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LAP_4/LAP12
Victor de LAPRADE
ODES ET POÈMES
1844
LIVRE DEUXIÈME
I
LE POÈME DE L’ARBRE
I
À UN GRAND ARBRE
L’esprit calme des dieux habite dans les plantes. 6+6 a
Heureux est le grand arbre aux feuillages épais ; 6+6 b
Dans son corps large et sain la sève coule en paix, 6+6 b
Mais le sang se consume en nos veines brûlantes. 6+6 a
5 À la croupe du mont tu sièges comme un roi ; 6+6 a
Sur ce trône abrité, je t’aime et je t’envie ; 6+6 b
Je voudrais échanger ton être avec ma vie, 6+6 b
Et me dresser tranquille et sage comme toi. 6+6 a
Le vent n’effleure pas le sol où tu m’accueilles ; 6+6 a
10 L’orage y descendrait sans pouvoir t’ébranler ; 6+6 b
Sur tes plus hauts rameaux, que seuls on voit trembler, 6+6 b
Comme une eau lente, à peine il fait gémir tes feuilles. 6+6 a
L’aube, un instant, les touche avec son doigt vermeil ; 6+6 a
Sur tes obscurs réseaux semant sa lueur blanche, 6+6 b
15 La lune aux pieds d’argent descend de branche en branche 6+6 b
Et midi baigne en plein ton front dans le soleil. 6+6 a
L’éternelle Cybèle embrasse tes pieds fermes ; 6+6 a
Les secrets de son sein, tu les sens, tu les vois ; 6+6 b
Au commun réservoir en silence tu bois, 6+6 b
20 Enlacé dans ces flancs où dorment tous les germes. 6+6 a
Salut, toi qu’en naissant l’homme aurait adoré ! 6+6 a
Notre âge, qui se rue aux lutte convulsives, 6+6 b
Te voyant immobile, a douté que tu vives, 6+6 b
Et ne reconnaît plus en toi d’hôte sacré. 6+6 a
25 Ah ! moi je sens qu’une âme est là sous ton écorce : 6+6 a
Tu n’as pas nos transports et nos désirs de feu, 6+6 b
Mais tu rêves, profond et serein comme un dieu, 6+6 b
Ton immobilité repose sur ta force. 6+6 a
Salut ! Un charme agit et s’échange entre nous. 6+6 a
30 Arbre, je suis peu fier de l’humaine nature ; 6+6 b
Un esprit revêtu d’écorce et de verdure 6+6 b
Me semble aussi puissant que le nôtre et plus doux. 6+6 a
Verse à flots sur mon front ton ombre qui m’apaise ; 6+6 a
Puisse mon sang dormir et mon corps s’affaisser ; 6+6 b
35 Que j’existe un moment sans vouloir ni penser : 6+6 b
La volonté me trouble, et la raison me pèse. 6+6 a
Je souffre du désir, orage intérieur ; 6+6 a
Mais tu ne connais, toi, ni l’espoir, ni le doute, 6+6 b
Et tu n’as su jamais ce que le plaisir coûte ; 6+6 b
40 Tu ne l’achètes pas au prix de la douleur. 6+6 a
Quand un beau jour commence et quand le mal fait trêve, 6+6 a
Les promesses du ciel ne valent pas l’oubli ; 6+6 b
Dieu même ne peut rien sur le temps accompli ; 6+6 b
Nul songe n’est si doux qu’un long sommeil sans rêve. 6+6 a
45 Le chêne a le repos, l’homme a la liberté… 6+6 a
Que ne puis-je en ce lieu prendre avec toi racines ! 6+6 b
Obéir, sans penser, à des forces divines, 6+6 b
C’est être dieu soi-même, et c’est ta volupté. 6+6 a
Verse, ah ! verse dans moi tes fraîcheurs printanières, 6+6 a
50 Les bruits mélodieux des essaims et des nids, 6+6 b
Et le frissonnement des songes infinis ; 6+6 b
Pour ta sérénité je t’aime entre nos frères. 6+6 a
Si j’avais, comme toi, tout un mont pour soutien, 6+6 a
Si mes deux pieds trempaient dans la source des choses, 6+6 b
55 Si l’Aurore humectait mes cheveux de ses roses, 6+6 b
Si mon cœur recelait toute la paix du tien ; 6+6 a
Si j’étais un grand chêne avec ta sève pure, 6+6 a
Pour tous, ainsi que toi, bon, riche, hospitalier, 6+6 b
J’abriterais l’abeille et l’oiseau familier 6+6 b
60 Qui, sur ton front touffu, répandent le murmure ; 6+6 a
Mes feuilles verseraient l’oubli sacré du mal, 6+6 a
Le sommeil, à mes pieds, monterait de la mousse ; 6+6 b
Et là viendraient tous ceux que la cité repousse 6+6 b
Écouter ce silence où parle l’idéal. 6+6 a
65 Nourri par la nature, au destin résignée, 6+6 a
Des esprits qu’elle aspire et qui la font rêver, 6+6 b
Sans trembler devant lui, comme sans le braver, 6+6 b
Du bûcheron divin j’attendrais la cognée. 6+6 a
II
LA MORT D’UN CHÊNE
I
Quand l’homme te frappa de sa lâche cognée, 6+6 a
70 Ô roi qu’hier le mont portait avec orgueil, 6+6 b
Mon âme, au premier coup, retentit indignée, 6+6 a
Et dans la forêt sainte il se fit un grand deuil. 6+6 b
Un murmure éclata sous ses ombres paisibles : 6+6 a
J’entendis des sanglots et des bruits menaçants ; 6+6 b
75 Je vis errer des bois les hôtes invisibles, 6+6 a
Pour te défendre, hélas ! contre l’homme impuissants. 6+6 b
Tout un peuple effrayé partit de ton feuillage, 6+6 a
Et mille oiseaux chanteurs, troublés dans leurs amours, 6+6 b
Planèrent sur ton front, comme un pâle nuage, 6+6 a
80 Perçant de cris aigus tes gémissements sourds. 6+6 b
Le flot triste hésita dans l’urne des fontaines ; 6+6 a
Le haut du mont trembla sous les pins chancelants, 6+6 b
Et l’aquilon roula dans les gorges lointaines 6+6 a
L’écho des grands soupirs arrachés à tes flancs. 6+6 b
85 Ta chute laboura, comme un coup de tonnerre, 6+6 a
Un arpent tout entier sur le sol paternel ; 6+6 b
Et quand son sein meurtri reçut ton corps, la terre 6+6 a
Eut un rugissement terrible et solennel. 6+6 b
Car Cybèle t’aimait, toi l’aîné de ses chênes, 6+6 a
90 Comme un premier enfant que sa mère a nourri ; 6+6 b
Du plus pur de sa sève elle abreuvait tes veines, 6+6 a
Et son front se levait pour te faire un abri. 6+6 b
Elle entoura tes pieds d’un long tapis de mousse, 6+6 a
Où toujours en avril elle faisait germer 6+6 b
95 Pervenche et violette à l’odeur fraîche et douce, 6+6 a
Pour qu’on choisît ton ombre et qu’on y vînt aimer. 6+6 b
Toi, sur elle épanchant cette ombre et tes murmures, 6+6 a
Oh ! tu lui payais bien ton tribut filial ! 6+6 b
Et chaque automne à flots versait tes feuilles mûres, 6+6 a
100 Comme un manteau d’hiver, sur le coteau natal. 6+6 b
La terre s’enivrait de ta large harmonie ; 6+6 a
Pour parler dans la brise, elle a créé les bois ; 6+6 b
Quand elle veut gémir d’une plainte infinie, 6+6 a
Des chênes et des pins elle emprunte la voix. 6+6 b
105 Cybèle t’amenait une immense famille ; 6+6 a
Chaque branche portait son nid ou son essaim : 6+6 b
Abeille, oiseaux, reptile, insecte qui fourmille, 6+6 a
Tous avaient la pâture et l’abri dans ton sein. 6+6 b
Ta chute a dispersé tout ce peuple sonore ; 6+6 a
110 Mille êtres avec toi tombent anéantis ; 6+6 b
A ta place, dans l’air, seuls voltigent encore 6+6 a
Quelques pauvres oiseaux qui cherchent leurs petits. 6+6 b
Tes rameaux ont broyé des troncs déjà robustes ; 6+6 a
Autour de toi la mort a fauché largement. 6+6 b
115 Tu gis sur un monceau de chênes et d’arbustes. 6+6 a
J’ai vu tes verts cheveux pâlir en un moment. 6+6 b
Et ton éternité pourtant me semblait sûre ! 6+6 a
La terre te gardait des jours multipliés… 6+6 b
La sève afflue encor par l’horrible blessure 6+6 a
120 Qui dessécha le tronc séparé de ses pieds. 6+6 b
Oh ! ne prodigue plus la sève à ces racines, 6+6 a
Ne verse pas ton sang sur ce fils expiré, 6+6 b
Mère ! garde-le tout pour les plantes voisines : 6+6 a
Le chêne ne boit plus ce breuvage sacré. 6+6 b
125 Dis adieu, pauvre chêne, au printemps qui t’enivre. 6+6 a
Hier, il t’a paré de feuillages nouveaux ; 6+6 b
Tu ne sentiras plus ce bonheur de revivre. 6+6 a
Adieu les nids d’amour qui peuplaient tes rameaux. 6+6 b
Adieu les noirs essaims bourdonnant sur tes branches, 6+6 a
130 Le frisson de la feuille aux caresses du vent, 6+6 b
Adieu les frais tapis de mousse et de pervenches 6+6 a
Où le bruit des baisers t’a réjoui souvent. 6+6 b
Ô chêne, je comprends ta puissante agonie ! 6+6 a
Dans sa paix, dans sa force, il est dur de mourir ; 6+6 b
135 A voir crouler ta tête, au printemps rajeunie, 6+6 a
Je devine, ô géant ! ce que tu dois souffrir. 6+6 b
Ainsi jusqu’à ses pieds l’homme t’a fait descendre ; 6+6 a
Son fer a dépecé les rameaux et le tronc ; 6+6 b
Cet être harmonieux sera fumée et cendre, 6+6 a
140 Et la terre et le vent se le partageront ! 6+6 b
Mais n’est-il rien de toi qui subsiste et qui dure ? 6+6 a
Où s’en vont ces esprits d’écorce recouverts ? 6+6 b
Et n’est-il de vivant que l’immense nature, 6+6 a
Une au fond, mais s’ornant de mille aspects divers ? 6+6 b
145 Quel qu’il soit, cependant, ma voix bénit ton être 6+6 a
Pour le divin repos qu’à tes pieds j’ai goûté. 6+6 b
Dans un jeune univers, si tu dois y renaître, 6+6 a
Puisses-tu retrouver la force et la beauté ! 6+6 b
Car j’ai pour les forêts des amours fraternelles ; 6+6 a
150 Poète vêtu d’ombre, et dans la paix rêvant, 6+6 b
Je vis avec lenteur, triste et calme ; et, comme elles, 6+6 a
Je porte haut ma tête, et chante au moindre vent. 6+6 b
Je crois le bien au fond de tout ce que j’ignore ; 6+6 a
J’espère malgré tout, mais nul bonheur humain : 6+6 b
155 Comme un chêne immobile, en mon repos sonore, 6+6 a
J’attends le jour de Dieu qui nous luira demain. 6+6 b
En moi de la forêt le calme s’insinue ; 6+6 a
De ses arbres sacrés, dans l’ombre enseveli, 6+6 b
J’apprends la patience aux hommes inconnue, 6+6 a
160 Et mon cœur apaisé vit d’espoir et d’oubli. 6+6 b
Mais l’homme fait la guerre aux forêts pacifiques ; 6+6 a
L’ombrage sur les monts recule chaque jour ; 6+6 b
Rien ne nous restera des asiles mystiques 6+6 a
Où l’âme va cueillir la pensée et l’amour. 6+6 b
165 Prends ton vol, ô mon cœur ! la terre n’a plus d’ombres 6+6 a
Et les oiseaux du ciel, les rêves infinis, 6+6 b
Les blanches visions qui cherchent les lieux sombres, 6+6 a
Bientôt n’auront plus d’arbre où déposer leurs nids. 6+6 b
La terre se dépouille et perd ses sanctuaires ; 6+6 a
170 On chasse des vallons ses hôtes merveilleux. 6+6 b
Les dieux aimaient des bois les temples séculaires, 6+6 a
La hache a fait tomber les chênes et les dieux. 6+6 b
Plus d’autels, plus d’ombrage et de paix abritée, 6+6 a
Plus de rites sacrés sous les grands dômes verts ! 6+6 b
175 Nous léguons à nos fils la terre dévastée, 6+6 a
Car nos pères nous ont légué des cieux déserts. 6+6 b
II
Ainsi tu gémissais, poète, ami des chênes, 6+6 a
Toi qui gardes encor le culte des vieux jours. 6+6 b
Tu vois l’homme altéré sans ombre et sans fontaines…. 6+6 a
180 Va ! l’antique Cybèle enfantera toujours ! 6+6 b
Lève-toi ! c’est assez pleurer sur ce qui tombe ; 6+6 a
La lyre doit savoir prédire et consoler ; 6+6 b
Quand l’esprit te conduit sur le bord d’une tombe, 6+6 a
De vie et d’avenir c’est pour nous y parler. 6+6 b
185 Crains-tu de voir tarir la sève universelle, 6+6 a
Parce qu’un chêne est mort et qu’il était géant ? 6+6 b
Ô poète ! âme ardente, en qui l’amour ruisselle, 6+6 a
Organe de la vie, as-tu peur du néant ? 6+6 b
Va ! l’œil qui nous réchauffe a plus d’un jour à luire ; 6+6 a
190 Le grand semeur a bien des graines à semer. 6+6 b
La nature n’est pas lasse encor de produire : 6+6 a
Car, ton cœur le sait bien, Dieu n’est pas las d’aimer. 6+6 b
Tandis que tu gémis sur cet arbre en ruines, 6+6 a
Mille germes là-bas déposés en secret. 6+6 b
195 Sous le regard de Dieu veillent dans ces collines, 6+6 a
Tout prêts à s’élancer en vivante forêt. 6+6 b
Nos fils pourront aimer et rêver sous leurs dômes, 6+6 a
Le poète adorer la nature et chanter ; 6+6 b
Dans l’ombreux labyrinthe où tu vois des fantômes, 6+6 a
200 Un idéal plus pur viendra les visiter. 6+6 b
Croissez sur nos débris, croissez, forêts nouvelles ! 6+6 a
Sur vos jeunes bourgeons nous verserons nos pleurs ; 6+6 b
D’avance je vous vois, plus fortes et plus belles, 6+6 a
Faire un plus doux ombrage à des hôtes meilleurs. 6+6 b
205 Vous n’abriterez plus de sanglants sacrifices ; 6+6 a
L’âge emporte les dieux ennemis de la paix. 6+6 b
Aux chants, aux jeux sacrés, vos séjours sont propices ; 6+6 a
Votre mousse aux loisirs offre des lits épais. 6+6 b
Ne penche plus ton front sur les choses qui meurent ; 6+6 a
210 Tourne au levant tes yeux, ton cœur à l’avenir. 6+6 b
Les arbres sont tombés, mais les germes demeurent ; 6+6 a
Tends sur ceux qui naîtront tes bras pour les bénir. 6+6 b
Poète aux longs regards, vois les races futures, 6+6 a
Vois ces bois merveilleux à l’horizon éclos ; 6+6 b
215 Dans ton sein prophétique écoute leurs murmures ; 6+6 a
Écoute : au lieu d’un bruit de fer et de sanglots, 6+6 b
Sur des coteaux baignés par des clartés sereines, 6+6 a
Où des peuples joyeux semblent se reposer, 6+6 b
Sous les chênes émus, les hêtres et les frênes, 6+6 a
220 On dirait qu’on entend un immense baiser ! 6+6 b
III
LE BUCHERON
I
Le chêne aux flancs noueux dans l’herbe est couché mort, 6+6 a
Mais du vieux bûcheron c’est le dernier effort ; 6+6 a
Il pose sa cognée et s’accoude au long manche ; 6+6 b
Il se courbe, en soufflant, le pied sur une branche ; 6+6 b
225 Son morceau de pain noir est gagné pour demain ; 6+6 c
Et, s’essuyant le front du revers de la main : 6+6 c
« Triste et rude métier que de porter la hache ! 6+6 a
A ce labeur de mort quel dieu m’a condamné ? 6+6 b
Sur tes plus beaux enfants j’ai frappé sans relâche, 6+6 a
230 Et je t’aime pourtant, forêt où je suis né ! 6+6 b
« Ton ombre est mon pays ; j’y vieillis ; je sais l’âge 6+6 a
Des grands chênes épars sur les coteaux voisins. 6+6 b
Jamais je ne dormis dans les murs d’un village ; 6+6 a
Je ne cueillis jamais le blé ni les raisins. 6+6 b
235 « Ma mère me berça dans la mousse et l’écorce ; 6+6 a
J’ai, dans un nid pareil, vu dormir mes enfants ; 6+6 b
Et, comme moi jadis, fiers de leur jeune force, 6+6 a
Ils grimpaient, tout petits, sur l’arbre que je fends. 6+6 b
« J’ai compté de beaux jours, hélas ! et des jours sombres 6+6 a
240 Que savent tous ces bois, complices ou témoins ; 6+6 b
J’ai connu d’autres maux que la faim sous leurs ombres ; 6+6 a
Dans un corps endurci l’âme ne vit pas moins. 6+6 b
« Je la sens s’agiter sous le joug qui m’enchaîne ; 6+6 a
Et l’arbre, gémissant de mes coups assidus, 6+6 b
245 Parle au noir bûcheron qui fend le cœur du chêne 6+6 a
Comme aux pales rêveurs sur la mousse étendus. 6+6 b
« J’eus chez vous mon printemps, mes songes, mes chimères, 6+6 a
Arbres qui modérez le soleil et le vent ! 6+6 b
J’ai versé sur vos pieds des larmes bien amères, 6+6 a
250 Mais pour moi votre miel a coulé bien souvent. 6+6 b
« J’entends parfois de loin monter la voix des villes, 6+6 a
Elle m’arrive en bruits douloureux et discords ; 6+6 b
J’aime mieux écouter ces feuillages mobiles 6+6 a
D’où pleut un frais sommeil sur l’âme et sur le corps. 6+6 b
255 « D’ailleurs, la voix qui siffle en traversant l’érable, 6+6 a
Le son calme et plaintif qui s’exhale du pin, 6+6 b
Ont un écho dans moi, profond, vague, ineffable 6+6 a
Dont j’écoute en tous lieux le murmure sans fin. 6+6 b
« Si j’ai vos bras noueux, vos cheveux longs et rudes, 6+6 a
260 J’ai mes chansons aussi, mes bruits graves et doux, 6+6 b
Et sur mon front ridé le vent des solitudes, 6+6 a
O chênes fraternels, frémit comme sur vous ! 6+6 b
« En ennemi, pourtant, sur ces monts que j’outrage, 6+6 a
La hache en main, frappant tous mes hôtes chéris, 6+6 b
265 Liés en vifs faisceaux pour un sordide usage, 6+6 a
Des rameaux et des troncs j’entasse les débris. 6+6 b
« Aussi mon âme est triste et j’ai le regard sombre ; 6+6 a
Destructeur des forêts, je me suis odieux ; 6+6 b
J’ai déjà dépouillé cent arpents de leur ombre ; 6+6 a
270 J’ai fait place aux humains ; pardonnez-moi, grands dieux ! 6+6 b
« Mais c’est la pauvreté qui par moi vous profane, 6+6 a
Saints temples des forêts, arbres que j’aime en vain ! 6+6 b
Pour mes fils affamés dans ma pauvre cabane, 6+6 a
Chaque arbre, hélas ! qui tombe est un morceau de pain. 6+6 b
275 « La pauvreté ! c’est elle avec qui ce fer lutte ; 6+6 a
Elle fait taire en moi ces choses que j’entends ; 6+6 b
C’est elle qui renverse, en pleurant sur sa chute, 6+6 a
Pour les besoins d’un jour, le chêne de cent ans. 6+6 b
« Heureux ! — si le bonheur visite un riche même, 6+6 a
280 Loin de cette ombre antique où parle un dieu caché, — 6+6 b
Heureux le laboureur, heureux celui qui sème 6+6 a
Et reçut des aïeux son champ tout défriché ! 6+6 b
« Il ne récolte pas son pain du sacrilège ; 6+6 a
Tranquille en son labeur, ignorant mes combats, 6+6 b
285 Il n’a jamais sapé le toit qui le protège, 6+6 a
Ces vieilles amitiés qu’en frémissant j’abats. 6+6 b
« Adieu les troncs divins qu’un peuple immense habite, 6+6 a
Les abeilles et l’homme et les oiseaux du ciel, 6+6 b
Tours que le vent balance et dont le flanc palpite 6+6 a
290 Ruisselant de fraîcheur, d’harmonie et de miel ! 6+6 b
« Il en reste un… marqué du sceau fatal du maître, 6+6 a
Mon plus cher souvenir… à frapper quelque jour. 6+6 b
Mon vieil hôte, du bois l’ornement et l’ancêtre 6+6 a
À lui de s’écrouler… Puis ce sera mon tour ! » 6+6 b
II
295 Frappe, ô vieux bûcheron, et détruis sans murmures : 6+6 a
Les anciennes forêts pour la hache sont mûres. 6+6 a
L’orage est, comme toi, terrible et bienfaisant. 6+6 b
Oui, votre office est rude et ton fer est pesant : 6+6 b
Car ces bois sont pour toi consacrés par des tombes, 6+6 a
300 Ces rameaux ont porté le nid de tes colombes, 6+6 a
Et ce chêne entouré d’un culte filial 6+6 b
Prêta sa mousse épaisse à ton lit nuptial. 6+6 b
Dans le vague sommeil où son ombre te plonge, 6+6 a
De tes jeunes saisons le rêve se prolonge. 6+6 a
305 Il est dur de saper et de jeter au feu 6+6 b
Les vieux piliers du temple où l’on a connu Dieu. 6+6 b
Mais des vallons obscurs et peuplés de fantômes 6+6 a
Aux ailes d’or du jour il faut ouvrir les dômes, 6+6 a
Pour qu’un soleil fécond fasse, en dardant sur eux, 6+6 b
310 Fuir de l’humide sol les esprits ténébreux, 6+6 b
Et, préparant les champs à des moissons prochaines, 6+6 a
Livre à des bras humains le royaume des chênes. 6+6 a
Dieu le veut ! les cités déplacent les forêts, 6+6 b
Et le désert souvent suit la cité de près. 6+6 b
315 Comme l’arbre, à son jour, quitte ou reprend sa feuille, 6+6 a
Quoi que fasse en ses flancs la ruche et qu’elle veuille, 6+6 a
Ainsi, docile au vent toujours prêt à souffler, 6+6 b
Le monde en ses saisons doit se renouveler. 6+6 b
Sur les coteaux ombreux pour qu’un peuple y fourmille, 6+6 a
320 Fais place avec la hache à ta jeune famille ; 6+6 a
Là, sous les cerisiers encor rouges de fruit, 6+6 b
Mille bruns moissonneurs souperont à grand bruit ; 6+6 b
De beaux enfants joufflus, rentrant le soir aux granges, 6+6 a
Passeront en chantant sur le char des vendanges, 6+6 a
325 Et les joyeux voisins viendront se convier 6+6 b
A rompre le pain blanc au pied de l’olivier, 6+6 b
Et tout ce peuple heureux des vastes métairies, 6+6 a
Uni pour le travail en douces confréries, 6+6 a
Célèbre en ses chansons l’ancêtre courageux 6+6 b
330 Qui de l’âge de fer vit les jours orageux, 6+6 b
Prépara le désert à la culture humaine, 6+6 a
Et, pour faire à ses fils un plus libre domaine, 6+6 a
Brava, tout en pleurant l’ombre qu’il adorait, 6+6 b
L’amour et la terreur de l’antique forêt. 6+6 b
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