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LAP_4/LAP9
Victor de LAPRADE
ODES ET POÈMES
1844
LIVRE PREMIER
III
ÉLEUSIS
POÈME
I
Du haut des blancs parvis de Cérès Éleusine, 6+6 a
Le peuple s’écoulait jusqu’à la mer voisine. 6+6 a
Des adieux se mêlaient aux clameurs des nochers ; 6+6 b
Les tentes se pliaient au loin sur les rochers ; 6+6 b
5 Trois vaisseaux couronnés de fleurs, de bandelettes, 6+6 a
Les jeux étant finis, emportaient les athlètes. 6+6 a
Par un chemin antique, assis dans leurs grands chars, 6+6 b
Gravement revenaient les riches, les vieillards, 6+6 b
Et les vierges d’Attique aux corbeilles fleuries 6+6 a
10 Marchaient par la campagne en longues théories. 6+6 a
Quand nul ne resta plus du vulgaire joyeux, 6+6 b
Dont les rites divins ne frappent que les yeux, 6+6 b
Des hommes désireux d’enseignements austères, 6+6 a
Et par de saints travaux préparés aux mystères, 6+6 a
15 Se levant tout à coup au bord des bois sacrés, 6+6 b
Du temple, avec lenteur, franchirent les degrés. 6+6 b
Ils marchaient deux à deux, vêtus de laine blanche, 6+6 a
Les pieds nus et le front ceint d’une verte branche. 6+6 a
Tous avaient dans l’eau pure, à l’ombre des forêts, 6+6 b
20 Plongé trois fois leur corps en invoquant Cérès ; 6+6 b
Tous avaient bu la veille aux amphores prescrites, 6+6 a
Et muni de flambeaux leurs mains de néophytes. 6+6 a
Ils étaient différents d’âges et de pays, 6+6 b
Mais un désir pareil les avait réunis ; 6+6 b
25 Et tels que des oiseaux qui, des bouts d’une plaine, 6+6 a
Viennent s’abreuver tous à la même fontaine, 6+6 a
Pour y remplir leurs cœurs de sagesse altérés, 6+6 b
Aux sources d’Éleusis ils s’étaient rencontrés. 6+6 b
Comme un écho veillant sous le fronton antique, 6+6 a
30 Une voix leur jeta la formule mystique. 6+6 a
Alors s’ouvrit le temple immense et ténébreux ; 6+6 b
Son souffle glacial fit dresser leurs cheveux, 6+6 b
Et sur le seuil, vêtu d’une pourpre flottante, 6+6 a
Le rameau d’or en main, parut l’hiérophante. 6+6 a
L’HIÉROPHANTE
35 Pourquoi vos pas hardis troublent-ils les saints lieux ? 6+6 b
Hommes, dans leur repos laissez dormir les dieux ! 6+6 b
Quel orgueil, ô mortels que la glèbe réclame, 6+6 a
Fait tomber de vos mains la charrue et la rame ? 6+6 a
Du joug des vils besoins sous qui tout front blanchit, 6+6 b
40 Du servage commun quel droit vous affranchit ? 6+6 b
Tandis que vous perdez les jours en vœux superbes, 6+6 a
Vos champs au lieu d’épis ont de mauvaises herbes ; 6+6 a
Nul n’amasse pour vous les fruits ou les toisons ; 6+6 b
Vous trouverez la faim rôdant vers vos maisons. 6+6 b
45 Cette terre en est-elle à ses moissons suprêmes ? 6+6 a
Manque-t-elle à vos socs, et l’onde à vos trirèmes ? 6+6 a
Avez-vous donc tari tous les puits des déserts, 6+6 b
Et jusqu’aux pics neigeux labouré l’univers ? 6+6 b
Vos soleils sont-ils morts, fait-il froid dans vos âmes ? 6+6 a
50 N’avez-vous nulle part des enfants et des femmes ? 6+6 a
Le monde offre à vos mains mille biens superflus : 6+6 b
Prenez l’or ou l’amour ; que vous faut-il de plus ? 6+6 b
LE CHŒUR
Les dieux nous ont fait naître en d’heureuses contrées 6+6 a
Riches d’astres, de fleurs, de sources azurées. 6+6 a
55 Là ne manquent jamais ni la rosée au ciel, 6+6 b
Ni le lait aux troupeaux, ni dans les bois le miel. 6+6 b
Sans cesse en ces beaux lieux tiédis par les Zéphyre 6+6 a
Les prés ont des parfums et les yeux des sourires. 6+6 a
C’est là qu’aux pieds du chêne ou des platanes verts 6+6 b
60 Nous avons de vieux toits par la mousse couverts, 6+6 b
Des puits sous les palmiers plantés par nos ancêtres ; 6+6 a
Le pampre et le laurier embrassent nos fenêtres ; 6+6 a
Dans nos sillons, si peu que les creuse l’airain, 6+6 b
Nous cueillons chaque été dix épis pour un grain. 6+6 b
65 Là, comme en nos jardins et nos cieux pleins de flammes, 6+6 a
C’est toujours le printemps dans le cœur de nos femmes, 6+6 a
Et les douces saisons remplissent chaque jour 6+6 b
Nos corbeilles de fruits et nos âmes d’amour. 6+6 b
S’il est un homme heureux, il vit sur ces rivages ! 6+6 a
70 Et nous, sans qu’une larme ait baigné nos visages, 6+6 a
Nous avons fui : ces biens nous sont presque odieux ; 6+6 b
Quelque chose de plus nous est dû par les dieux. 6+6 b
Quand le cœur aux désirs éternels est en proie, 6+6 a
L’amour est sans douceur, et l’exil a sa joie. 6+6 a
75 Nous cherchons ! les glaciers, les sables et les mers 6+6 b
Sont pour nous sans terreurs : tous les pains sont amers ; 6+6 b
Nul hôte n’est béni s’il n’est sage et prophète ! 6+6 a
Ce bien rude à trouver dont nous sommes en quête, 6+6 a
Ce n’est l’or, ni l’amour, ni le sceptre : à Jason 6+6 b
80 Nous n’eussions de Colchos disputé la toison ; 6+6 b
Pour suivre jusqu’au bout la voix qui nous entraîne, 6+6 a
Nous aurions laissé fuir le navire d’Hélène ; 6+6 a
Et, les bras étendus vers un plus saint trésor, 6+6 b
Passé sans les cueillir devant les pommes d’or. 6+6 b
85 Le fruit mystérieux dont l’espoir nous altère 6+6 a
Ne mûrit pas peut-être au soleil de la terre ; 6+6 a
S’il naissait sous un flot, sur un roc élevé, 6+6 b
Partout où l’homme atteint, oh ! nous l’aurions trouvé ! 6+6 b
Nous avons fouillé tout, laissant partout nos traces, 6+6 a
90 Aux sables d’Idumée, aux bois sombres des Thraces ; 6+6 a
Notre bouche a pressé les fruits mûrs du lotos, 6+6 b
Et bu la neige vierge au sommet de l’Athos. 6+6 b
Les peuples nous ont dit : Frappez aux sanctuaires ! 6+6 a
Nous avons de cent dieux levé les vieux suaires, 6+6 a
95 Interrogé les voix de cent autels divers ; 6+6 b
Les caveaux de Memphis pour nous se sont ouverts ; 6+6 b
De Delphe et d’Érythrée, au fond des noirs asiles, 6+6 a
Nous avons sans effroi vu chanter les sibylles ; 6+6 a
Notre oreille attentive a pu saisir le nom 6+6 b
100 Que Phœbus fait redire au magique Memnon ; 6+6 b
À Thèbes, des vieux sphinx interrogeant la face, 6+6 a
Nous y lûmes des mots que le simoun efface ; 6+6 a
Les chênes de Dodone ont parlé devant nous. 6+6 b
Et dans Persépolis, humblement à genoux, 6+6 b
105 Nous avons vu briller, sans percer nos nuages, 6+6 a
Le foyer éternel qu’alimentent les Mages ! 6+6 a
Notre esprit cherche encor le bien qui l’a tenté. 6+6 b
Est-il ici ? Tu sais lequel !… La Vérité ! 6+6 b
L’HIÉROPHANTE
Tant que vos sens craindront le toucher de la flamme, 6+6 a
110 Hommes ! la vérité n’est pas faite pour l’âme. 6+6 a
Si les dieux n’en voilaient les rayons trop ardents, 6+6 b
Ce flambeau brûlerait les yeux des imprudents ; 6+6 b
Si la terre approchait du dieu qui la féconde, 6+6 a
Un éclair de son char aurait dissous le monde. 6+6 a
115 Nul, dans ce feu, ne prend les charbons à son gré ; 6+6 b
Ce qu’il faut à chaque âge est là-haut mesuré. 6+6 b
La lampe surgira ; mais malheur au profane 6+6 a
Qui brise avant le temps son urne diaphane ! 6+6 a
N’entrez pas au saint lieu pour en sonder les murs 6+6 b
120 Et creuser sous l’autel. Dans les trépieds obscurs 6+6 b
Craignez de réveiller quelques clartés funèbres, 6+6 a
Mortels ! et rendez grâce aux dieux de vos ténèbres ! 6+6 a
LE CHŒUR
La vérité, c’est l’air que respire l’esprit, 6+6 b
L’aliment créateur dont l’âme se nourrit ; 6+6 b
125 C’est l’haleine des dieux, c’est leur sang qui circule : 6+6 a
Mais ce n’est point un feu qui tue, un vent qui brûle. 6+6 a
Ô prêtre ! à t’écouter, c’est un fleuve d’enfer 6+6 b
Où l’homme ne saurait tomber sans étouffer ! 6+6 b
Ô science ! ô science ! ô lac tiède et fluide 6+6 a
130 Qui baigne les jardins de l’Olympe splendide, 6+6 a
Mer immatérielle aux flots mélodieux, 6+6 b
Où plonge en s’abreuvant l’heureux peuple des dieux ! 6+6 b
Sur leurs longs cheveux d’or d’où ton onde ruisselle 6+6 a
Quand l’âme voit de loin jaillir une étincelle, 6+6 a
135 Comme un cygne attiré par le reflet des eaux, 6+6 b
En rêve ayant déjà son nid dans tes roseaux, 6+6 b
Elle part ; et, volant vers ces sources si belles, 6+6 a
Donne pour y monter tout l’essor à ses ailes : 6+6 a
Car c’est là qu’elle trouve un breuvage, un lit pur, 6+6 b
140 Là qu’elle lave, enfin, sa blancheur dans l’azur, 6+6 b
Livre sa jeune plume à la brise bénie, 6+6 a
Et mêle au chant des flots sa goutte d’harmonie ! 6+6 a
L’HIÉROPHANTE
Il est, sur un sommet dans les airs suspendu, 6+6 b
Parmi les fleurs d’un sol à vos pas défendu, 6+6 b
145 Il est une fontaine où l’aigle seul vient boire, 6+6 a
L’eau de science y coule en un bassin d’ivoire ; 6+6 a
Quand l’homme y veut gravir appuyé sur l’orgueil, 6+6 b
Le vertige, veillant à la garde du seuil, 6+6 b
Du suprême échelon et du faite qu’il touche 6+6 a
150 Le fait rouler au fond d’un souffle de sa bouche. 6+6 a
LE CHŒUR
Sur le front de l’Atlas nous avons mis nos pieds ; 6+6 b
Leur vol n’y porte pas les aigles effrayés. 6+6 b
Sur les glaciers béants qui nous tendaient leurs pièges, 6+6 a
Nous avons sans ivresse aspiré l’air des neiges ; 6+6 a
155 Le fluide subtil qui flotte en haut des monts 6+6 b
N’a pu troubler nos yeux, ni brûler nos poumons ; 6+6 b
Et, debout, sans frémir au bord du pic sublime, 6+6 a
Nous avons soutenu les regards de l’abîme. 6+6 a
Va ! nous pourrons gravir en creusant nos chemins 6+6 b
160 Tout sommet dont la base offre prise à nos mains ! 6+6 b
L’HIÉROPHANTE
Vous saurez, mais trop tard, ô cœurs que rien n’effraie, 6+6 a
De quel funeste prix la science se paie 6+6 a
Et comme on peut vieillir en un jour révolu ! 6+6 b
Mais venez !… qu’il soit fait ce que l’homme a voulu ! 6+6 b
LE CHŒUR
165 Esprit, réjouis-toi ; ton attente est passée ; 6+6 a
Voici la Vérité, ta belle fiancée ; 6+6 a
Avant l’heure d’hymen, au seuil de sa maison, 6+6 b
Chante, oiseau plein d’amour, ta plus douce chanson ! 6+6 b
II
Le prêtre, en gémissant, livre la porte sainte 6+6 a
170 À ces hardis mortels ; eux traversent l’enceinte 6+6 a
Où la foule s’arrête, et, sans courber le front, 6+6 b
Vont droit au sanctuaire où les voix parleront. 6+6 b
C’était un antre immense, aussi vieux que la terre, 6+6 a
Où les Titans vaincus cachaient leur culte austère, 6+6 a
175 Un mont entier creusé des pieds jusqu’aux sommets ; 6+6 b
L’œil du jour et des dieux n’y pénétra jamais. 6+6 b
Sculptés dans son granit, des monstres séculaires 6+6 a
Couvraient de longs troupeaux ses parois circulaires ; 6+6 a
Sur un trépied de bronze, un vase empli de feu, 6+6 b
180 Comme un astre immobile, en marquait le milieu. 6+6 b
Seul flambeau de qui l’antre empruntait un jour pale, 6+6 a
La clarté se mourait près de ses flancs d’opale, 6+6 a
Et, sans monter jamais jusqu’aux faîtes obscurs, 6+6 b
Son reflet vaguement allait blanchir les murs. 6+6 b
185 Le globe merveilleux ne laissait point d’issue 6+6 a
Par où l’on pût toucher à la flamme aperçue ; 6+6 a
Sur ses larges contours un artiste pieux 6+6 b
Grava fidèlement les images des dieux, 6+6 b
Leurs combats, leurs amours, les traits de leur sagesse, 6+6 a
190 Ce qu’adoraient enfin l’Orient et la Grèce. 6+6 a
Le jour intérieur ne luisait au dehors 6+6 b
Qu’en rayons adoucis sortant de leurs beaux corps, 6+6 b
Et recevant d’eux seuls sa forme et ses limites, 6+6 a
S’échappait en clarté sous le voile des mythes. 6+6 a
195 L’Olympe y semblait vivre avec ses habitants ; 6+6 b
L’homme y tenait sa place après les vieux Titans. 6+6 b
Tel que l’avait conçu la foi du monde antique : 6+6 a
C’était là du grand tout un abrégé mystique. 6+6 a
Zeus s’y manifestait en ses règnes divers ; 6+6 b
200 Zeus, le père des dieux, l’âme de l’univers, 6+6 b
Roi toujours créateur dans ses métamorphoses. 6+6 a
Ici, sur l’Eurotas, sortant des lauriers-roses, 6+6 a
Cygne voluptueux par Léda caressé, 6+6 b
L’aile ouverte et le col dans ses bras enlacé, 6+6 b
205 De deux guerriers jumeaux il rend Sparte féconde, 6+6 a
Par ce même baiser qui donne Hélène au monde. 6+6 a
Autre part, pour aimer et pour créer encor, 6+6 b
Sur une fleur captive il pleut en gouttes d’or. 6+6 b
Ailleurs son bras soutient, sans que leur poids l’entraîne, 6+6 a
210 L’effort de tous les dieux suspendus à sa chaîne. 6+6 a
Là, sa foudre aux Titans défend l’abord des cieux ; 6+6 b
Là, taureau, sur sa croupe il porte en des flots bleus, 6+6 b
Vers un monde à peupler dont elle sera mère, 6+6 a
Europe aux pieds d’argent que baise l’onde amère. 6+6 a
215 Ainsi, dans ses projets pour l’amour ou l’effroi, 6+6 b
Tout élément concourt à servir le dieu-roi. 6+6 b
Plus loin l’ardent Phœbus, le prince au triple empire, 6+6 a
Archer qui tient aussi les rênes et la lyre, 6+6 a
Devant qui meurt toute ombre et pâlit tout flambeau, 6+6 b
220 Apollon, le dieu seul, sans rival, le dieu beau, 6+6 b
Séchant sous ses traits d’or un limoneux refuge, 6+6 a
Perce l’impur Python, noir enfant du déluge. 6+6 a
Instruit par son oracle, un couple abandonné 6+6 b
Sème les cailloux vils dont un grand peuple est né. 6+6 b
225 Déjà, sous le regard de l’éternel poète, 6+6 a
L’univers réveillé prend des habits de fête, 6+6 a
Et les hommes groupés autour du dieu vainqueur 6+6 b
Pour la première fois savent chanter en chœur. 6+6 b
La lyre enlève aux monts et bâtit les murailles 6+6 a
230 Des villes qui germaient dans leurs fortes entrailles ; 6+6 a
Les sauvages tribus accourant à sa voix, 6+6 b
S’approchent en dansant au bord des sombres bois. 6+6 b
Tout fleurit sous tes pas ! Tu fais croître et transformes, 6+6 a
Ô dieu de l’harmonie ! ô roi des belles formes ! 6+6 a
235 Ton bras, libre des plis de ta chlamide d’or, 6+6 b
Montre le vieux serpent qui rampe et hurle encor ; 6+6 b
Un orgueil triomphant soulève ta poitrine, 6+6 a
Ouvre à demi ta lèvre et gonfle ta narine, 6+6 a
Et sur ce monde neuf planant en souverain, 6+6 b
240 Tu jettes sur ton œuvre un œil fier et serein ! 6+6 b
Sans rompre encor le chant de son hymne étouffée, 6+6 a
L’Èbre roule la tête et la lyre d’Orphée. 6+6 a
Sur les bords du torrent les arbres sont en pleurs ; 6+6 b
Les monstres des forêts hurlent dans leurs douleurs ; 6+6 b
245 Et l’homme qui doit tout, arts et lois, au poète, 6+6 a
Passe auprès, les yeux secs, sans qu’un tombeau s’apprête. 6+6 a
Là, c’est le froid Caucase ; au granit de son front, 6+6 b
Avec des liens d’acier que d’autres dieux rompront, 6+6 b
Zeus, par la main d’Hermès, a rivé Prométhée. 6+6 a
250 La foule au bas se chauffe à la flamme inventée, 6+6 a
Et l’ongle du vautour fouillant ce noble sein 6+6 b
Punit le vieux Titan du glorieux larcin. 6+6 b
Chanteur au front pensif que la grâce décore, 6+6 a
Auprès d’Hercule assis, le fils de Terpsichore, 6+6 a
255 Linus, du rude athlète ose asservir les doigts 6+6 b
Au doux jeu de la lyre, et conduire sa voix. 6+6 b
Mais la corde est rétive aux mains du lourd élève ; 6+6 a
Jamais en son gosier un son pur ne s’achève ; 6+6 a
Il fausse la cadence ; et la cherchant en vain, 6+6 b
260 Casse la fibre d’or de l’instrument divin. 6+6 b
Retiens, maître, retiens toute parole amère ! 6+6 a
Le stupide géant est prompt à la colère, 6+6 a
Il se lève, il écume ; ô douleur ! t’arrachant 6+6 b
L’ivoire qui, dans l’air, jette un soupir touchant, 6+6 b
265 Frappe ta blonde tête où s’éteint le sourire, 6+6 a
Et brise, au même coup, le chanteur et la lyre. 6+6 a
Étanchez dans les fleurs le sang à ses cheveux, 6+6 b
Nymphes ! Pleurez sur lui, sur ces hommes pieux 6+6 b
Qui, voulant de leur âme animer la matière, 6+6 a
270 Tomberont, comme lui, brisés par le vulgaire ! 6+6 a
Si tu crains le martyre, étouffe tes chansons, 6+6 b
Ô poète ! La mort te paiera tes leçons. 6+6 b
Les peuples lasseront ta sagesse déçue : 6+6 a
N’offre jamais la lyre à qui tient la massue ! 6+6 a
275 Tous étaient là gravés : dieux, demi-dieux, héros, 6+6 b
La race des Titans, et ses mille travaux. 6+6 b
Comme l’astre qui point sous l’or sculpté des nues, 6+6 a
Un feu voilé perçait sous ses formes connues. 6+6 a
C’était Pallas donnant ses trésors et son nom 6+6 b
280 Aux champs où doit surgir le divin Parthénon. 6+6 b
La vierge au casque d’or, forte, belle et pensive, 6+6 a
Frappe le sol d’Afrique et fait jaillir l’olive. 6+6 a
Le front ceint de pavots, assise sur les blés, 6+6 b
Cérès offre aux humains ses seins de lait gonflés. 6+6 b
285 Sous un gazon plus vert Rhéa cache les tombes. 6+6 a
Aphrodite, bercée au vol de ses colombes, 6+6 a
Au milieu des baisers, indique au blond Éros 6+6 b
Une place où le fer défend mal les héros. 6+6 b
Bacchus, le thyrse en main et la face rougie, 6+6 a
290 Excite l’univers à la mystique orgie. 6+6 a
Il se roule en chantant sur le crin des lions ; 6+6 b
La sève autour de lui bouillonne ; les sillons 6+6 b
Versent le grain à flots ; les cratères s’allument ; 6+6 a
Un baume acre et puissant jaillit des fleurs qui fument. 6+6 a
295 Près du dieu les volcans, les torrents et les bois 6+6 b
Donnent tout ce qu’ils ont de feu, d’ombre et de voix ; 6+6 b
Le Satyre hurlant se tord sous les caresses ; 6+6 a
Tous les êtres vivants confondent leurs ivresses, 6+6 a
Et notre terre enfin, dont l’axe est secoué, 6+6 b
300 Semble être une Ménade, et crier : Évohé ! 6+6 b
Dans l’ombre, au bord d’une eau que le croissant argente, 6+6 a
Écartant doucement le cytise et l’acanthe, 6+6 a
Comme un rêve divin Phébé vient se poser 6+6 b
Près du pasteur chéri qu’éveille son baiser. 6+6 b
305 La déesse a d’abord, du bois plein de mystère, 6+6 a
Chassé Faunes, Sylvains. Sa beauté solitaire, 6+6 a
Vierge pour tous les dieux, garde ses doux secrets 6+6 b
Au seul Endymion, fils rêveur des forêts. 6+6 b
Il n’est arbre enchanté, fleur et source magique, 6+6 a
310 Que n’eût pas reproduit le ciseau liturgique. 6+6 a
L’urne au corps diaphane offre sur ses contours 6+6 b
Des eaux fuyant la main, des troncs saignant toujours. 6+6 b
Là pleure le rocher et l’écorce palpite, 6+6 a
Quand la hache a blessé la nymphe qui l’habite. 6+6 a
315 Là, par sa langueur folle à la terre attaché, 6+6 b
Sur son miroir Narcisse est à jamais penché, 6+6 b
Et végète absorbé dans l’amour de lui-même. 6+6 a
Là, pour orner le front du jeune dieu qui l’aime, 6+6 a
Un laurier abondant cache à demi Daphné. 6+6 b
320 Là, des doigts de Lotis un fruit est déjà né, 6+6 b
Et son corps virginal, dont le pied prend racine, 6+6 a
Semble une fleur s’ouvrant sur sa tige divine. 6+6 a
Quelque chose d’humain transpire de partout, 6+6 b
Et de l’oiseau qui vole et de l’onde qui bout. 6+6 b
325 Chaque arbuste est paré d’une grâce ravie : 6+6 a
À le voir végéter, on comprend qu’il eut vie ; 6+6 a
Que les êtres issus d’un souffle universel 6+6 b
Font entre eux de la forme un échange éternel. 6+6 b
Enfin, du haut d’un mont, sous les pins et les chênes, 6+6 a
330 Pan, le riche berger, surveille ses domaines. 6+6 a
Les Nymphes près de lui sont assises en rond ; 6+6 b
Deux rameaux verdoyants jaillissent de son front ; 6+6 b
Sa main tient le syrinx appliqué sur sa lèvre, 6+6 a
Et le gazon en fleurs couvre ses pieds de chèvre. 6+6 a
335 Son visage reluit ; mille étoiles en feu 6+6 b
Argentent comme un ciel sa poitrine : le dieu 6+6 b
Mêle ainsi dans son corps, peint suivant le vieux rite, 6+6 a
Ce qui vit ou végète avec ce qui gravite. 6+6 a
Autour, l’herbe est épaisse et les bois sont touffus ; 6+6 b
340 Les grands vallons sont pleins de murmures confus. 6+6 b
Là, taureaux et brebis, loups, hydres, sphinx énormes, 6+6 a
Hommes de divers sang, monstres de toutes formes, 6+6 a
Dans l’herbe, dans les blés, dans les marais épars, 6+6 b
Semblent depuis mille ans paître sous ses regards. 6+6 b
345 Au loin la mer blanchit sous les pas de la houle. 6+6 a
Au-dessus, dans l’éther, comme un sable qui roule, 6+6 a
Des milliers d’astres d’or luisent sur chaque lieu 6+6 b
Du cercle universel dont Pan est le milieu. 6+6 b
Lui, qui fait obéir cet empire à sa flûte, 6+6 a
350 Des éléments discords apaise ainsi la lutte. 6+6 a
Roi fort et pacifique, harmonieux pasteur, 6+6 b
Modérant la vitesse et pressant la lenteur, 6+6 b
Donnant le ton aux voix de l’homme, aux bruits champêtres, 6+6 a
Il conduit en chantant le grand troupeau des êtres. 6+6 a
355 Les hommes admiraient ces tableaux merveilleux ; 6+6 b
Et, tandis qu’à genoux ils priaient tous ces dieux, 6+6 b
Grave et haute, une voix — on eût dit l’antre même 6+6 a
Se mit à proférer l’enseignement suprême. 6+6 a
Ce qu’elle remua d’ombres et de clarté, 6+6 b
360 De terreurs ou d’espoir, nul ne l’a raconté ; 6+6 b
Mais tant qu’elle parla, ces mortels pleins d’audace 6+6 a
Pâlirent en suant une sueur de glace. 6+6 a
Quelques fantômes vains s’effaçaient de leurs yeux, 6+6 b
Mais un jour effrayant creusait son vide entre eux, 6+6 b
365 Et devant sa lueur, qui chassait des chimères, 6+6 a
Ils voyaient s’éclipser bien des figures chères ! 6+6 a
Quand l’oracle se tut, une invisible main 6+6 b
Frappa le vase ardent, qui se rompit soudain, 6+6 b
Et de dieux en débris la terre fut couverte. 6+6 a
370 S’élançant à grands jets de sa prison ouverte, 6+6 a
La flamme inonde l’antre. Éblouis, aveuglés, 6+6 b
Par ces vives splendeurs sentant leurs yeux brûlés, 6+6 b
Regrettant l’ombre antique, et fuyant la lumière, 6+6 a
Les hommes à grands pas sortent du sanctuaire. 6+6 a
III
375 La grève d’Éleusis entendit des sanglots 6+6 b
Se mêler, tout le soir, au bruit calme des flots, 6+6 b
Et des pas retentir, et des voix désolées 6+6 a
Se plaindre en chœur dans l’ombre ou gémir isolées. 6+6 a
LE CHŒUR
Ah ! la terre est déserte et le ciel dépeuplé ! 6+6 b
380 Quel est ce dieu secret dont l’oracle a parlé ? 6+6 b
Pourquoi s’enferme-t-il en des lieux invisibles ? 6+6 a
Les nôtres se montraient sous des formes sensibles, 6+6 a
Et les hommes ravis adoraient sans efforts 6+6 b
Les esprits immortels vêtus de ces beaux corps ! 6+6 b
385 Mais toi, dieu solitaire au delà des nuages, 6+6 a
Qui saura pour l’autel nous tailler tes images, 6+6 a
De quelles fleurs te ceindre, et de quels traits t’armer ; 6+6 b
Et, si nul ne te voit, qui donc pourra t’aimer ? 6+6 b
Ô Grèce ! si ces dieux n’étaient rien que tes rêves ! 6+6 a
390 Quel doigt sculpta si bien les contours de tes grèves ? 6+6 a
Est-ce pour y loger une ombre et de vains noms 6+6 b
Que tes fils ont bâti les sacrés Parthénons ? 6+6 b
Adore un dieu plus fort, si l’homme l’imagine, 6+6 a
Que ceux qui t’ont donné Platée et Salamine ! 6+6 a
395 Pour l’immortel souper qu’attend Léonidas, 6+6 b
Trouve un autre Élysée ouvert à tes soldats ! 6+6 b
Quand on aura brisé les images des temples, 6+6 a
De quels dieux nos héros suivront-ils les exemples ? 6+6 a
Les autels vont crouler, les vertus avec eux… 6+6 b
400 Ah ! s’il est temps encor, rendez-nous nos faux dieux ! 6+6 b
UN STATUAIRE
N’allez plus, ô nochers, pour des œuvres sans gloire, 6+6 a
Ravir à l’Orient son or et son ivoire ! 6+6 a
Fuyons le Pentélique où sculptaient nos aïeux, 6+6 b
Et la blanche Paros, cette mine de dieux. 6+6 b
405 Jetons loin nos ciseaux, outils sacrés naguères, 6+6 a
Qui ne traceront plus que des formes vulgaires, 6+6 a
Nos marbres encensés trônaient sur les autels : 6+6 b
Ceux qui faisaient des dieux feront-ils des mortels ! 6+6 b
Grèce, où l’amour des dieux, chaleur douce et bénie, 6+6 a
410 Comme un fruit de ton sol fait mûrir le génie, 6+6 a
Grèce, Olympe terrestre où respirent encor 6+6 b
Mille habitants du ciel parés de jaspe et d’or, 6+6 b
Qui pourra retrouver, une fois abattues, 6+6 a
Le moule harmonieux d’où sortaient tes statues ? 6+6 a
415 Nos fils à l’idéal s’essayeront en vain ; 6+6 b
Les hommes ont brisé leur modèle divin. 6+6 b
Vous fuirez les regards des ouvriers profanes, 6+6 a
Ô Nymphes qui veniez en des nuits diaphanes, 6+6 a
Vous tenant par la main, formant des pas en rond, 6+6 b
420 Les cheveux dénoués et des fleurs sur le front, 6+6 b
Sans que rien lui voilât vos beautés ingénues, 6+6 a
Devant l’artiste saint poser chastes et nues. 6+6 a
Sèche, ô pâle ouvrier, autour des blocs pesants ; 6+6 b
Recommence vingt fois tes calculs épuisants ; 6+6 b
425 Avec l’esprit d’en haut que ta main rivalise ; 6+6 a
Cherche avec quel ciseau le beau se réalise ; 6+6 a
Tâche de remplacer l’amour à force d’art, 6+6 b
Ou, las de méditer, invoque le hasard. 6+6 b
Que l’orgueil soit ton guide ; insulte aux vieux mystères, 6+6 a
430 Et ris des visions que copiaient tes pères ; 6+6 a
En un sombre atelier mange ton pain amer. 6+6 b
Ah ! tu ne verras plus des vagues de la mer, 6+6 b
Sur la rive sacrée à tes pas interdite, 6+6 a
Sortir, le front riant, l’amoureuse Aphrodite ; 6+6 a
435 Moins blanche qu’eux l’écume errait sur ses beaux piés 6+6 b
Gardant ses doux attraits de ses deux bras pliés, 6+6 b
Belle comme jamais ne l’eût offerte un rêve, 6+6 a
Nous la vîmes ainsi de nos yeux sur la grève ; 6+6 a
Et nous avons tracé dans un marbre enchanté 6+6 b
440 Votre empreinte idéale, ô Grâce ! ô Volupté ! 6+6 b
Si le dieu, supplié jusqu’en son sanctuaire, 6+6 a
Ne veut pas révéler sa face, ô statuaire, 6+6 a
Si ton cœur ne tressaille aux approches du beau, 6+6 b
Si l’or d’un homme impur a payé ton ciseau, 6+6 b
445 Si pour donner son être à la pierre choisie, 6+6 a
Sans attendre l’esprit, tu suis la fantaisie ; 6+6 a
Jamais devant ton œuvre exposée au saint lieu, 6+6 b
Les peuples ne diront tremblants : Voilà le dieu ! 6+6 b
Si l’Olympe est un mot, si, d’un signe de tête, 6+6 a
450 Nul dieu n’en fait tomber la vie et la tempête, 6+6 a
Assis sur son grand aigle et la foudre en ses mains, 6+6 b
Et ne joue à son gré des dieux et des humains ; 6+6 b
Si jamais une vierge aux allures hautaines 6+6 a
Du beau sceptre de l’art ne vint douer Athènes ; 6+6 a
455 Si devant toi jamais ils n’ont paru tous deux, 6+6 b
Aux confins du réel agrandis à tes yeux, 6+6 b
Lui, flamboyant d’éclairs que sa droite balance, 6+6 a
Elle, portant l’égide et le casque et la lance ; 6+6 a
Pourquoi ne peut-on voir ton Zeus et ta Pallas, 6+6 b
460 Sans tomber à genoux, ô divin Phidias ? 6+6 b
Vous que nul dieu n’ira visiter dans vos veilles, 6+6 a
Mortels pour qui l’Olympe a perdu ses merveilles, 6+6 a
Dans l’atmosphère humaine en vain vous glanerez 6+6 b
Pour unir en faisceau des rayons séparés ; 6+6 b
465 Les éléments du beau, réunis par contrainte, 6+6 a
Manqueront sous vos doigts de la céleste empreinte ; 6+6 a
Peut-être atteindrez-vous un fini glacial, 6+6 b
Mais jamais la beauté, mais jamais l’idéal ! 6+6 b
LE CHŒUR
Une voix chante, ô Mer ! et gronde sous tes lames, 6+6 a
470 Une flamme en jaillit, le soir, au choc des rames. 6+6 a
Un caprice inconnu règne au fond de tes eaux, 6+6 b
Tu berces tour à tour ou brises les vaisseaux ; 6+6 b
Ton immense regard s’assombrit ou s’éclaire, 6+6 a
On dirait que tu sens l’amour et la colère. 6+6 a
475 La terre et toi luttez ; tu bats son vieux rempart ; 6+6 b
Vous avez toutes deux votre existence à part. 6+6 b
Sous tes grands bras d’athlète ou tes beaux seins de femme, 6+6 a
Corps mobile et sans borne, oh ! n’as-tu pas une âme ? 6+6 a
Mille esclaves, ô Mer ! peuplent tes flots sacrés, 6+6 b
480 En toi la vie abonde à ses mille degrés, 6+6 b
Et comme chez un roi, dans tes profonds domaines, 6+6 a
Des trésors inouïs bravent les mains humaines. 6+6 a
Sur tes plaines d’azur volent des coursiers blancs 6+6 b
Dont les crins écumeux battent les larges flancs ; 6+6 b
485 Leur foule en hennissant t’adore et t’accompagne, 6+6 a
Quand tu viens sur ton char haut comme une montagne, 6+6 a
Des troupeaux monstrueux paissent dans tes forêts, 6+6 b
Nul chasseur ne les suit dans tes antres secrets ; 6+6 b
Là tu dors dans ta force après tes jours d’orages. 6+6 a
490 L’homme cueille en tremblant la nacre sur tes plages, 6+6 a
Dérobe le corail à tes murs de granit, 6+6 b
Mais nul n’a vu les bords où ton palais finit, 6+6 b
L’esprit seul peut plonger plus loin que ta surface ; 6+6 a
Sur ton front éternel nul sillon ne fait trace ; 6+6 a
495 À ton empire il n’est ni termes ni milieu ; 6+6 b
Qu’es-tu, vieil Océan, si tu n’es pas un dieu ? 6+6 b
Et toi que rien ne heurte en ta route azurée, 6+6 a
Toi dont les pas égaux mesurent la durée, 6+6 a
Feu voyageur, Soleil ! qui t’a donné l’essor ? 6+6 b
500 Si tu n’as ni coursiers, ni char, ni rênes d’or, 6+6 b
Si tu n’es pas d’un dieu l’étincelant quadrige 6+6 a
Quelle force t’entraîne, et quel bras te dirige ? 6+6 a
Chaque terre a sa part de tes dons enflammés ; 6+6 b
Mais il est des pays qui sont tes bien-aimés. 6+6 b
505 Ah ! si tu restes sourd au culte qu’on t’adresse, 6+6 a
D’où vient cette beauté dont se pare la Grèce, 6+6 a
Et pourquoi sur son front, de tes baisers couvert, 6+6 b
Germe avec tant de fleurs un laurier toujours vert ? 6+6 b
Nourrice aux larges flancs, aux tempes crénelées, 6+6 a
510 Ton char à deux lions roulait dans les vallées ; 6+6 a
Tous les êtres vivants, par toi multipliés, 6+6 b
Venaient boire à ton sein et jouer sur tes piés ; 6+6 b
Mais, ô Terre ! ô Cybèle ! ô mère qu’on délaisse ! 6+6 a
L’homme aime mieux t’avoir esclave que déesse, 6+6 a
515 Et trouve, hélas ! plus doux tes dons de chaque jour 6+6 b
S’il les doit à sa force et non à ton amour ! 6+6 b
Sèvre ce rude enfant qui brise sa lisière, 6+6 a
Et boit mêlé de sang le lait qu’offre sa mère ! 6+6 a
Tarisse ta mamelle et ton flanc dévasté, 6+6 b
520 O Terre, c’en est fait de ta divinité ! 6+6 b
UN ADOLESCENT
Dans le champ paternel que l’Ilissus arrose, 6+6 a
Lorsque je vis Myrtho cueillant le laurier-rose, 6+6 a
L’amour ne chantait pas encore dans son cœur ; 6+6 b
Elle me désolait avec son air moqueur ; 6+6 b
525 Près d’elle sans rougir m’attirait sur les gerbes. 6+6 a
Quand elle avait couru tout le soir dans les herbes 6+6 a
Et trouvé quelque nid, rien ne lui manquait plus ; 6+6 b
Elle avait cependant ses quinze ans révolus, 6+6 b
Et, sans qu’une étincelle allât jusqu’à son âme, 6+6 a
530 L’enfant, elle jouait sous mes regards de flamme ! 6+6 a
J’immolai deux chevreaux dans le temple d’Éros, 6+6 b
Et le dieu réveilla ce marbre de Paros. 6+6 b
Myrtho m’avait quitté pour le Thébain Évandre ; 6+6 a
Ni larmes ni présents n’obtenaient un mot tendre ; 6+6 a
535 Ses yeux, muets pour moi, parlaient à l’étranger ; 6+6 b
Quel caprice ou quel philtre avait pu la changer ? 6+6 b
Et moi, de son erreur pour la guérir plus vite, 6+6 a
J’apporte une colombe à l’autel d’Aphrodite, 6+6 a
Et le soir Myrtho vient s’offrir à mes baisers 6+6 b
540 En tremblant à son tour de les voir refusés. 6+6 b
Si l’arc d’Éros se brise, et si tu meurs, déesse, 6+6 a
Si tu ne prêtes plus aux femmes de la Grèce 6+6 a
Ta magique ceinture et lui son carquois d’or, 6+6 b
Quel charme le printemps nous garde-t-il encor ? 6+6 b
545 Quel dieu fera chanter les nids sous les charmilles 6+6 a
Et mettra le désir au cœur des jeunes filles, 6+6 a
Et comment éclôront sur un sol attristé 6+6 b
Les deux célestes fleurs, l’amour et la beauté ? 6+6 b
Meure l’Olympe entier si nous sauvons les roses 6+6 a
550 Les vieillards pleureront les dieux vieux et moroses 6+6 a
Moi, j’avais froid au cœur devant ces rois grondants ; 6+6 b
Ah ! prenne qui voudra leur foudre et leurs tridents ! 6+6 b
Mais, ô vertes Palès, ô Muses, ô Charites, 6+6 a
Prêtresses aux doux yeux dont nous suivons les rites, 6+6 a
555 Nymphes au chant liquide, ô reines des forêts 6+6 b
Qui des amants heureux protégez les secrets, 6+6 b
Cypris au sein de neige, à l’haleine de flamme, 6+6 a
Éros, ô bel archer si doux à percer l’âme, 6+6 a
Ô vous par qui l’on aime, ô chœur mélodieux, 6+6 b
560 Ne survivrez-vous pas à cette mort des dieux ? 6+6 b
LE CHŒUR
« Homme, si, las d’amour, la soif du vrai t’altère, 6+6 a
Bois à la même source où s’abreuva ton père ; 6+6 a
N’y creuse pas le sable en cherchant d’où vient l’eau 6+6 b
Pour que le flot abonde et jaillisse en ruisseau : 6+6 b
565 L’onde se troublerait, et sous ta main déçue 6+6 a
Peut-être en la sondant tu fermerais l’issue. » 6+6 a
Nos vieillards nous l’ont dit, et nous avons ri d’eux ! 6+6 b
Et te voilà tarie, ô source des aïeux ! 6+6 b
Insensés qui fouillez les racines des roses, 6+6 a
570 Respirez le parfum sans nul souci des causes ! 6+6 a
Quand vous aurez levé tous les voiles sacrés 6+6 b
Des flancs de la nature avec art déchirés, 6+6 b
Quand vos doigts toucheront les germes de la vie, 6+6 a
Que du ventre au tombeau votre œil l’aura suivie, 6+6 a
575 Que le monde en débris vous aura laissé voir 6+6 b
Les intimes ressorts qui le faisaient mouvoir, 6+6 b
Quand ton œuvre d’orgueil enfin sera complète, 6+6 a
Que nous restera-t-il, ô science ? un squelette ! 6+6 a
Nous avions une mère et nous buvions son lait, 6+6 b
580 Une mère au front pur et dont l’œil nous parlait ; 6+6 b
Par de molles chansons pleines de rêverie, 6+6 a
Elle nous endormait sur sa robe fleurie ; 6+6 a
Des corbeilles de fruits étaient sur ses genoux, 6+6 b
Nos frères les oiseaux partageaient avec nous ; 6+6 b
585 Elle avait le secret d’être féconde et belle 6+6 a
Et de rester la même étant toujours nouvelle. 6+6 a
Mais l’orgueil et l’ennui nous prirent sur ses bras. 6+6 b
— Ô Nature ! pardonne à tes enfants ingrats. — 6+6 b
Nous avons immolé, sans crainte, sans mémoire, 6+6 a
590 Au tourment de chercher le doux repos de croire ; 6+6 a
Le chant intérieur en nous n’a plus chanté 6+6 b
Et nous ne t’avons plus, sainte naïveté ! 6+6 b
LE POÈTE
Un chœur au fond des bois invite le poète ; 6+6 a
Pan l’attire d’un signe, et l’emporte à sa fête. 6+6 a
595 Un chant alternatif de rire et de sanglots 6+6 b
Sort de tous les rameaux, jaillit de tous les flots, 6+6 b
Quand l’homme va toucher l’arbuste ou la fontaine, 6+6 a
Il voit fuir en dansant quelque forme lointaine ; 6+6 a
Des fleurs et des gazons que foule un pied pensif, 6+6 b
600 De la mousse où l’on dort s’échappe un cri lascif ; 6+6 b
Au bord de l’antre obscur glisse une tête blonde ; 6+6 a
Des yeux fascinateurs nous attirent sous l’onde ; 6+6 a
Le feuillage palpite, et crie à nos côtés ; 6+6 b
La montagne répond aux mots qu’on a jetés ; 6+6 b
605 Le sol fume et mugit, l’eau pleure, les troncs saignent ; 6+6 a
Partout ce sont des voix qui chantent ou se plaignent ; 6+6 a
Le monde est plein de dieux cachés sous mille noms, 6+6 b
C’est ce chœur qui nous parle, et que nous comprenons ! 6+6 b
Et vous deviez nous fuir, peuple aux danses joyeuses, 6+6 a
610 Dryades dont l’œil noir brille au creux des yeuses, 6+6 a
Nymphes aux seins rougis des baisers des Sylvains, 6+6 b
Adieu l’antre prophète et les arbres devins ! 6+6 b
Adieu les songes d’or qui peuplent les vieux aunes, 6+6 a
Les meutes d’Artémis et le sirynx des Faunes ! 6+6 a
615 Un deuil silencieux va peser sur nos champs ; 6+6 b
Car les dieux ne sont plus qui conduisaient les chants ! 6+6 b
A qui conterons-nous nos souffrances secrètes 6+6 a
Et qui nous répondra dans les saintes retraites ! 6+6 a
Si la nature est vide, et si les dieux sont morts ; 6+6 b
620 S’il ne nous reste plus ici-bas que leurs corps ; 6+6 b
Si les mers, les forêts n’ont rien qui sente et veuille 6+6 a
Quand la vague se gonfle et quand tremble la feuille ; 6+6 a
Si les flammes des soirs, la pluie et les zéphirs, 6+6 b
Ne sont pas des regards, des pleurs et des soupirs ; 6+6 b
625 Si l’homme, dans la source où son âme est trempée, 6+6 a
Peut plonger en tous sens sans trouver la Napée ; 6+6 a
Si tout enfin, les cieux, les vents, les mers, les nuits, 6+6 b
Au lieu d’avoir des voix, n’ont plus rien que des bruits ; 6+6 b
Qu’écoutons-nous encor ? Sur nos lyres muettes 6+6 a
630 Penchons-nous pour pleurer et pour mourir, poètes ! 6+6 a
LE CHŒUR
Heureux le toit caché dans l’ombre et vert de mousse, 6+6 b
Où l’homme est à l’abri de l’ardeur qui nous pousse, 6+6 b
Adore sans orgueil les Lares paternels, 6+6 a
Son fleuve, sa forêt, les astres éternels, 6+6 a
635 Et la nuit qui le berce, et l’aube qui l’éveille, 6+6 b
Et les riches saisons qui comblent sa corbeille, 6+6 b
Et tous ces dieux amis, ces esprits familiers 6+6 a
Errant dans la nature avec lui par milliers ! 6+6 a
Jamais l’homme n’est seul dans ces douces vallées, 6+6 b
640 D’hôtes chers et sacrés son cœur les voit peuplées ; 6+6 b
Tout lui parle, il comprend, il répond en tout lieu : 6+6 a
Chaque être qui l’entoure est son frère ou son dieu ! 6+6 a
Dans le sentier paisible où sa marche est bornée, 6+6 b
Comme l’eau suit son cours, il suit sa destinée ; 6+6 b
645 Son joug facile ou dur ne l’a pas révolté : 6+6 a
Il meurt sans avoir craint et sans avoir douté ! 6+6 a
Mais si, las d’adorer, il sonde la nature ; 6+6 b
S’il chérit moins la paix qu’il ne hait l’imposture ; 6+6 b
Si, pour voir ses dieux nus dans leurs antres secrets, 6+6 a
650 Il trouble leur sommeil de ses pas indiscrets ; 6+6 a
Pour les faire parler, s’il veut les mettre aux chaînes ; 6+6 b
S’il creuse leurs ruisseaux, et s’il fend leurs vieux chênes, 6+6 b
Alors des eaux, de l’air, des fleurs, de toutes parts, 6+6 a
Comme des vols d’oiseaux s’en vont les dieux épars ; 6+6 a
655 Et, trompé comme nous dans son attente avide, 6+6 b
Il s’assied, l’œil en pleurs, seul en face du vide. 6+6 b
Dans ce morne royaume il cherche avec effroi 6+6 a
Après les dieux tombés quel est le dernier roi ! 6+6 a
UNE VOIX
La terre est conviée à des fêtes prochaines : 6+6 b
660 L’ombre antique s’efface, et l’esprit rompt ses chaînes, 6+6 b
Hommes, ne pleurons pas sur nos dieux qui sont morts 6+6 a
Saluons leur sépulcre, et partons sans remords ! 6+6 a
Aux vieux troncs consumés par le temps et la foudre 6+6 b
Succède un bois plus vert engraissé de leur poudre ; 6+6 b
665 La forêt d’âge en âge a des jets plus puissants, 6+6 a
Et nous pourrons à l’ombre y reposer mille ans. 6+6 a
Jamais le ciel n’est vide, et les races divines 6+6 b
En fécondent le sol sous leur saintes ruines : 6+6 b
Leur grande âme s’épure au fond de ces tombeaux : 6+6 a
670 D’autres dieux vous naîtront plus jeunes et plus beaux ! 6+6 a
Quand le voile est tombé jusqu’aux pieds de l’amante, 6+6 b
Tandis qu’elle résiste en sa pudeur charmante, 6+6 b
L’amant regrette-t-il, en voyant ses beautés, 6+6 a
Les fleurs, la pourpre et l’or de son sein écartés ? 6+6 a
675 Homme, la blanche vierge à tes mains interdite, 6+6 b
Que tu dois pressentir sous le voile du mythe, 6+6 b
La douce Vérité cédant à ton amour, 6+6 a
Arrache de son corps un voile chaque jour ; 6+6 a
Chaque jour elle veut qu’on voie ou qu’on devine 6+6 b
680 Quelques grâces de plus dans sa forme divine ; 6+6 b
C’est ton amante encor sous des habits nouveaux : 6+6 a
Au lieu de la déesse aimais-tu ces lambeaux ? 6+6 a
Laisse, artiste sacré, crouler tes vieux modèles, 6+6 b
Sans détacher ta main de tes marbres fidèles ; 6+6 b
685 Quand nul dieu ne s’impose à ton libre ciseau, 6+6 a
Écoute ta pensée et cherche l’art nouveau. 6+6 a
Si la blanche Aphrodite a déserté les grèves, 6+6 b
Contemple les beautés qui peuplèrent tes rêves ; 6+6 b
Vers l’Olympe désert ne tourne plus les yeux, 6+6 a
690 Regarde dans ton cœur, c’est là que sont les dieux ! 6+6 a
Cueille les fleurs et l’or pour vêtir ces idoles, 6+6 b
De cent rayons épars tresse leurs auréoles. 6+6 b
Glane, ô puissante abeille, en tout notre univers, 6+6 a
La forme et la couleur, trésors toujours ouverts. 6+6 a
695 Mêle dans le creuset, pour ton œuvre hardie, 6+6 b
Le réel au possible ; imagine, étudie. 6+6 b
Vois les taureaux bondir ; vois danser sur les prés 6+6 a
Les filles aux doux yeux ; dans les couchants dorés, 6+6 a
Vois saillir des grands monts les arêtes chenues, 6+6 b
700 Et la pourpre échancrer le noir profil des nues. 6+6 b
Vois l’aube nuancer la mer de mille tons ; 6+6 a
Le lotus découper ses fleurs hors des boutons, 6+6 a
Les nids s’entrelacer sur le chêne difforme : 6+6 b
Vois comme le grand tout se sculpte et se transforme. 6+6 b
705 Mêle, quand tu pétris, l’argile entre tes mains. 6+6 a
Des gouttes d’eau du ciel à quelques pleurs humains. 6+6 a
Prends un peu de ton âme, un peu de la nature, 6+6 b
Aux baisers du soleil expose la figure ; 6+6 b
Dès que luira son front doré par leur reflet, 6+6 a
710 Ébauché dans ton cœur, le dieu sera complet ! 6+6 a
Éros, le dieu vermeil que la mort décolore, 6+6 b
Expire sur les fleurs qu’il vient de faire éclore. 6+6 b
Pose, ô cœur de seize ans, tes baisers sur son front, 6+6 a
Mais sans larme : à leur dieu les roses survivront. 6+6 a
715 Va ! les tendres soucis, les langueurs, les ivresses, 6+6 b
La volupté des pleurs, l’âcreté des caresses, 6+6 b
Ces flèches de son arc, ces feux de ses autels, 6+6 a
Ces mille maux si doux, enfant, sont immortels ! 6+6 a
L’homme peut voir crouler ses temples d’âge en âge. 6+6 b
720 Les débris de ses lois s’amasser par étage, 6+6 b
Ses soleils s’éclipser et brûler tour à tour, 6+6 a
Vivre sans rois, sans dieux, mais jamais sans amour ! 6+6 a
Garde ton âme ouverte aux saintes voix du monde ; 6+6 b
Poète, écoute encor les vents, les bois et l’onde ! 6+6 b
725 La main qui de leurs nids chasse les vieux démons 6+6 a
Va loucher le clavier des vagues et des monts, 6+6 a
Et l’hymne où mille cris jetaient un sens étrange 6+6 b
Tu l’entendras chanter, pur de tout vil mélange. 6+6 b
Chaque jour écartant un vain sujet d’effroi, 6+6 a
730 La nature s’approche et tend les bras vers toi ; 6+6 a
Vous pourrez vous aimer et vous parler en face ; 6+6 b
Plus d’œil caché dans l’ombre et d’Argus qui vous glace. 6+6 b
Sans passer à travers les flûtes des Sylvains, 6+6 a
Le vent de sa poitrine aura des sons divins ; 6+6 a
735 Sa voix, de jour en jour moins mystique et plus tendre, 6+6 b
T’expliquera les mots que nul n’a su comprendre ; 6+6 b
À son grand livre ouvert, dans un antre inconnu, 6+6 a
Comme en ton propre cœur tu pourras lire à nu. 6+6 a
Vous serez confondus dans un hymen suprême ; 6+6 b
740 Tu croiras dans ces bruits t’ouïr chanter toi-même : 6+6 b
Car cette âme qui coule et mugit dans les bois 6+6 a
S’agite dans ton sang, soupire dans ta voix. 6+6 a
Au lieu du vieux chaos où luttaient les génies, 6+6 b
Un monde va s’ouvrir tout peuplé d’harmonies, 6+6 b
745 Et tu seras le cri de ce dieu souverain 6+6 a
Qui se parle à lui-même avec l’organe humain ! 6+6 a
Hommes ! l’ardent soleil dont un âge s’éclaire 6+6 b
Est pour l’âge qui suit un feu crépusculaire ; 6+6 b
Le flambeau de vos fils, qui d’avance vous luit, 6+6 a
750 Près du jour à venir est encore une nuit ! 6+6 a
À chaque heure l’éther brille de plus de flamme, 6+6 b
Et pour s’en pénétrer s’élargit l’œil de l’âme. 6+6 b
Chaque jour ce grand lac qui croit incessamment 6+6 a
Réfléchit plus au loin l’azur du firmament ; 6+6 a
755 Chaque jour il enferme une nouvelle étoile ; 6+6 b
Le ciel, pour s’y mirer jette son dernier voile, 6+6 b
Jusqu’à l’embrassement immense et triomphal 6+6 a
Où doivent s’absorber la terre et l’idéal. 6+6 a
Alors, dans l’Océan, dont elles sont les gouttes, 6+6 b
760 Pour n’en sortir jamais les âmes fondront toutes, 6+6 b
Et chaque être vivra dans un être commun, 6+6 a
Et la lumière et l’œil, enfin, ne seront qu’un ! 6+6 a
À cette heure douteuse où le jour lutte encore, 6+6 b
Tournez donc vos regards du côté de l’aurore ; 6+6 b
765 En rappelant à vous l’antique obscurité 6+6 a
N’entravez pas ce char dans l’azur emporté. 6+6 a
Tout autre astre pâlit et s’efface d’avance, 6+6 b
Sitôt que dans l’éther l’ardent cocher s’élance ; 6+6 b
À sa splendeur royale accoutumez vos yeux, 6+6 a
770 Et laissez sans regret fuir le peuple des cieux ! 6+6 a
Marchez vers l’orient en troupes fraternelles ; 6+6 b
Pour un hôte nouveau cueillez des fleurs nouvelles, 6+6 b
Et sous un même toit allez vous réunir 6+6 a
Pour recevoir en paix celui qui doit venir. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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