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LAP_4/LAP14
Victor de LAPRADE
ODES ET POÈMES
1844
LIVRE DEUXIÈME
III
ALMA PARENS
« J’irai boire l’eau vierge aux sources des grands fleuves, 6+6 a
Mes pieds se poseront sur l’azur du glacier. 6+6 b
Je veux baigner mon corps aux flots des brises neuves, 6+6 a
L’éther le trempera comme l’onde l’acier. 6+6 b
5 Dormons sur une cime avec effort gravie ; 6+6 a
Dans la neige éternelle il faut laver nos mains ; 6+6 b
L’air fait mouvoir là-haut des principes de vie ; 6+6 a
Allons l’y respirer pur des souffles humains. 6+6 b
J’emprunterai ma force aux forces maternelles ; 6+6 a
10 Nature, ouvre tes bras à ton fils épuisé, 6+6 b
Laisse ma bouche atteindre à tes fortes mamelles : 6+6 a
Jamais l’homme à ton sein n’a vainement puisé. 6+6 b
Je veux monter si haut sur les Alpes sublimes, 6+6 a
Que rien ne vienne à moi des miasmes d’en bas ; 6+6 b
15 Un nuage à mes pieds couvrira les abîmes, 6+6 a
Si le monde rugit, je ne l’entendrai pas ! 6+6 b
Votre regard s’arrête au flanc noir de la nue : 6+6 a
Moi, j’en verrai d’en haut le côté lumineux. 6+6 b
J’embrasserai de l’âme une sphère inconnue, 6+6 a
20 Je toucherai des mains ce qui fuit à vos yeux. 6+6 b
Montons ! le vent se meurt aux pieds du roc immense, 6+6 a
Le doute ne saurait flotter sur ce haut lieu ; 6+6 b
Montons ! enveloppé de calme et de silence, 6+6 a
Sur ces larges trépieds j’entendrai parler Dieu. 6+6 b
25 L’air aspiré là-haut vivra dans ma poitrine, 6+6 a
Dans l’ombre de la plaine un rayon me suivra ; 6+6 b
Ceux qui m’ont vu gravir pesamment la colline 6+6 a
Ne reconnaîtront plus l’homme qui descendra. » 6+6 b
Ainsi je me parlais, plein d’un espoir insigne. 6+6 a
30 J’ai suivi sans tarder ce guide intérieur ; 6+6 b
Du faîte de leurs tours les Alpes m’ont fait signe, 6+6 a
Et sur leurs blancs degrés j’ai versé ma sueur. 6+6 b
Plus haut que le sapin, plus haut que le mélèze, 6+6 a
Sur la neige sans tache au soleil j’ai marché ; 6+6 b
35 Dans l’éther créateur je me baigne à mon aise ; 6+6 a
Le monde où j’aspirais, mes deux pieds l’ont touché. 6+6 b
J’ai dormi sur les fleurs qui viennent sans culture, 6+6 a
Dans les rhododendrons j’ai fait mon sentier vert ; 6+6 b
J’ai vécu seul à seule avec vous, ô nature ! 6+6 a
40 Je me suis enivré des senteurs du désert. 6+6 b
Je me suis garanti de toute voix humaine 6+6 a
Pour écouter l’eau sourdre et la brise voler ; 6+6 b
J’ai fait taire mon cœur et gardé mon haleine 6+6 a
Pour recevoir l’esprit qui devait me parler. 6+6 b
45 Et voilà qu’entouré de cimes argentées, 6+6 a
Cueillant le noir myrtil, buvant un flot sacré, 6+6 b
Goûtant sous les sapins les ombres souhaitées, 6+6 a
Libre dans mes déserts, voilà que j’ai pleuré ! 6+6 b
Le soleil dore en vain les Alpes jusqu’au faîte ; 6+6 a
50 Si je plonge en mon cœur, toujours de l’ombre au fond 6+6 b
J’ai rencontré le sphinx en cherchant le prophète ; 6+6 a
L’avide immensité m’absorbe et me confond. 6+6 b
Est-ce donc par orgueil que ton front nous attire, 6+6 a
Est-ce pour éblouir que ton œil resplendit. 6+6 b
55 Ô nature ! et n’as-tu rien de plus à me dire 6+6 a
Que ces mots : Je suis grande et vous êtes petit ? 6+6 b
Est-ce pour mieux sentir ma défaillance intime 6+6 a
Que je suis venu, seul et si loin, t’implorer ? 6+6 b
Oh ! je n’ai pas besoin d’un oracle sublime 6+6 a
60 Pour me trouver débile et pour savoir pleurer ! 6+6 b
Pourquoi de tes enfants tromper la soif, ô mère ? 6+6 a
Il faut à leur poitrine un lait puissant et pur ; 6+6 b
Si tu ne fais jaillir qu’une boisson amère, 6+6 a
Pourquoi leur tendre encor tes mamelles d’azur ? 6+6 b
65 Pourquoi devant mes yeux ta paupière abaissée ? 6+6 a
Tout langage entre nous s’est-il déjà perdu ? 6+6 b
Je viens chercher en toi quelque sainte pensée ; 6+6 a
Pourquoi, d’un signe au moins, n’as-tu pas répondu ? 6+6 b
Mais, sans doute, mon âme était mal préparée ; 6+6 a
70 Les souvenirs d’en bas voilaient mon œil obscur ; 6+6 b
Pour l’huile de lumière et la manne sacrée 6+6 a
Le vase n’était pas d’un métal assez pur. 6+6 b
Peut-être l’eau terrestre a flétri ma poitrine ; 6+6 a
J’ai bu ces vins trompeurs dont tant d’hommes sont morts ; 6+6 b
75 Je frapperais en vain à la roche divine, 6+6 a
Je ne puis plus porter le breuvage des forts. 6+6 b
Serait-ce qu’une main invisible et jalouse 6+6 a
Entre nos saints baisers élève un mur d’effroi ? 6+6 b
Comme sur les beautés secrètes d’une épouse, 6+6 a
80 Dieu veut jeter peut-être un voile épais sur toi. 6+6 b
Il veut choisir lui-même et compter ses prophètes ; 6+6 a
Tout homme n’a pas droit au sacré rameau d’or ; 6+6 b
Dieu place à tes côtés d’austères interprètes, 6+6 a
L’anathème sur toi plane et menace encor. 6+6 b
85 Le colloque de l’homme et de la solitude 6+6 a
Te fait-il craindre, ô Dieu, ton nom mis en oubli ? 6+6 b
Tu veux le surveiller avec inquiétude. 6+6 a
Et tes prêtres ont dit quelque part : Vœ soli ! 6+6 b
Si, comme l’univers, l’âme est ta créature, 6+6 a
90 Pourquoi jeter entre eux cet abîme profond ? 6+6 b
Laisse s’entrelacer mon cœur et la nature. 6+6 a
Pourquoi tant de secret, si le bien est au fond ? 6+6 b
Un esprit de terreur habite dans l’espace, 6+6 a
Vole à travers les bois sur les eaux et dans l’air ; 6+6 b
95 Quand l’âme et le désert se trouvent face à face, 6+6 a
L’homme sent le frisson roidir toute sa chair. 6+6 b
La nature sourit comme une amante reine ; 6+6 a
Elle ouvre un sein vermeil, l’homme va s’y jeter ; 6+6 b
Et, quand son bras s’enlace au cou de la sirène, 6+6 a
100 Un bras plus fort se dresse entre eux pour l’arrêter. 6+6 b
Dans la source d’eau bleue où pour boire on se penche, 6+6 a
Il met la salamandre, il cache un sel amer ; 6+6 b
Sur l’ombre où l’on s’endort il suspend l’avalanche, 6+6 a
Sous la barque où l’on chante il fait gronder la mer. 6+6 b
105 Une secrète horreur qui trouble les plus braves 6+6 a
Entre le monde et nous s’étend pour le voiler ; 6+6 b
Notre âme et l’univers sont-ils donc des esclaves 6+6 a
À qui leur Dieu tremblant défend de se parler ? 6+6 b
Je voulais, ô nature, avoir un lit de mousse, 6+6 a
110 Y dormir avec toi couvert par la forêt ; 6+6 b
Mais ton œil tour à tour m’attire et me repousse : 6+6 a
De ma tristesse immense est-ce là le secret ? 6+6 b
Un air qui me supporte où donc le trouverai-je ? 6+6 a
Je n’ai pu m’enlever sur l’aile d’aucun vent ; 6+6 b
115 J’ai respiré l’ennui dans les fleurs, sur la neige ; 6+6 a
Les chênes n’ont pour moi qu’un ombrage énervant. 6+6 b
Serait-ce qu’à mon cœur la solitude pèse ? 6+6 a
Ne l’ai-je enfin trouvée, après tant de chemin, 6+6 b
Que pour dire aussi, moi, qu’elle est chose mauvaise, 6+6 a
120 Et pour y regretter le tourbillon humain ? 6+6 b
Peut-être en maudissant les prisons où nous sommes, 6+6 a
J’aurai trop présumé des vertus du désert ; 6+6 b
Plus que je ne l’ai cru l’homme a besoin des hommes ; 6+6 a
La terre ne dit rien s’ils cessent leur concert. 6+6 b
125 Mais ne blasphémons pas la nature éternelle, 6+6 a
Son lait pur coulera pour nous au jour marqué ; 6+6 b
Pour vivre de sa vie et tout comprendre en elle, 6+6 a
Je sens bien, ô mon cœur, ce qui vous a manqué. 6+6 b
Oui, la nature est morne autour du solitaire, 6+6 a
130 La fleur qu’il cueille est pâle et ses jours sont moins bleus, 6+6 b
Mais la terre sourit et parle sans mystère, 6+6 a
Quand sur sa robe verte on vient dormir à deux. 6+6 b
Elle livre par mille aux amants, aux poètes, 6+6 a
Les trésors qu’elle cache au sombre analyseur, 6+6 b
135 Et convie au secret de ses mystiques fêtes 6+6 a
L’homme ardent et serein qui pense avec le cœur. 6+6 b
Secoue, ô mon esprit, toutes tes peurs sans causes, 6+6 a
Soutiens vers l’infini ton essor filial, 6+6 b
Aspire aux vieux sommets, vois les sources des choses 6+6 a
140 Vois poindre sur les monts le soleil idéal. 6+6 b
Poursuis dans les déserts la grande âme du monde, 6+6 a
Fouille dans cette mer où chacun peut plonger ; 6+6 b
Chante, invoque, bénis : pour qu’elle te réponde. 6+6 a
C’est à force d’amour qu’il faut l’interroger. 6+6 b
145 Oui, l’homme, malgré tout, s’il aspire et s’il aime, 6+6 a
Au fond de l’univers voit un Dieu qui sourit. 6+6 b
Ô nature ! le mal n’est pas ton mot suprême, 6+6 a
L’ouragan fauche moins que le sol ne fleurit. 6+6 b
Oui, dans l’éclat divin dont ta face est empreinte, 6+6 a
150 C’est mieux que la grandeur que l’homme adore en toi ; 6+6 b
Quoique ton front chenu répande au loin la crainte, 6+6 a
Le nœud qui nous unit n’est pas un nœud d’effroi. 6+6 b
Car, même à travers l’ombre et le bruit des tempêtes, 6+6 a
Sur les rochers déserts où triste je rêvais, 6+6 b
155 Même au bas des glaciers qui craquaient sur nos têtes 6+6 a
Dans tes jours de colère et dans mes jours mauvais, 6+6 b
Sous tes sourcils froncés perçaient des yeux de mère, 6+6 a
Toujours près de l’absinthe une ruche de miel, 6+6 b
Toujours cent épis d’or pour une ivraie amère, 6+6 a
160 Et partout l’espérance, et partout l’arc-en-ciel ! 6+6 b
Partout, des eaux, de l’air, des arbres, de la mousse, 6+6 a
De la neige, des fleurs, des ténèbres, du jour, 6+6 b
Des antres et des nids, sortait une voix douce 6+6 a
Qui remplissait l’espace, et qui disait : Amour ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite périodique
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