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LAP_5/LAP46
Victor de LAPRADE
POÈMES ÉVANGÉLIQUES
1852
ACTIONS DE GRÂCES
Sur cette œuvre, au matin, devant vous, commencée, 6+6 a
La prière, ô mon Dieu, prosterna ma pensée ; 6+6 a
Je m’agenouille encore, à l’approche du soir, 6+6 b
Sur ce livre imparfait qui trompa mon espoir. 6+6 b
5 Je viens ; et, vous offrant les douleurs de l’artiste, 6+6 a
Du fruit de mon labeur, à vos pieds je m’attriste ; 6+6 a
Mais, si chétif qu’il soit, je veux vous en bénir ; 6+6 b
J’ai craint de ne pas vivre assez pour le finir, 6+6 b
Merci, mon Dieu ! vous-même, aux jours de défaillance, 6+6 a
10 Vous m’envoyez, d’en haut, un souffle de vaillance 6+6 a
Qui, malgré les soucis, les obstacles divers, 6+6 b
A suscité mon cœur et fait jaillir mes vers. 6+6 b
Vous seul, dans cette chair paresseuse et rampante, 6+6 a
Relevez notre esprit qu’elle incline à sa pente ; 6+6 a
15 Par vous j’ai pu, fidèle à des devoirs rivaux, 6+6 b
Mêler une œuvre sainte aux serviles travaux ; 6+6 b
Et, malgré tout, poëte ardent à la poursuivre, 6+6 a
Ajouter, chaque jour, une ligne à mon livre. 6+6 a
Gomme un sillon tracé que l’on suit forcément, 6+6 b
20 Ce livre m’a conduit hors de l’égarement. 6+6 b
Dans la nuit des erreurs, des passions, des doutes, 6+6 a
Où j’allais, ballotté sur mille et mille routes, 6+6 a
Mon œuvre, en me plaçant l’Évangile à la main, 6+6 b
M’a montré de la croix l’infaillible chemin. 6+6 b
25 Ainsi, m’ouvrant l’asile où mon cœur persévère, 6+6 a
Ma Muse a longuement habité le Calvaire ; 6+6 a
Et m’a forcé de boire à la source du beau 6+6 b
Qui jaillit, ô Jésus, près de votre tombeau. 6+6 b
Redescends, maintenant, jusqu’à la glèbe humaine 6+6 a
30 Où la commune loi, poëte, nous ramène ; 6+6 a
Mais, avant de quitter le Calvaire et la croix, 6+6 b
Sur le sacré sommet prie encore une fois. 6+6 b
A ce sol arrosé de tant de larmes saintes 6+6 a
Confie encor tes vœux, tes amours et tes plaintes ; 6+6 a
35 Viens : et nomme en pleurant aux pieds de Jésus-Christ 6+6 b
Tous ceux dont le doux nom dans ton âme est écrit. 6+6 b
I
Et, d’abord, je vous nomme, ô Jésus ! la patrie. 6+6 a
Notre âge insulte en vain ma sainte idolâtrie ; 6+6 a
Depuis l’heure où ton nom, sur mes lèvres d’enfant, 6+6 b
40 O France, a pu vibrer sublime et triomphant, 6+6 b
J’ai pour toi cet amour seul pur, seul véritable, 6+6 a
D’où germe, s’il le faut, quelque haine implacable ; 6+6 a
Amour qui peut se taire et peut sembler dormir, 6+6 b
Mais couve dans mes flancs, toujours prêt à frémir. 6+6 b
45 Hélas ! rêveur trop faible à soulever des armes, 6+6 a
Je n’eus jamais pour toi que d’impuissantes larmes ; 6+6 a
Mais je sens aux transports de mon cœur bondissant, 6+6 b
Que j’étais digne, aussi, de te donner mon sang ! 6+6 b
O mon peuple ! l’erreur t’égare dans ses ombres ; 6+6 a
50 Tu vas cherchant ta route à travers les décombres ; 6+6 a
La cité des aïeux s’écroule sous tes mains. 6+6 b
Pour ton œuvre de mort conviant les humains, 6+6 b
A fonder l’avenir tu prétends les instruire, 6+6 a
Quand, depuis soixante ans, tu n’as su que détruire. 6+6 a
55 Ton impure sagesse est encore, en tout lieu, 6+6 b
La source où vont puiser les insulteurs de Dieu. 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais, ô Jésus, pardonne un instant d’amertume ! 6+6 a
C’est au feu de l’amour que mon courroux s’allume. 6+6 a
Le poëte, en ces chants de pleurs entrecoupés, 6+6 b
60 T’implore, à deux genoux, pour ceux qu’il a frappés. 6+6 b
Toi-même n’as-tu pas, tout en pleurant sur elle, 6+6 a
O Christ, brandi le fouet dans ta cité rebelle ! 6+6 a
Tu peux lancer parfois, sur ce pays des Francs 6+6 b
Des regards irrités... jamais d’indifférents ! 6+6 b
65 Abrège un peu le temps de son épreuve immense ; 6+6 a
Tu lui dois, ô mon Dieu, plus que de la clémence, 6+6 a
Tu promis de payer aux arrière-neveux 6+6 b
Les flots de sang martyr versés par les aïeux. 6+6 b
Rends à la nation des feux dieux détrompée, 6+6 a
70 La foi qui fit mouvoir son cœur et son épée ; 6+6 a
L’honneur de nos aïeux, chrétiens et chevaliers 6+6 b
Peut rayonner aussi du fond des ateliers. 6+6 b
Dans le vase de bronze, ou le vase d’argile, 6+6 a
Dieu verse également le vin de l’Évangile. 6+6 a
75 Arrache donc ce peuple, il en est temps encor, 6+6 b
A l’esprit de vertige, au culte du veau d’or ; 6+6 b
Qu’il cesse de chercher son but dans la matière ; 6+6 a
Que ta parole, ô Christ ! lui rende la lumière ; 6+6 a
Entr’ouvrant à ses yeux nos horizons étroits, 6+6 b
80 Fais briller l’idéal... je veux dire ta croix. 6+6 b
II
Laisse, ô poëte obscur ! le voyant chargé d’âmes 6+6 a
Foudroyer les cités de son verbe de flammes ; 6+6 a
Reviens gémir, enfant, dans ta famille en deuil, 6+6 b
Et ne t’écarte plus de son modeste seuil. 6+6 b
85 Pour tout ce qu’elle pleure et tout ce qu’elle espère, 6+6 a
Va prier et pleurer à côté de ton père, 6+6 a
De tes pieux baisers pressant ses cheveux blancs, 6+6 b
Cherche, au fond de ton cœur, quelques mots consolants ! 6+6 b
Dieu seul pourra guérir la blessure éternelle 6+6 a
90 Que sa main voulut faire à l’âme paternelle, 6+6 a
Et qui pour tous les trois saignant du coup affreux, 6+6 b
Rendra jusqu’à la mort tout bonheur douloureux. 6+6 b
Puisque mon père, hélas ! boit cet amer calice, 6+6 a
Qu’en y mêlant nos pleurs notre amour l’adoucisse. 6+6 a
95 Rends dignes ses enfants de leur mère et de lui ; 6+6 b
Ils ont tous deux son cœur pour but et pour appui. 6+6 b
Fais près d’eux son repos long et paisible ; envoie 6+6 a
A ses jours assombris quelques éclairs de joie. 6+6 a
Que l’honneur de son nom soit noblement porté 6+6 b
100 Par son fils orgueilleux d’en avoir hérité ; 6+6 b
Des fleurs de ton printemps ornant sa tête blanche, 6+6 a
Que ton âme, ô ma sœur, en doux parfums s’épanche, 6+6 a
Et, quand l’ombre descend de mon front attristé, 6+6 b
Verse-lui de tes yeux quelque sérénité. 6+6 b
105 Qu’il trouve en notre amour, amour toujours en arme, 6+6 a
La force qui soutient et la grâce qui charme. 6+6 a
Son auguste vieillesse est notre seul trésor ; 6+6 b
Mais sur elle et sur nous notre ange veille encor. 6+6 b
O ma mère ! héritant de ton culte fidèle, 6+6 a
110 Oui, ta fille y sera mon aide et mon modèle. 6+6 a
Donnez à cette enfant, donnez par nous, Seigneur, 6+6 b
Tout ce qu’elle aurait pu rêver d’autre bonheur ; 6+6 b
Que mon âme lui soit, en ses heures de vide, 6+6 a
Un asile aussi doux qu’il est sûr et solide. 6+6 a
115 Je connais, dès longtemps, pour l’avoir éprouvé, 6+6 b
L’or pur de son grand cœur à mon destin rivé ; 6+6 b
Qu’elle le sache bien : dans sa joie ou ses peines, 6+6 a
Son sang est aussi mien que celui de mes veines. 6+6 a
Baigné des mêmes pleurs, des mêmes bras bénis, 6+6 b
120 Nous sommes deux rameaux si fermement unis 6+6 b
Que, séparés, pourtant, de l’arbre qui les porte, 6+6 a
Le fer seul les disjoint tant leur étreinte est forte. 6+6 a
Si des vœux maternels, mon Dieu ! tu te souviens, 6+6 b
Fais prospérer ses jours plus dignes que les miens. 6+6 b
125 Tendre et forte, au chevet de la douce martyre, 6+6 a
C’est elle qui veillait, sachant à tout suffire. 6+6 a
Par le prix des douleurs, par notre mère au ciel, 6+6 b
De la vie à sa fille épargne au moins le fiel ; 6+6 b
Et, si tu veux bénir ma fervente prière, 6+6 a
130 Fais qu’un peu de bonheur lui vienne de son frère ! 6+6 a
Fais, par elle et par moi, que sa nouvelle sœur 6+6 b
À notre humble foyer goûte quelque douceur. 6+6 b
Hélas ! ma mère heureuse à l’appeler ma femme 6+6 a
L’attendait pour mourir et lui léguer mon âme. 6+6 a
135 C’est elle dont l’amour, m’attirant vers le bien, 6+6 b
Élève à Dieu mon cœur sur les ailes du sien ; 6+6 b
Et, sachant le secret du bonheur qu’elle donne, 6+6 a
M’apprend qu’il faut ailleurs en chercher la couronne. 6+6 a
Elle tresse ici-bas, voilée à tous les yeux, 6+6 b
140 De prière et d’amour ses jours laborieux ; 6+6 b
Et l’appel de l’église est le seul qui la tente 6+6 a
Hors du paisible toit dont l’ombre la contente. 6+6 a
C’est elle, comme un ange attiré par les pleurs, 6+6 b
Qui m’a, pour tout guérir, choisi dans nos douleurs, 6+6 b
145 Qui, dans ma pâle automne, a voulu faire éclore 6+6 a
Les parfums printaniers de sa splendide aurore ; 6+6 a
Elle par qui le jour, ô ma mère ! est rendu 6+6 b
A mon cœur dans la tombe avec toi descendu. 6+6 b
Mon Dieu ! tu dois payer en fleurs de ton royaume 6+6 a
150 Cette âme dont la mienne a respiré le baume : 6+6 a
Que jamais le chagrin n’assombrisse d’un pli 6+6 b
Son front calme et joyeux du devoir accompli ; 6+6 b
Et, puisqu’au mien son cœur voulut si fort se joindre 6+6 a
Que nul coup ne saurait me frapper sans l’atteindre, 6+6 a
155 Pour elle, en tes décrets, que je sois épargné ; 6+6 b
Écarte la douleur de mon front résigné ; 6+6 b
Garde à l’abri du vent qui me courbait à terre 6+6 a
Nos rameaux enlacés, et retiens le tonnerre ; 6+6 a
Et, pour qu’au ciel tous deux portions un fruit pareil, 6+6 b
160 A flots égaux, sur nous, verse un même soleil. 6+6 b
Déjà ta main clémente, ô mon Dieu ! s’est ouverte ; 6+6 a
Elle va rendre une âme à la maison déserte ; 6+6 a
Et ta grâce qui brille à nos yeux incertains, 6+6 b
Rallume entre les pleurs nos sourires éteints. 6+6 b
165 Un fils, nouvel objet d’espérance et d’alarmes, 6+6 a
Tient de naître, et, déjà, je l’ai baigné de larmes. 6+6 a
Ah ! que d’accord joyeux, poëte ami des bois, 6+6 b
J’aurais sur son berceau su répandre autrefois ! 6+6 b
Combien de fraîches fleurs les sommets sans culture 6+6 a
170 Livreraient à mes mains pour sa jeune parure ; 6+6 a
Hélas ! si ce berceau, voisin de ton cercueil, 6+6 b
O ma mère, en s’ouvrant ne portait pas ton deuil ! 6+6 b
Je n’entends, désormais qu’une parole austère 6+6 a
Faire écho dans mon âme aux chansons de la terre ; 6+6 a
175 Foulant d’un pied distrait le printemps et ses fleurs, 6+6 b
Je n’y sais rien cueillir que de noires couleurs. 6+6 b
J’ai replié mon cœur sur des tableaux funèbres ; 6+6 a
Mes yeux se sont fermés et cherchent les ténèbres, 6+6 a
Afin d’y contempler, dans mes pensers fervents, 6+6 b
180 De celle qui n’est plus les traits toujours vivants ; 6+6 b
Et ma lèvre où gémit votre nom, ô ma mère ! 6+6 a
N’a plus d’accents que pour la plainte ou la prière. 6−6 a
Enfant ! toi qui m’es cher moins à cause de moi 6+6 b
Que pour le sang des miens qui doit revivre en toi, 6+6 b
185 Pour le sang de mon père et de ta sainte aïeule, 6+6 a
La prière, ô mon fils, sur toi parlera seule ; 6+6 a
Et mes vœux resteront, malgré mon doux transport, 6+6 b
Graves comme la vie en face de la mort. 6+6 b
Tu n’auras pas toujours, jeune âme qui sommeilles, 6+6 a
190 Ce frais sourire en fleur sur tes lèvres vermeilles : 6+6 a
Mûri, comme nous tous, par un savoir fatal, 6+6 b
Tu goûteras aux fruits et du bien et du mal. 6+6 b
T’irai-je souhaiter, dans le temps de l’épreuve, 6+6 a
Les fontaines de miel où l’âge d’or s’abreuve, 6+6 a
195 Et, pour toi, téméraire à tenter le Seigneur, 6+6 b
Implorer ce que l’homme a nommé le bonheur ? 6+6 b
Ah peut-être, enivré des faux biens qu’on envie, 6+6 a
Tu boirais des poisons dans la coupe de vie ? 6+6 a
Oui, sois exempt des maux sans fruit pour la vertu 6+6 b
200 Dont on meurt longuement sans avoir combattu. 6+6 b
Mon Dieu ! mesurez-lui la souffrance et les chutes ; 6+6 a
Surtout armez ses reins pour soutenir nos luttes ; 6+6 a
Qu’il soit, même en tombant, plus fort que la douleur, 6+6 b
Et n’ait jamais souffert sans devenir meilleur. 6+6 b
205 Donne-lui, pour marcher dans le chemin du juste, 6+6 a
Une saine raison, un sang calme et robuste, 6+6 a
Un cœur qui, sans rêver les orgueilleux sommets, 6+6 b
Ferme en son droit sentier ne recule jamais. 6+6 b
Fais rayonner en lui, si parfois il chancelle, 6+6 a
210 De l’âme de ma mère une seule étincelle ; 6+6 a
L’ange, au séjour de paix revenu triomphant, 6+6 b
Peut transmettre son glaive au fils de son enfant. 6+6 b
Mère ! quoiqu’à son nom, de là-haut, tu répondes, 6+6 a
Tu ne l’as vu ce fils qu’à travers d’autres mondes. 6+6 a
215 Ah ! quand vint notre espoir luire à ton lit de mort, 6+6 b
De ton cœur résigné, va, j’ai compris l’effort ! 6+6 b
Moi, dans tout mon amour pour cette fleur si chère, 6+6 a
Non, je n’ai pas connu le bonheur d’être père ; 6+6 a
Puisqu’en mes bras tous deux je n’ai pu vous tenir, 6+6 b
220 Et poser sur son front ta main pour le bénir. 6+6 b
Je cherche, hélas ! autour de sa tête innocente 6+6 a
Ton sourire, ô ma mère, et ta parole absente. 6+6 a
Je sais, du moins, qu’heureuse en ta gloire aujourd’hui, 6+6 b
Tu veilles de là-haut sur son père et sur lui ; 6+6 b
225 Et quand, sur son berceau, par delà son jeune âge, 6+6 a
Je rêve en cet enfant un homme fort et sage, 6+6 a
C’est qu’au ciel je te vois, toi qui souffris pour nous, 6+6 b
Le montrer au Seigneur et prier à genoux. 6+6 b
Obtiens donc, ô ma mère, ô sublime chrétienne ! 6+6 a
230 Que Dieu lui fasse une âme image de la tienne ; 6+6 a
Instruit à t’imiter, qu’il puisse, un jour, avoir 6+6 b
Ce mépris du plaisir, cet amour du devoir, 6+6 b
Ce cœur doux pour autrui, pour lui-même sévère ; 6+6 a
Toujours prêt, pour les siens, à monter au Calvaire ; 6+6 a
235 Et, dans tous ses conseils, cette haute raison 6+6 b
Qui voit, par delà tout, Dieu luire à l’horizon. 6+6 b
Mais voilà que mes vœux, déjà déçus peut-être, 6+6 a
Ont franchi l’avenir dont Dieu seul est le maître ; 6+6 a
Pour l’enfant dont les yeux se sont à peine ouverts, 6+6 b
240 Aux dons de l’homme fort j’aspire dans ces vers. 6+6 b
Je vois déjà grandir les bras noueux du chêne 6+6 a
Sur l’humble rejeton qui sort de terre à peine. 6+6 a
Cher et frêle rameau baigné de tant de pleurs, 6+6 b
Je goûte à tes fruits mûrs, et tu n’es pas en fleurs ! 6+6 b
245 Quels périls doit braver ta tête délicate, 6+6 a
Avant que la raison dans ta jeune âme éclate ! 6+6 a
Te verrai-je courir autour de ton berceau ; 6+6 b
Sortiras-tu jamais de ton nid, pauvre oiseau ? 6+6 b
Notre amour n’est, mon Dieu ! qu’une vaine défense ; 6+6 a
250 Vous seul pouvez garder cette fragile enfance ; 6+6 a
Donnez à ce trésor, ombragé de nos fronts, 6+6 b
Donnez pour gardien l’ange que nous pleurons ; 6+6 b
Que l’œuvre de colère en nous soit terminée ; 6+6 a
Vous-même de mon fils faites la destinée, 6+6 a
255 Qu’il trouve, plus que moi, grâce à vos yeux, Seigneur ! 6+6 b
Et s’il n’est plus heureux, au moins qu’il soit meilleur. 6+6 b
III
Mais je n’ai pas, mon Dieu ! sur ces pages dernières 6+6 a
Épuisé mes amours, pas plus que mes prières. 6+6 a
Je vous offre à bénir et voudrais vous nommer, 6+6 b
260 O mon père ! tous ceux que je suis fier d’aimer ; 6+6 b
Tous ceux que, dans la joie ou las destins contraires, 6+6 a
J’appelle dans mon cœur mes maîtres ou mes frères ; 6+6 a
Ceux, jamais oubliés, que m’a ravis la mort ; 6+6 b
Tous mes objets, enfin, d’amour... ou de remord. 6+6 b
265 Grâce à vous, ô mon Dieu ! quoique si lâche à vivre, 6+6 a
Je sens un cœur en moi plus puissant que mon livre ; 6+6 a
Mon sang bouillonne encor, si mon vers est tari, 6+6 b
Et l’homme peut survivre au poëte appauvri. 6+6 b
Étouffant toute voix qui se plaint ou qui raille, 6+6 a
270 Je devrais marcher ferme en l’humaine bataille ; 6+6 a
Jamais devant un glaive ou devant un linceul, 6+6 b
Pour lutter ou souffrir, Dieu ne m’a laissé seul. 6+6 b
J’ai, pour les opposer au torrent de mes peines, 6+6 a
Conquis des amitiés fortes comme des chênes ; 6+6 a
275 Mon âme s’agrandit sous leur appui sacré ; 6+6 b
Et si plus d’un, hélas ! déjà m’est retiré, 6+6 b
Il me reste, au milieu des nobles cœurs que j’aime, 6+6 a
Des asiles plus doux et plus sûrs que moi-même. 6+6 a
Mon Dieu ! ni les plaisirs ni les ambitions 6+6 b
280 N’ont, de leur vil ciment, formé nos unions ; 6+6 b
C’est dans l’amour du bien, des beautés infinies, 6+6 a
Que se sont rencontrés nos cœurs et nos génies. 6+6 a
Vous le savez ; tous ceux à qui je tends la main 6+6 b
Marchent tous, devant vous, dans un noble chemin ; 6+6 b
285 Vous les avez choisis ceux qui m’aident à vivre, 6+6 a
Tous sont meilleurs que moi ; je m’exerce à les suivre ; 6+6 a
Et, plus près d’eux je sens battre mon cœur jaloux, 6+6 b
Plus je vois s’approcher et l’idéal et vous. 6+6 b
O Christ ! puisque aujourd’hui, prévoyant et sévère, 6+6 a
290 C’est moi que tu choisis pour monter au Calvaire, 6+6 a
J’ose, indigne entre tous, te supplier pour eux 6+6 b
De les marquer au front de ton sang généreux ; 6+6 b
Afin qu’en traversant les temps vils où nous sommes, 6+6 a
Nul d’entre eux ne se perde en la cité des hommes. 6+6 a
295 Garde, au monde divin, garde leur cœur entier ; 6+6 b
Mais fais-leur ici-bas un moins rude sentier, 6+6 b
Allège un peu leur croix sur nos âpres collines, 6+6 a
Et mêle quelques fleurs à leur bandeau d’épines. 6+6 a
Que jamais aucun d’eux, gémissant d’être né, 6+6 b
300 Ne te crie : ô mon Dieu, tu m’as abandonné ; 6+6 b
Au fort de ses combats que chacun d’eux espère ; 6+6 a
Entre tes bras sacrés reçois-les comme un père, 6+6 a
Et que nous allions tous, humble et fidèle essaim, 6+6 b
Retrouver à jamais l’amitié dans ton sein. 6+6 b
IV
305 Dis maintenant, poète, aux fruits de ton étude 6+6 a
L’adieu de la tristesse et de la lassitude ; 6+6 a
Sur ton œuvre et toi-même à la fin détrompé, 6+6 b
Demande à Dieu pardon de son Verbe usurpé ; 6+6 b
Et, résignant de l’art l’effrayant ministère, 6+6 a
310 Reconnais-toi vaincu dans cette épreuve austère. 6+6 a
C’est l’heure de briser, des mains de la raison, 6+6 b
La lyre, enivrement de ta jeune saison. 6+6 b
O Muse ! ces adieux n’ont rien qui te renie ; 6+6 a
Je t’offre une foi ferme à défaut de génie ; 6+6 a
315 Et je t’adore encor, de loin, à deux genoux, 6+6 b
Comme l’esprit de Dieu rayonnant parmi nous. 6+6 b
Va ! je plains qui t’ignore et je bais qui t’insulte ; 6+6 a
Mais je me suis jugé des hauteurs de ton culte, 6+6 a
O Muse ! et j’ai pleuré quand l’amour du vrai beau 6+6 b
320 Des pages de mon livre approcha son flambeau. 6+6 b
Je mesure, aujourd’hui que mon labeur s’achève, 6+6 a
L’abîme infranchissable entre l’œuvre et le rêve ; 6+6 a
Et je vois plus lointain qu’au moment du départ 6+6 b
Le but où je tendais par les sentiers de l’art. 6+6 b
325 Je sens que, sur ma lèvre inhabile et confuse, 6+6 a
L’idée au joug du vers succombe ou se refuse, 6+6 a
Et, comme un grain aride et d’où rien n’a germé, 6+6 b
Je porte encore en moi mon rêve inexprimé. 6+6 b
Peut-être, en ma saison, j’ai cueilli, sous la ronce ; 6+6 a
330 Quelques fleurs dans ce champ ? à qui ma main renonce : 6+6 a
Le printemps ainsi donne au plus morne désert 6+6 b
Sa goutte de rosée et son brin d’herbe vert. 6+6 b
Mais, ô pâle rêveur, il n’est rien qui t’étonne 6+6 a
Dans l’infertilité de ta lugubre automne. 6+6 a
335 Tu connais trop la vie, ô poëte, tais-toi ! 6+6 b
Des cœurs joyeux et purs n’offense point la foi ; 6+6 b
Garde au moins pour toi seul le deuil et l’amertume ; 6+6 a
D’ironie et de fiel ne souille point ta plume, 6+6 a
Et ferme, ici, ton livre, aux pages sans soleil 6+6 b
340 Ou tes pleurs couleraient comme un mauvais conseil. 6+6 b
Puisque tu n’entends plus sortir de toute chose 6+6 a
Que le rire lugubre ou le soupir morose, 6+6 a
Ne prête pas ta lèvre à ce triste concert, 6+6 b
Et n’écoute plus rien... pas même le désert ! 6+6 b
345 Pas même les forêts par le vent balancées, 6+6 a
Grande âme à qui tu dois tes meilleures pensées ; 6+6 a
Et ne va plus chercher sur les lointains sommets 6+6 b
Des accords, dans ton sein, sans écho désormais ! 6+6 b
D’ailleurs, tu le sais bien, dans l’âge qui commence, 6+6 a
350 Malheur à Pâme fière à tout homme qui pense ! 6+6 a
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Toi, poëte, accablé d’un plus rude anathème, 6+6 b
Tu portes le vautour au-dedans de toi-même ; 6+6 b
Et, quel que soit le nom à ton siècle donné, 6+6 a
Ton malheur est pareil... c’est celui d’être né. 6+6 a
355 Mais subis, résigné, le supplice de vivre ; 6+6 b
Du signe de la croix revêts ton dernier livre, 6+6 b
Et tâche d’être prêt à franchir sans remord 6+6 a
Le seuil mystérieux que nous ouvre la mort. 6+6 a
mètre profil métrique : 6−6
forme globale type : suite de distiques
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