Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LAP_5/LAP46
Victor de LAPRADE
POÈMES ÉVANGÉLIQUES
1852
ACTIONS DE GRÂCES
Sur cette œuvre, au matin, | devant vous, commencée, 6+6 a
La prière, ô mon Dieu, | prosterna ma pensée ; 6+6 a
Je m’agenouille encore, | à l’approche du soir, 6+6 b
Sur ce livre imparfait | qui trompa mon espoir. 6+6 b
5 Je viens ; et, vous offrant | les douleurs de l’artiste, 6+6 a
Du fruit de mon labeur, | à vos pieds je m’attriste ; 6+6 a
Mais, si chétif qu’il soit, | je veux vous en bénir ; 6+6 b
J’ai craint de ne pas vivre | assez pour le finir, 6+6 b
Merci, mon Dieu ! vous-même, | aux jours de défaillance, 6+6 a
10 Vous m’envoyez, d’en haut, | un souffle de vaillance 6+6 a
Qui, malgré les soucis, | les obstacles divers, 6+6 b
A suscité mon cœur | et fait jaillir mes vers. 6+6 b
Vous seul, dans cette chair | paresseuse et rampante, 6+6 a
Relevez notre esprit | qu’elle incline à sa pente ; 6+6 a
15 Par vous j’ai pu, fidèle | à des devoirs rivaux, 6+6 b
Mêler une œuvre sainte | aux serviles travaux ; 6+6 b
Et, malgré tout, poëte | ardent à la poursuivre, 6+6 a
Ajouter, chaque jour, | une ligne à mon livre. 6+6 a
Gomme un sillon tracé | que l’on suit forcément, 6+6 b
20 Ce livre m’a conduit | hors de l’égarement. 6+6 b
Dans la nuit des erreurs, | des passions, des doutes, 6+6 a
Où j’allais, ballotté | sur mille et mille routes, 6+6 a
Mon œuvre, en me plaçant | l’Évangile à la main, 6+6 b
M’a montré de la croix | l’infaillible chemin. 6+6 b
25 Ainsi, m’ouvrant l’asile | où mon cœur persévère, 6+6 a
Ma Muse a longuement | habité le Calvaire ; 6+6 a
Et m’a forcé de boire | à la source du beau 6+6 b
Qui jaillit, ô Jésus, | près de votre tombeau. 6+6 b
Redescends, maintenant, | jusqu’à la glèbe humaine 6+6 a
30 Où la commune loi, | poëte, nous ramène ; 6+6 a
Mais, avant de quitter | le Calvaire et la croix, 6+6 b
Sur le sacré sommet | prie encore une fois. 6+6 b
A ce sol arrosé | de tant de larmes saintes 6+6 a
Confie encor tes vœux, | tes amours et tes plaintes ; 6+6 a
35 Viens : et nomme en pleurant | aux pieds de Jésus-Christ 6+6 b
Tous ceux dont le doux nom | dans ton âme est écrit. 6+6 b
I
Et, d’abord, je vous nomme, | ô Jésus ! la patrie. 6+6 a
Notre âge insulte en vain | ma sainte idolâtrie ; 6+6 a
Depuis l’heure où ton nom, | sur mes lèvres d’enfant, 6+6 b
40 O France, a pu vibrer | sublime et triomphant, 6+6 b
J’ai pour toi cet amour | seul pur, seul véritable, 6+6 a
D’où germe, s’il le faut, | quelque haine implacable ; 6+6 a
Amour qui peut se taire | et peut sembler dormir, 6+6 b
Mais couve dans mes flancs, | toujours prêt à frémir. 6+6 b
45 Hélas ! rêveur trop faible | à soulever des armes, 6+6 a
Je n’eus jamais pour toi | que d’impuissantes larmes ; 6+6 a
Mais je sens aux transports | de mon cœur bondissant, 6+6 b
Que j’étais digne, aussi, | de te donner mon sang ! 6+6 b
O mon peuple ! l’erreur | t’égare dans ses ombres ; 6+6 a
50 Tu vas cherchant ta route | à travers les décombres ; 6+6 a
La cité des aïeux | s’écroule sous tes mains. 6+6 b
Pour ton œuvre de mort | conviant les humains, 6+6 b
A fonder l’avenir | tu prétends les instruire, 6+6 a
Quand, depuis soixante ans, | tu n’as su que détruire. 6+6 a
55 Ton impure sagesse | est encore, en tout lieu, 6+6 b
La source où vont puiser | les insulteurs de Dieu. 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais, ô Jésus, pardonne | un instant d’amertume ! 6+6 a
C’est au feu de l’amour | que mon courroux s’allume. 6+6 a
Le poëte, en ces chants | de pleurs entrecoupés, 6+6 b
60 T’implore, à deux genoux, | pour ceux qu’il a frappés. 6+6 b
Toi-même n’as-tu pas, | tout en pleurant sur elle, 6+6 a
O Christ, brandi le fouet | dans ta cité rebelle ! 6+6 a
Tu peux lancer parfois, | sur ce pays des Francs 6+6 b
Des regards irrités... | jamais d’indifférents ! 6+6 b
65 Abrège un peu le temps | de son épreuve immense ; 6+6 a
Tu lui dois, ô mon Dieu, | plus que de la clémence, 6+6 a
Tu promis de payer | aux arrière-neveux 6+6 b
Les flots de sang martyr | versés par les aïeux. 6+6 b
Rends à la nation | des feux dieux détrompée, 6+6 a
70 La foi qui fit mouvoir | son cœur et son épée ; 6+6 a
L’honneur de nos aïeux, | chrétiens et chevaliers 6+6 b
Peut rayonner aussi | du fond des ateliers. 6+6 b
Dans le vase de bronze, | ou le vase d’argile, 6+6 a
Dieu verse également | le vin de l’Évangile. 6+6 a
75 Arrache donc ce peuple, | il en est temps encor, 6+6 b
A l’esprit de vertige, | au culte du veau d’or ; 6+6 b
Qu’il cesse de chercher | son but dans la matière ; 6+6 a
Que ta parole, ô Christ ! | lui rende la lumière ; 6+6 a
Entr’ouvrant à ses yeux | nos horizons étroits, 6+6 b
80 Fais briller l’idéal... | je veux dire ta croix. 6+6 b
II
Laisse, ô poëte obscur ! | le voyant chargé d’âmes 6+6 a
Foudroyer les cités | de son verbe de flammes ; 6+6 a
Reviens gémir, enfant, | dans ta famille en deuil, 6+6 b
Et ne t’écarte plus | de son modeste seuil. 6+6 b
85 Pour tout ce qu’elle pleure | et tout ce qu’elle espère, 6+6 a
Va prier et pleurer | à côté de ton père, 6+6 a
De tes pieux baisers | pressant ses cheveux blancs, 6+6 b
Cherche, au fond de ton cœur, | quelques mots consolants ! 6+6 b
Dieu seul pourra guérir | la blessure éternelle 6+6 a
90 Que sa main voulut faire | à l’âme paternelle, 6+6 a
Et qui pour tous les trois | saignant du coup affreux, 6+6 b
Rendra jusqu’à la mort | tout bonheur douloureux. 6+6 b
Puisque mon père, hélas ! | boit cet amer calice, 6+6 a
Qu’en y mêlant nos pleurs | notre amour l’adoucisse. 6+6 a
95 Rends dignes ses enfants | de leur mère et de lui ; 6+6 b
Ils ont tous deux son cœur | pour but et pour appui. 6+6 b
Fais près d’eux son repos | long et paisible ; envoie 6+6 a
A ses jours assombris | quelques éclairs de joie. 6+6 a
Que l’honneur de son nom | soit noblement porté 6+6 b
100 Par son fils orgueilleux | d’en avoir hérité ; 6+6 b
Des fleurs de ton printemps | ornant sa tête blanche, 6+6 a
Que ton âme, ô ma sœur, | en doux parfums s’épanche, 6+6 a
Et, quand l’ombre descend | de mon front attristé, 6+6 b
Verse-lui de tes yeux | quelque sérénité. 6+6 b
105 Qu’il trouve en notre amour, | amour toujours en arme, 6+6 a
La force qui soutient | et la grâce qui charme. 6+6 a
Son auguste vieillesse | est notre seul trésor ; 6+6 b
Mais sur elle et sur nous | notre ange veille encor. 6+6 b
O ma mère ! héritant | de ton culte fidèle, 6+6 a
110 Oui, ta fille y sera | mon aide et mon modèle. 6+6 a
Donnez à cette enfant, | donnez par nous, Seigneur, 6+6 b
Tout ce qu’elle aurait pu | rêver d’autre bonheur ; 6+6 b
Que mon âme lui soit, | en ses heures de vide, 6+6 a
Un asile aussi doux | qu’il est sûr et solide. 6+6 a
115 Je connais, dès longtemps, | pour l’avoir éprouvé, 6+6 b
L’or pur de son grand cœur | à mon destin rivé ; 6+6 b
Qu’elle le sache bien : | dans sa joie ou ses peines, 6+6 a
Son sang est aussi mien | que celui de mes veines. 6+6 a
Baigné des mêmes pleurs, | des mêmes bras bénis, 6+6 b
120 Nous sommes deux rameaux | si fermement unis 6+6 b
Que, séparés, pourtant, | de l’arbre qui les porte, 6+6 a
Le fer seul les disjoint | tant leur étreinte est forte. 6+6 a
Si des vœux maternels, | mon Dieu ! tu te souviens, 6+6 b
Fais prospérer ses jours | plus dignes que les miens. 6+6 b
125 Tendre et forte, au chevet | de la douce martyre, 6+6 a
C’est elle qui veillait, | sachant à tout suffire. 6+6 a
Par le prix des douleurs, | par notre mère au ciel, 6+6 b
De la vie à sa fille | épargne au moins le fiel ; 6+6 b
Et, si tu veux bénir | ma fervente prière, 6+6 a
130 Fais qu’un peu de bonheur | lui vienne de son frère ! 6+6 a
Fais, par elle et par moi, | que sa nouvelle sœur 6+6 b
À notre humble foyer | goûte quelque douceur. 6+6 b
Hélas ! ma mère heureuse | à l’appeler ma femme 6+6 a
L’attendait pour mourir | et lui léguer mon âme. 6+6 a
135 C’est elle dont l’amour, | m’attirant vers le bien, 6+6 b
Élève à Dieu mon cœur | sur les ailes du sien ; 6+6 b
Et, sachant le secret | du bonheur qu’elle donne, 6+6 a
M’apprend qu’il faut ailleurs | en chercher la couronne. 6+6 a
Elle tresse ici-bas, | voilée à tous les yeux, 6+6 b
140 De prière et d’amour | ses jours laborieux ; 6+6 b
Et l’appel de l’église | est le seul qui la tente 6+6 a
Hors du paisible toit | dont l’ombre la contente. 6+6 a
C’est elle, comme un ange | attiré par les pleurs, 6+6 b
Qui m’a, pour tout guérir, | choisi dans nos douleurs, 6+6 b
145 Qui, dans ma pâle automne, | a voulu faire éclore 6+6 a
Les parfums printaniers | de sa splendide aurore ; 6+6 a
Elle par qui le jour, | ô ma mère ! est rendu 6+6 b
A mon cœur dans la tombe | avec toi descendu. 6+6 b
Mon Dieu ! tu dois payer | en fleurs de ton royaume 6+6 a
150 Cette âme dont la mienne | a respiré le baume : 6+6 a
Que jamais le chagrin | n’assombrisse d’un pli 6+6 b
Son front calme et joyeux | du devoir accompli ; 6+6 b
Et, puisqu’au mien son cœur | voulut si fort se joindre 6+6 a
Que nul coup ne saurait | me frapper sans l’atteindre, 6+6 a
155 Pour elle, en tes décrets, | que je sois épargné ; 6+6 b
Écarte la douleur | de mon front résigné ; 6+6 b
Garde à l’abri du vent | qui me courbait à terre 6+6 a
Nos rameaux enlacés, | et retiens le tonnerre ; 6+6 a
Et, pour qu’au ciel tous deux | portions un fruit pareil, 6+6 b
160 A flots égaux, sur nous, | verse un même soleil. 6+6 b
Déjà ta main clémente, | ô mon Dieu ! s’est ouverte ; 6+6 a
Elle va rendre une âme | à la maison déserte ; 6+6 a
Et ta grâce qui brille | à nos yeux incertains, 6+6 b
Rallume entre les pleurs | nos sourires éteints. 6+6 b
165 Un fils, nouvel objet | d’espérance et d’alarmes, 6+6 a
Tient de naître, et, déjà, | je l’ai baigné de larmes. 6+6 a
Ah ! que d’accord joyeux, | poëte ami des bois, 6+6 b
J’aurais sur son berceau | su répandre autrefois ! 6+6 b
Combien de fraîches fleurs | les sommets sans culture 6+6 a
170 Livreraient à mes mains | pour sa jeune parure ; 6+6 a
Hélas ! si ce berceau, | voisin de ton cercueil, 6+6 b
O ma mère, en s’ouvrant | ne portait pas ton deuil ! 6+6 b
Je n’entends, désormais | qu’une parole austère 6+6 a
Faire écho dans mon âme | aux chansons de la terre ; 6+6 a
175 Foulant d’un pied distrait | le printemps et ses fleurs, 6+6 b
Je n’y sais rien cueillir | que de noires couleurs. 6+6 b
J’ai replié mon cœur | sur des tableaux funèbres ; 6+6 a
Mes yeux se sont fermés | et cherchent les ténèbres, 6+6 a
Afin d’y contempler, | dans mes pensers fervents, 6+6 b
180 De celle qui n’est plus | les traits toujours vivants ; 6+6 b
Et ma lèvre où gémit | votre nom, ô ma mère ! 6+6 a
N’a plus d’accents que pour | la plainte ou la prière. 6−6 a
Enfant ! toi qui m’es cher | moins à cause de moi 6+6 b
Que pour le sang des miens | qui doit revivre en toi, 6+6 b
185 Pour le sang de mon père | et de ta sainte aïeule, 6+6 a
La prière, ô mon fils, | sur toi parlera seule ; 6+6 a
Et mes vœux resteront, | malgré mon doux transport, 6+6 b
Graves comme la vie | en face de la mort. 6+6 b
Tu n’auras pas toujours, | jeune âme qui sommeilles, 6+6 a
190 Ce frais sourire en fleur | sur tes lèvres vermeilles : 6+6 a
Mûri, comme nous tous, | par un savoir fatal, 6+6 b
Tu goûteras aux fruits | et du bien et du mal. 6+6 b
T’irai-je souhaiter, | dans le temps de l’épreuve, 6+6 a
Les fontaines de miel | où l’âge d’or s’abreuve, 6+6 a
195 Et, pour toi, téméraire | à tenter le Seigneur, 6+6 b
Implorer ce que l’homme | a nommé le bonheur ? 6+6 b
Ah peut-être, enivré | des faux biens qu’on envie, 6+6 a
Tu boirais des poisons | dans la coupe de vie ? 6+6 a
Oui, sois exempt des maux | sans fruit pour la vertu 6+6 b
200 Dont on meurt longuement | sans avoir combattu. 6+6 b
Mon Dieu ! mesurez-lui | la souffrance et les chutes ; 6+6 a
Surtout armez ses reins | pour soutenir nos luttes ; 6+6 a
Qu’il soit, même en tombant, | plus fort que la douleur, 6+6 b
Et n’ait jamais souffert | sans devenir meilleur. 6+6 b
205 Donne-lui, pour marcher | dans le chemin du juste, 6+6 a
Une saine raison, | un sang calme et robuste, 6+6 a
Un cœur qui, sans rêver | les orgueilleux sommets, 6+6 b
Ferme en son droit sentier | ne recule jamais. 6+6 b
Fais rayonner en lui, | si parfois il chancelle, 6+6 a
210 De l’âme de ma mère | une seule étincelle ; 6+6 a
L’ange, au séjour de paix | revenu triomphant, 6+6 b
Peut transmettre son glaive | au fils de son enfant. 6+6 b
Mère ! quoiqu’à son nom, | de là-haut, tu répondes, 6+6 a
Tu ne l’as vu ce fils | qu’à travers d’autres mondes. 6+6 a
215 Ah ! quand vint notre espoir | luire à ton lit de mort, 6+6 b
De ton cœur résigné, | va, j’ai compris l’effort ! 6+6 b
Moi, dans tout mon amour | pour cette fleur si chère, 6+6 a
Non, je n’ai pas connu | le bonheur d’être père ; 6+6 a
Puisqu’en mes bras tous deux | je n’ai pu vous tenir, 6+6 b
220 Et poser sur son front | ta main pour le bénir. 6+6 b
Je cherche, hélas ! autour | de sa tête innocente 6+6 a
Ton sourire, ô ma mère, | et ta parole absente. 6+6 a
Je sais, du moins, qu’heureuse | en ta gloire aujourd’hui, 6+6 b
Tu veilles de là-haut | sur son père et sur lui ; 6+6 b
225 Et quand, sur son berceau, | par delà son jeune âge, 6+6 a
Je rêve en cet enfant | un homme fort et sage, 6+6 a
C’est qu’au ciel je te vois, | toi qui souffris pour nous, 6+6 b
Le montrer au Seigneur | et prier à genoux. 6+6 b
Obtiens donc, ô ma mère, | ô sublime chrétienne ! 6+6 a
230 Que Dieu lui fasse une âme | image de la tienne ; 6+6 a
Instruit à t’imiter, | qu’il puisse, un jour, avoir 6+6 b
Ce mépris du plaisir, | cet amour du devoir, 6+6 b
Ce cœur doux pour autrui, | pour lui-même sévère ; 6+6 a
Toujours prêt, pour les siens, | à monter au Calvaire ; 6+6 a
235 Et, dans tous ses conseils, | cette haute raison 6+6 b
Qui voit, par delà tout, | Dieu luire à l’horizon. 6+6 b
Mais voilà que mes vœux, | déjà déçus peut-être, 6+6 a
Ont franchi l’avenir | dont Dieu seul est le maître ; 6+6 a
Pour l’enfant dont les yeux | se sont à peine ouverts, 6+6 b
240 Aux dons de l’homme fort | j’aspire dans ces vers. 6+6 b
Je vois déjà grandir | les bras noueux du chêne 6+6 a
Sur l’humble rejeton | qui sort de terre à peine. 6+6 a
Cher et frêle rameau | baigné de tant de pleurs, 6+6 b
Je goûte à tes fruits mûrs, | et tu n’es pas en fleurs ! 6+6 b
245 Quels périls doit braver | ta tête délicate, 6+6 a
Avant que la raison | dans ta jeune âme éclate ! 6+6 a
Te verrai-je courir | autour de ton berceau ; 6+6 b
Sortiras-tu jamais | de ton nid, pauvre oiseau ? 6+6 b
Notre amour n’est, mon Dieu ! | qu’une vaine défense ; 6+6 a
250 Vous seul pouvez garder | cette fragile enfance ; 6+6 a
Donnez à ce trésor, | ombragé de nos fronts, 6+6 b
Donnez pour gardien | l’ange que nous pleurons ; 6+6 b
Que l’œuvre de colère | en nous soit terminée ; 6+6 a
Vous-même de mon fils | faites la destinée, 6+6 a
255 Qu’il trouve, plus que moi, | grâce à vos yeux, Seigneur ! 6+6 b
Et s’il n’est plus heureux, | au moins qu’il soit meilleur. 6+6 b
III
Mais je n’ai pas, mon Dieu ! | sur ces pages dernières 6+6 a
Épuisé mes amours, | pas plus que mes prières. 6+6 a
Je vous offre à bénir | et voudrais vous nommer, 6+6 b
260 O mon père ! tous ceux | que je suis fier d’aimer ; 6+6 b
Tous ceux que, dans la joie | ou las destins contraires, 6+6 a
J’appelle dans mon cœur | mes maîtres ou mes frères ; 6+6 a
Ceux, jamais oubliés, | que m’a ravis la mort ; 6+6 b
Tous mes objets, enfin, | d’amour... ou de remord. 6+6 b
265 Grâce à vous, ô mon Dieu ! | quoique si lâche à vivre, 6+6 a
Je sens un cœur en moi | plus puissant que mon livre ; 6+6 a
Mon sang bouillonne encor, | si mon vers est tari, 6+6 b
Et l’homme peut survivre | au poëte appauvri. 6+6 b
Étouffant toute voix | qui se plaint ou qui raille, 6+6 a
270 Je devrais marcher ferme | en l’humaine bataille ; 6+6 a
Jamais devant un glaive | ou devant un linceul, 6+6 b
Pour lutter ou souffrir, | Dieu ne m’a laissé seul. 6+6 b
J’ai, pour les opposer | au torrent de mes peines, 6+6 a
Conquis des amitiés | fortes comme des chênes ; 6+6 a
275 Mon âme s’agrandit | sous leur appui sacré ; 6+6 b
Et si plus d’un, hélas ! | déjà m’est retiré, 6+6 b
Il me reste, au milieu | des nobles cœurs que j’aime, 6+6 a
Des asiles plus doux | et plus sûrs que moi-même. 6+6 a
Mon Dieu ! ni les plaisirs | ni les ambitions 6+6 b
280 N’ont, de leur vil ciment, | formé nos unions ; 6+6 b
C’est dans l’amour du bien, | des beautés infinies, 6+6 a
Que se sont rencontrés | nos cœurs et nos génies. 6+6 a
Vous le savez ; tous ceux | à qui je tends la main 6+6 b
Marchent tous, devant vous, | dans un noble chemin ; 6+6 b
285 Vous les avez choisis | ceux qui m’aident à vivre, 6+6 a
Tous sont meilleurs que moi ; | je m’exerce à les suivre ; 6+6 a
Et, plus près d’eux je sens | battre mon cœur jaloux, 6+6 b
Plus je vois s’approcher | et l’idéal et vous. 6+6 b
O Christ ! puisque aujourd’hui, | prévoyant et sévère, 6+6 a
290 C’est moi que tu choisis | pour monter au Calvaire, 6+6 a
J’ose, indigne entre tous, | te supplier pour eux 6+6 b
De les marquer au front | de ton sang généreux ; 6+6 b
Afin qu’en traversant | les temps vils où nous sommes, 6+6 a
Nul d’entre eux ne se perde | en la cité des hommes. 6+6 a
295 Garde, au monde divin, | garde leur cœur entier ; 6+6 b
Mais fais-leur ici-bas | un moins rude sentier, 6+6 b
Allège un peu leur croix | sur nos âpres collines, 6+6 a
Et mêle quelques fleurs | à leur bandeau d’épines. 6+6 a
Que jamais aucun d’eux, | gémissant d’être né, 6+6 b
300 Ne te crie : ô mon Dieu, | tu m’as abandonné ; 6+6 b
Au fort de ses combats | que chacun d’eux espère ; 6+6 a
Entre tes bras sacrés | reçois-les comme un père, 6+6 a
Et que nous allions tous, | humble et fidèle essaim, 6+6 b
Retrouver à jamais | l’amitié dans ton sein. 6+6 b
IV
305 Dis maintenant, poète, | aux fruits de ton étude 6+6 a
L’adieu de la tristesse | et de la lassitude ; 6+6 a
Sur ton œuvre et toi-même | à la fin détrompé, 6+6 b
Demande à Dieu pardon | de son Verbe usurpé ; 6+6 b
Et, résignant de l’art | l’effrayant ministère, 6+6 a
310 Reconnais-toi vaincu | dans cette épreuve austère. 6+6 a
C’est l’heure de briser, | des mains de la raison, 6+6 b
La lyre, enivrement | de ta jeune saison. 6+6 b
O Muse ! ces adieux | n’ont rien qui te renie ; 6+6 a
Je t’offre une foi ferme | à défaut de génie ; 6+6 a
315 Et je t’adore encor, | de loin, à deux genoux, 6+6 b
Comme l’esprit de Dieu | rayonnant parmi nous. 6+6 b
Va ! je plains qui t’ignore | et je bais qui t’insulte ; 6+6 a
Mais je me suis jugé | des hauteurs de ton culte, 6+6 a
O Muse ! et j’ai pleuré | quand l’amour du vrai beau 6+6 b
320 Des pages de mon livre | approcha son flambeau. 6+6 b
Je mesure, aujourd’hui | que mon labeur s’achève, 6+6 a
L’abîme infranchissable | entre l’œuvre et le rêve ; 6+6 a
Et je vois plus lointain | qu’au moment du départ 6+6 b
Le but où je tendais | par les sentiers de l’art. 6+6 b
325 Je sens que, sur ma lèvre | inhabile et confuse, 6+6 a
L’idée au joug du vers | succombe ou se refuse, 6+6 a
Et, comme un grain aride | et d’où rien n’a germé, 6+6 b
Je porte encore en moi | mon rêve inexprimé. 6+6 b
Peut-être, en ma saison, | j’ai cueilli, sous la ronce ; 6+6 a
330 Quelques fleurs dans ce champ ? | à qui ma main renonce : 6+6 a
Le printemps ainsi donne | au plus morne désert 6+6 b
Sa goutte de rosée | et son brin d’herbe vert. 6+6 b
Mais, ô pâle rêveur, | il n’est rien qui t’étonne 6+6 a
Dans l’infertilité | de ta lugubre automne. 6+6 a
335 Tu connais trop la vie, | ô poëte, tais-toi ! 6+6 b
Des cœurs joyeux et purs | n’offense point la foi ; 6+6 b
Garde au moins pour toi seul | le deuil et l’amertume ; 6+6 a
D’ironie et de fiel | ne souille point ta plume, 6+6 a
Et ferme, ici, ton livre, | aux pages sans soleil 6+6 b
340 Ou tes pleurs couleraient | comme un mauvais conseil. 6+6 b
Puisque tu n’entends plus | sortir de toute chose 6+6 a
Que le rire lugubre | ou le soupir morose, 6+6 a
Ne prête pas ta lèvre | à ce triste concert, 6+6 b
Et n’écoute plus rien... | pas même le désert ! 6+6 b
345 Pas même les forêts | par le vent balancées, 6+6 a
Grande âme à qui tu dois | tes meilleures pensées ; 6+6 a
Et ne va plus chercher | sur les lointains sommets 6+6 b
Des accords, dans ton sein, | sans écho désormais ! 6+6 b
D’ailleurs, tu le sais bien, | dans l’âge qui commence, 6+6 a
350 Malheur à Pâme fière | à tout homme qui pense ! 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Toi, poëte, accablé | d’un plus rude anathème, 6+6 b
Tu portes le vautour | au-dedans de toi-même ; 6+6 b
Et, quel que soit le nom | à ton siècle donné, 6+6 a
Ton malheur est pareil... | c’est celui d’être né. 6+6 a
355 Mais subis, résigné, | le supplice de vivre ; 6+6 b
Du signe de la croix | revêts ton dernier livre, 6+6 b
Et tâche d’être prêt | à franchir sans remord 6+6 a
Le seuil mystérieux | que nous ouvre la mort. 6+6 a
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