcreté ; 6+6 a
Je m’accuse, et, parfois, accusant Dieu lui-même, 6+6 a
460 Je sens frémir ma lèvre entr’ouverte au blasphème. 6+6 a
Car, malgré votre palme et ce bandeau de fleurs, 6+6 a
Je n’absous pas le ciel de vos longues douleurs, 6+6 a
Et mon cœur, si distrait par sa souffrance amère, 6+6 a
N’est pas guéri pourtant de la vôtre, ô ma mère ! 6+6 a
465 Ah ! du moins si j’avais, à vous mieux soulager, 6+6 a
Rempli chacun des jours de ce temps passager ; 6+6 a
Si chaque heure, éprouvant mon active tendresse, 6+6 a
Ainsi que son angoisse avait eu sa caresse ! 6+6 a
Mais que d’instants perdus en futiles soucis, 6+6 a
470 Qui, donnés à vos maux, les auraient adoucis ! 6+6 a
Rien n’absoudra mon cœur, expiant ces journées 6+6 a
Du devoir filial lâchement détournées. 6+6 a
Quand de ce lit sacré je m’écartais d’un pas, 6+6 a
Pourquoi votre regard ne m’appelait-il pas ? 6+6 a
475 Pourquoi garder ainsi toute votre agonie 6+6 a
Sans partager son poids avec l’enfant bénie, 6+6 a
Laissant mes yeux dormir, par un sublime effort, 6+6 a
Quand les vôtres veillaient en face de la mort ? 6+6 a
Ah ! durant cette nuit, fin de votre martyre, 6+6 a
480 Peut-être accusiez-vous mon amour sans le dire ! 6+6 a
Mais non ! et votre adieu, si clément et si doux, 6+6 a
Fut rempli de pardon et nous a bénis tous. 6+6 a
J’ai besoin des vertus de ce pardon si tendre ; 6+6 a
Contre ces nuits d’horreur lui seul peut me défendre ! 6+6 a
485 Des spectres du passé qui m’attirent entre eux, 6+6 a
Un remords filial serait le plus affreux. 6+6 a
LA VISION
À des maux effacés ne donnons plus de larmes ; 6+6 a
L’ombre de nos douleurs là-haut n’existe plus ; 6+6 b
Le souvenir qui reste à l’âme des élus, 6+6 b
490 À l’éternelle paix ajoute encor des charmes. 6+6 a
C’est pour toi, pour vous tous, ô mes êtres chéris ! 6+6 a
Pour laisser mon exemple à ta foi défaillante, 6+6 b
Que j’acceptai la lutte et que j’y fus vaillante ; 6+6 b
C’est pour vous, près de Dieu, que j’en reçois le prix 6+6 a
495 Si je quitte le ciel durant vos nuits suprêmes, 6+6 a
C’est pour vous l’apporter ce prix de mes combats ; 6+6 b
Tu dois, quand mon regard t’apparaît ici-bas, 6+6 b
Oublier tes douleurs, tes fautes elles-mêmes. 6+6 a
Le Seigneur choisirait un autre messager 6+6 a
500 S’il avait contre toi des pensers de colère ; 6+6 b
Il t’aime, il te pardonne, il vient t’encourager, 6+6 a
Puisqu’il te parle ici par ma voix tutélaire. 6+6 b
Le rayon de mes yeux chassera loin de toi 6+6 a
Ces vapeurs d’un passé qui n’est plus qu’une cendre ; 6+6 b
505 Tout ce ciel ne m’est rien si je n’en puis descendre 6+6 b
Pour te nourrir encor d’espérance et de foi. 6+6 a
Si je n’y gardais pas ta place au sein du maître, 6+6 a
Si je n’y puis aimer ceux que j’aimais jadis, 6+6 b
Le Dieu qui fit mon cœur, et qui doit le connaître 6+6 a
510 Ne m’aurait pas donné, sans vous, son paradis. 6+6 b
Porte donc vaillamment ta douleur éphémère, 6+6 a
Tu blasphèmes de moi quand tu maudis le sort ; 6+6 b
Je ne t’engendrai pas pour l’éternelle mort. 6+6 b
Va ! crois-en un Dieu bon, si tu crois à ta mère. 6+6 a
ÉDITH
515 Oui, nul amour en moi ne peut brûler pour Dieu, 6+6 a
Si du vôtre, ô ma mère, il n’emprunte son feu. 6+6 a
Quand la douleur m’étreint de sa main meurtrière 6+6 a
C’est votre nom, toujours, qui me sert de prière ; 6+6 a
Par lui seul je combats le doute frémissant ; 6+6 a
520 J’ai retrouvé l’espoir, rien qu’en le prononçant. 6+6 a
HYMNE DE LA MORT
Pourquoi, vous qui rêvez d’unions éternelles, 6+6 a
Maudissez-vous la mort ? 6 b
Est-ce bien moi qui romps des âmes fraternelles 6+6 a
L’indissoluble accord ? 6 b
525 N’est-ce donc pas la vie aux querelles jalouses, 6+6 a
Aux caprices moqueurs, 6 b
Qui vient, comme la feuille à travers ces pelouses, 6+6 a
Éparpiller vos cœurs ? 6 b
C’est sa main qui disjoint vos plus chères entrailles, 6+6 a
530 Vos âmes en lambeaux, 6 b
Et qui dresse entre vous d’aussi froides murailles 6+6 a
Que celles des tombeaux. 6 b
Moi, je vous réunis ; je vais, liant ma gerbe, 6+6 a
Aux champs les plus lointains ; 6 b
535 Et des cœurs divisés, de l’humble et du superbe, 6+6 a
Je confonds les destins. 6 b
C’est moi qui fais tomber les plus fortes barrières, 6+6 a
Qui brise tous les fers ; 6 b
J’ouvre un monde plus vaste aux vertus prisonnières 6+6 a
540 Dans l’étroit univers. 6 b
Chaque âme dans mon sein touche à toutes les âmes ; 6+6 a
Des bouts du firmament 6 b
J’assemble et je confonds les plus diverses flammes 6+6 a
Dans mon embrasement. 6 b
545 L’amour est, sous ma loi, pur de la jalousie 6+6 a
Qui l’empoisonne ailleurs ; 6 b
Il peut, sans rien ôter à l’idole choisie, 6+6 a
Se donner à plusieurs. 6 b
L’illusion si douce, ici-bas, t’est ravie ; 6+6 a
550 Tu vois partout le mal. 6 b
La mort conservera, mieux que n’a fait la vie, 6+6 a
Ton rêve d’idéal. 6 b
Viens, ô cœur fatigué, qui me craignis naguère, 6+6 a
Vois si je te trompais ! 6 b
555 Repose-toi ! La vie est l’éternelle guerre, 6+6 a
Et moi je suis la paix. 6 b
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