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LAP_15/LAP242
Victor de LAPRADE
LE LIVRE DES ADIEUX
1874-1880
VII
A L'ANGE GARDIEN
Je veux, pour bien finir en reprenant courage, 6+6 a
Accomplir un devoir dont j'aime la douceur. 6+6 b
Et vous parler encor, sur ma dernière page, 6+6 a
O vous qui m'exhortez et relevez mon cœur. 6+6 b
5 Votre esprit dans le mien verse encor sa lumière ; 6+6 a
La mort n'a pas brisé nos entretiens chéris : 6+6 b
Vous me dictez toujours, grande âme de ma mère, 6+6 a
Et la loi que j'observe et les vers que j'écris. 6+6 b
C'est vous, sans le savoir, humble femme ingénue, 6+6 a
10 Qui m'avez fait poète habitant les sommets ; 6+6 b
Et vous m'avez légué cette ardeur contenue 6+6 a
Qui brûle au sein de l'ombre et ne s'éteint jamais. 6+6 b
Ma voix tombe et mon sang va se glacer peut-être ; 6+6 a
Je suis prêt ici-bas à me taire, il le faut ; 6+6 b
15 Mais je sais que la mort nous appelle à renaître, 6+6 a
Et l'hymne interrompu sera repris là-haut. 6+6 b
Il me reste mon cœur à défaut de génie, 6+6 a
Mon cœur où vous lisez, où vous régnez toujours ; 6+6 b
Du père et du chrétien l'œuvre n'est pas finie, 6+6 a
20 Mère, et pour l'accomplir j'ai besoin de secours. 6+6 b
Voici l'heure d'agir et d'oublier ce livre, 6+6 a
Pâle et stérile hommage au bien que j'ai rêvé ; 6+6 b
Donnons à Dieu tout seul ce qui me reste à vivre 6+6 a
Et faisons de mon âme un poème achevé. 6+6 b
25 Vous savez ce qui manque à ce cœur misérable. 6+6 a
Ah ! je vous cacherais, ici-bas, tous mes pleurs : 6+6 b
Mais, là-haut, votre paix demeure inaltérable 6+6 a
Et Dieu vous laisse voir au fond de mes douleurs. 6+6 b
Car la fin et la cause et le prix de nos luttes. 6+6 a
30 Tout dans un seul regard apparaît aux élus : 6+6 b
Vous savez la victoire aussitôt que les chutes, 6+6 a
Vous voyez ma torture… et vous n'en souffrez plus. 6+6 b
Pauvre cœur maternel si tendre à toute chose, 6+6 a
Qui répondais si vite à mes moindres penséespensers ! 6+6 b
35 Toi qui saignais aux plis d'une feuille de rose, 6+6 a
Quand mon corps ou mon âme en étaient offensés ! 6+6 b
Regarde et connais-moi dans toute ma misère. 6+6 a
Suis-moi dans les détours de mon sentier fatal. 6+6 b
Car tu dois mesurer là-haut, ma douce mère. 6+6 a
40 Le prix à mes efforts, le remède à mon mal. 6+6 b
Laisse ma vieille chair à sa longue torture : 6+6 a
C'est plus près de mon cœur que j'eus mon ennemi ; 6+6 b
Toi-même dans tes os, dominant la nature, 6+6 a
Tu souffris davantage et tu n'as pas gémi. 6+6 b
45 Mais il existe un mal sans honneur et sans trêve 6+6 a
Qu'un cœur pareil au tien n'eût jamais soupçonné, 6+6 b
Que tu n'entrevis pas, même en un mauvais rêve 6+6 a
Moi qui meurs de ses coups, j'en demeure étonné. 6+6 b
Tu vois tout de là-haut. Sois mon guide et mon juge ! 6+6 a
50 Tu sais bien quelle paix habitait parmi nous : 6+6 b
Chacun était pour tous un bonheur, un refuge ; 6+6 a
Tu connaissais ton fils, un enfant simple et doux. 6+6 b
Sans rêve ambitieux de pouvoir, de richesse, 6+6 a
L'honneur et le travail étaient ses seuls besoins 6+6 b
55 Tu sais de quels amis il obtint la tendresse ; 6+6 a
Son humble histoire un jour aura de fiers témoins. 6+6 b
A lui, rêveur paisible et frère des poètes, 6+6 a
Il était dû, peut-être, une part de douleur 6+6 b
Autre que la discorde et d'ignobles tempêtes 6+6 a
60 Grâce à Dieu, tu n'as vu que d'en haut son malheur. 6+6 b
Ici-bas, tu ne peux vider sa coupe amère ; 6+6 a
Souffrons, puisqu'il le faut, jusqu'au jour de mourir ! 6+6 b
Ce n'est pas le bonheur que je demande, ô mère, 6+6 a
C'est l'humble patience et l'art de mieux souffrir. 6+6 b
65 Qu'au moins de ces douleurs je sois seule victime ; 6+6 a
L'avenir n'est pour moi qu'un morne épouvantail. 6+6 b
Mais sauve, s'il se peut, de mon naufrage intime 6+6 a
Ma liberté d'esprit et mon pauvre travail. 6+6 b
Au tenace ouragan j'abandonne le reste, 6+6 a
70 Et mon corps et mon cœur et mes affreuses nuits ! 6+6 b
Tous ces maux acceptés auront leur fin céleste, 6+6 a
Je n'aurai pas connu de stériles ennuis. 6+6 b
Tu dirigeas mon âme et mes yeux et ma plume 6+6 a
Vers un monde où finit, mon Dieu, votre rigueur ; 6+6 b
75 Dans ces combats obscurs où plus d'un se consume, 6+6 a
Tu m'auras conservé ma sereine vigueur. 6+6 b
Tu feras mieux pour moi ! Tu voudras, je l'espère. 6+6 a
Que fidèle aux devoirs appris dans la maison. 6+6 b
Je garde à ton exemple, à celui de mon père, 6+6 a
80 Et ta sage tendresse et sa douce raison. 6+6 b
J'entends leur sainte voix qui m'invite au courage, 6+6 a
A l'oubli de ces maux qui vont se terminer : 6+6 b
Je sais qu'étant leur fils il est dans mon partage 6+6 a
De souffrir plus qu'un autre et de mieux pardonner. 6+6 b
85 Je ne demande plus que des heures de trêve 6+6 a
Pour recueillir mon âme en un dernier effort, 6+6 b
Pour aider à ta main qui vers Dieu me soulève 6+6 a
Et jouir de la paix au moment de la mort. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite périodique
schéma : 22(abab)
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