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F = "e" féminin
| = césure
LAP_6/LAP48
Victor de LAPRADE
LES SYMPHONIES
1855
DÉDICACE
À MON PÈRE.
I
Quand j’eus pris pour devoir la sainte Poésie, 6+6 a
Effrayé de ma tâche après l’avoir choisie, 6+6 a
J’hésitai, m’accusant d’obéir à l’orgueil… 6+6 b
Un bras plus fort que moi m’a fait franchir le seuil. 6+6 b
5 Alors, pour me donner le courage et l’exemple. 6+6 a
J’ai gravé votre nom sur la base du temple, 6+6 a
Ô mon père ! et je veux qu’à son couronnement, 6+6 b
L’œuvre, aujourd’hui, le porte inscrit plus dignement ; 6+6 b
Je veux que votre front, dans sa verte vieillesse, 6+6 a
10 Soit entouré d’honneurs comme il l’est de tendresse. 6+6 a
Si j’aspirai d’abord, loin du chemin banal, 6+6 b
À porter haut mon cœur tendu vers l’idéal, 6+6 b
C’est par votre sang pur de tout levain sordide. 6+6 a
Par vous, par votre nom dont la vertu me guide. 6+6 a
15 Jamais sous votre toit au destin résigné, 6+6 b
Jamais un vil calcul ne me fut enseigné ; 6+6 b
Comme au temps des aïeux près du foyer austère, 6+6 a
J’ai vu briller l’honneur, pénate héréditaire ; 6+6 a
Je vous ai vu marcher, en quittant mon berceau, 6+6 b
20 Vers cette fleur de bien qui se nomme le beau. 6+6 b
Voilà pourquoi, malgré les vents et la tempête, 6+6 a
Ô mon père ! je fus et veux rester poëte. 6+6 a
Je suis sans fol espoir : je sens l’infirmité 6+6 b
D’un esprit inégal à ce qu’il a tenté ; 6+6 b
25 Et je ne promets pas, dans mon rêve fragile. 6+6 a
L’éternité du bronze à mon œuvre d’argile ; 6+6 a
Mais, dût l’oubli mortel la briser dès demain, 6+6 b
Poëte sans remords, je reste en mon chemin. 6+6 b
Jamais je n’ai flatté, pour un succès facile, 6+6 a
30 Le vulgaire au vrai beau par orgueil indocile ; 6+6 a
Jamais le rire impur n’eut d’écho dans mes chants. 6+6 b
Libre des passions et des instincts méchants 6+6 b
Ma muse a fréquenté la région sereine 6+6 a
Où l’auguste raison habite en souveraine. 6+6 a
35 J’ai pris, à la hauteur où vous l’avez porté, 6+6 b
Le culte ardent du bien et de la vérité ; 6+6 b
J’ai vu de quel amour, de quel respect immense, 6+6 a
Vous avez entouré votre noble science, 6+6 a
Et dans l’art que je sers, avec un soin jaloux, 6+6 b
40 J’ai gardé la fierté que je tenais de vous. 6+6 b
II
Ainsi je veux vous suivre, et sur les mêmes voies, 6+6 a
Marcher au même but, dans les pleurs ou les joies. 6+6 a
Égaré dans ce siècle, entre ses dieux croulants, 6+6 b
Je vais où j’aperçois briller vos cheveux blancs. 6+6 b
45 Toujours dans votre foi, ferme comme la roche, 6+6 a
Je vous ai vu debout, sans peur et sans reproche ; 6+6 a
Jamais au vent du jour, sous le commun niveau, 6+6 b
Votre fidèle main n’abaissa son drapeau ; 6+6 b
Jamais l’ambition, dont chacun suit les ondes, 6+6 a
50 Ne vous fit dévier dans ses courants immondes. 6+6 a
Quand il fallut céder une part au vainqueur. 6+6 b
Vous avez, sans fléchir, tout livré, fors l’honneur ! 6+6 b
Aussi pur que l’acier des antiques armures, 6+6 a
Votre cœur ignora la haine et les murmures ; 6+6 a
55 Fier en face du sort, mais combattant loyal, 6+6 b
Vous n’avez jamais eu d’ennemis que le mal. 6+6 b
En ce temps chimérique et de foi périssable, 6+6 a
Heureux le fils qui, las de fonder sur le sable, 6+6 a
Trouve encor chez les siens un immobile autel, 6+6 b
60 Et marche à la clarté de l’honneur paternel ! 6+6 b
Je reviens, ô mon père, à nos dieux domestiques. 6+6 a
J’ai sur le dernier mot de ces tribuns mystiques, 6+6 a
Qui, proclamant les fils meilleurs que les aïeux, 6+6 b
Prêchent un âge d’or où les hommes sont dieux. 6+6 b
65 C’est l’erreur de ce siècle ; elle est déjà punie : 6+6 a
Je n’ai vu de progrès que dans l’ignominie, 6+6 a
Et n’attends rien, pour fruit des âges qui naîtront, 6+6 b
Que des hontes de plus à porter sur le front. 6+6 b
III
Quel homme de nos jours, hésitant sur sa route. 6+6 a
70 S’il évita l’erreur n’a pas connu le doute ? 6+6 a
Or, il est dans ce doute un parti toujours sûr, 6+6 b
Aussi doux que facile à qui porte un nom pur : 6+6 b
C’est d’être en tous les temps, malheureux ou prospère, 6+6 a
Le fidèle soldat du drapeau de son père, 6+6 a
75 Et d’apprendre de lui, pour suprême leçon, 6+6 b
À porter noblement son modeste écusson. 6+6 b
C’est par là que je veux, dans une foi solide. 6+6 a
Vous marquer ma tendresse, ô mon père, ô mon guide ! 6+6 a
Et vous rendre mon culte ainsi qu’il vous est dû, 6+6 b
80 Et tel qu’à mon aïeul votre cœur l’a rendu. 6+6 b
Je veux, dès que mes fils nous pourront bien connaître, 6+6 a
Qu’ils sachent vous choisir pour modèle et pour maître, 6+6 a
Qu’ils portent dans le cœur, pour souverain trésor, 6+6 b
Leurs souvenirs de vous écrits en lettres d’or. 6+6 b
85 Ils apprendront de moi votre jeunesse austère, 6+6 a
Ardente à conquérir un savant ministère, 6+6 a
Tout entière au travail, au dévoûment obscur, 6+6 b
Offrant dès le matin les fruits de l’âge mur. 6+6 b
Ils sauront qu’orphelin des tempêtes civiles, 6+6 a
90 Qui laissèrent sans chefs nos maisons et nos villes, 6+6 a
À cet âge où le cœur porte en lui son danger, 6+6 b
Enfant sans protecteur, vous saviez protéger. 6+6 b
Vous avez, jeune sage amoureux de l’étude. 6+6 a
Du père qui manquait pris la sollicitude : 6+6 a
95 Vous avez fièrement payé de vos sueurs 6+6 b
Le pain de votre mère et celui de vos sœurs. 6+6 b
Et pendant ces longs jours, ferme en sa double tâche, 6+6 a
Votre âme aux doctes fleurs aspirait sans relâche ; 6+6 a
Et du noble savoir dont vous étiez épris, 6+6 b
100 Vous forciez vos pareils à vous céder le prix. 6+6 b
Toujours ainsi portant, couronne familière, 6+6 a
Les travaux du penseur et les soucis du père, 6+6 a
Vous avez, à l’abri de ces féconds rameaux, 6+6 b
Nourri des cœurs dans l’ombre et soulagé des maux. 6+6 b
105 Et moi, j’ai promené mon enfance éternelle ! 6+6 a
Vos sérieux labeurs furent trop lourds pour elle ; 6+6 a
Le fardeau dont un fils devait vous affranchir, 6+6 b
Vous l’avez soutenu tout seul et sans fléchir. 6+6 b
C’est par vous que ma muse, à travers des années, 6+6 a
110 Put attendre, en rêvant, ses moissons ajournées, 6+6 a
Ô mon père ! et vous seul, dans vos mâles hivers, 6+6 b
M’avez fait les loisirs d’où fleurirent mes vers. 6+6 b
À chacun de mes fils, avec le nom qu’il porte, 6+6 a
Puissé-je avoir transmis votre âme douce et forte ! 6+6 a
115 À vos côtés, que Dieu leur fasse, longuement, 6+6 b
Voir votre fils docile à votre enseignement ; 6+6 b
Des leçons du foyer qu’ils apprennent sans cesse 6+6 a
Le respect des aïeux source de la sagesse ; 6+6 a
Qu’ils reçoivent de vous la raison et le cœur, 6+6 b
120 D’un esprit large et droit la sereine vigueur, 6+6 b
Surtout ce vieil honneur, richesse peu commune, ; 6+6 a
Par qui l’homme est toujours plus haut que sa fortune ! 6+6 a
En quel siècle fatal grandiront ces enfants ? 6+6 b
Quels crimes prévaudront, railleurs et triomphants ? 6+6 b
125 Les lois, les mœurs, les arts, rien de grand ne nous reste. 6+6 a
Je vois monter à flots tout ce que je déteste. 6+6 a
Nous, du moins, il nous faut, dans un respect profond, 6+6 b
Rendre un culte suprême à nos dieux qui s’en vont. 6+6 b
Ô mon père ! je viens jusqu’à l’heure dernière, 6+6 a
130 Me ranger avec vous sous l’antique bannière : 6+6 a
Les plus jeunes de cœur sont encor les aïeux ; 6+6 b
Dans le monde nouveau les hommes naissent vieux. 6+6 b
Nous ! résistons au temps : fidèles à l’histoire, 6+6 a
D’un siècle sans honneur retardons la victoire. 6+6 a
135 Mieux vaut rester soi-même et noblement finir 6+6 b
Que rien sacrifier à ce vil avenir. 6+6 b
Je veux dresser mes fils à des luttes pareilles ; 6+6 a
Qu’ils jugent au vrai poids leur temps et ses merveilles, 6+6 a
Et, malgré le courant des esprits asservis. 6+6 b
140 Qu’ils suivent les sentiers que vous avez suivis ; 6+6 b
Qu’ils lèguent à leur fils le dieu de votre culte ; 6+6 a
Et, quand le monde entier lui jettera l’insulte, 6+6 a
Qu’un dernier défenseur, issu de votre sang, 6+6 b
Veille sur ses débris, fidèle et frémissant ! 6+6 b
IV
145 Recevez donc ces fils ! en eux plus qu’en mon livre, 6+6 a
Ô mon père ! l’honneur de votre nom doit vivre. 6+6 a
Puissiez-vous, de longs jours, régnant sur la maison, 6+6 b
Dispenser la culture à leur jeune raison. 6+6 b
Pour former dans ces cœurs un sang de bonne race, 6+6 a
150 J’espère que le ciel y répandra sa grâce ; 6+6 a
Car, veillant sur nos fils d’un amour éternel, 6+6 b
Nous avons près de Dieu notre ange maternel. 6+6 b
Oui, toujours attentive à nos maux, dans sa gloire, 6+6 a
Elle nous voit encor, j’ai besoin de le croire. 6+6 a
155 Quand je serre en mes bras cet enfant gracieux, 6+6 b
Je sens un froid au cœur et des larmes aux yeux, 6+6 b
En songeant qu’à travers sa douloureuse voie 6+6 a
Ma mère n’a pas eu cette suprême joie ; 6+6 a
Elle qui m’aima tant et l’aurait tant aimé, 6+6 b
160 Ce grand cœur tout de flamme et qui s’est consumé ! 6+6 b
Mais je sais que là-haut, commise à notre garde, 6+6 a
D’aussi près qu’autrefois ma mère nous regarde ; 6+6 a
Qu’elle préside encor, pour nous rendre meilleurs, 6+6 b
À nos humbles travaux, surtout à nos douleurs. 6+6 b
165 Je la vois, je lui parle ! et c’est elle, ô mon père ! 6+6 a
Que j’invoque pour vous ; c’est elle en qui j’espère. 6+6 a
Son amour inquiet ne vous quittera pas ; 6+6 b
Elle nous garde encore ; et son âme, ici-bas, 6+6 b
Inspirant dans leurs soins votre fils, votre fille, 6+6 a
170 Vous rendra doux encor le foyer de famille. 6+6 a
C’est elle qui répand sur l’enfant au berceau 6+6 b
Les fleurs de son sourire et qui le rend si beau. 6+6 b
Et, pour asseoir là-haut tous les siens auprès d’elle, 6+6 a
Quand elle aura bien fait notre place immortelle, 6+6 a
175 Quand nous aurons fini d’attendre et de souffrir, 6+6 b
C’est elle qui viendra nous aider à mourir. 6+6 b
V
Ainsi je porte au cœur, enchaînés l’un à l’autre, 6+6 a
Ô mon père, le nom de ma mère et le vôtre. 6+6 a
Dieu seul a pu savoir et peut vous dire un jour 6+6 b
180 Quelle place en ma vie a tenu cet amour. 6+6 b
Dans mes heures de calme et dans mes nuits de fièvre, 6+6 a
Ils reviennent sans fin, vos deux noms, sur ma lèvre. 6+6 a
Et, quand l’âme en priant fuira mon corps glacé, 6+6 b
Ces noms seront l’adieu que j’aurai prononcé. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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