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LAP_15/LAP238
Victor de LAPRADE
LE LIVRE DES ADIEUX
1874-1880
III
DEO OPTIMO MAXIMO
I
Je t'adorai longtemps, décevante nature ! 6+6 a
J'ai dit ta beauté sainte et nos saintes amours ; 6+6 b
Empruntant mes accords à toute créature, 6+6 a
J'ai loué soixante ans ton œuvre des six jours. 6+6 b
5 Je t'ai prêté la vie et les clartés de l'âme, 6+6 a
J'ai fait rendre à tes bruits mille oracles charmants ; 6+6 b
Sur tes obscurités je répandais ma flamme, 6+6 a
Je tirais des chansons de tes gémissements. 6+6 b
Il suffisait d'un chêne ou d'un buisson de roses 6+6 a
10 Pour voiler à mes yeux, pour éclipser le mal ; 6+6 b
Et mon esprit forçait les plus sinistres choses 6+6 a
A sourire, à fleurir, à parler d'idéal. 6+6 b
J'admirais tout ! en tout je voyais l'invisible ; 6+6 a
Puis, rentré dans mon cœur épris de l'univers. 6+6 b
15 J'y trouvais, j'écrivais d'un doigt sûr et paisible 6+6 a
Ton nom, amour, ton nom, le but de tous mes vers ! 6+6 b
J'emportais avec moi mon soleil dans les villes ; 6+6 a
Et, dressé, dès l'enfance, à ne voir que le beau, 6+6 b
J'allais heureux, j'allais aveugle aux laideurs viles, 6+6 a
20 Ne lisant l'âme humaine, amour, qu'à ton flambeau. 6+6 b
Je montais d'un pied ferme aux sommets de l'histoire, 6+6 a
Sourd aux cris de la foule et rebelle aux vainqueurs, 6+6 b
J'écoutais, à travers les erreurs de la gloire. 6+6 a
J'écoutais longuement palpiter les grands cœurs. 6+6 b
25 Je ne m'arrêtais point aux crimes éphémères ; 6+6 a
Et croyant que l'oubli suffit à les punir, 6+6 b
J'oubliais ; et tout plein de mes nobles chimères, 6+6 a
Des vertus que j'aimais je peuplais l'avenir. 6+6 b
Ainsi, des temps passés et des temps où nous sommes, 6+6 a
30 Le bien seul se gravait dans mon cœur, dans mes yeux ; 6+6 b
Ivre de la nature, ouverte à tous les hommes. 6+6 a
Mon âme embrassait tout de ses baisers joyeux. 6+6 b
II
J'ai vécu, j'ai connu la nature et ses hôtes ; 6+6 a
Le temps leur retira ce qu'ils tenaient de moi ; 6+6 b
35 A travers mes douleurs, mes combats et mes fautes. 6+6 a
Sa main froide a pesé les objets de ma foi. 6+6 b
J'ai cessé de nombrer les fleurs et les étoiles ; 6+6 a
Mais, penché sur ton sein, creusant avec effort, 6+6 b
De ta beauté qui ment j'ai fait tomber les voiles. 6+6 a
40 Effroyable univers, atelier de la mort ! 6+6 b
Tout s'y heurte et s'y brise et tout s'entre-dévore ; 6+6 a
Chaque être tue et meurt froidement criminel ; 6+6 b
On souffre, on fait souffrir des douleurs qu'on abhorre 6+6 a
Qu'est-ce que la nature ? Un carnage éternel. 6+6 b
45 Qu'importe à ce qui meurt tout ce qui va revivre ? 6+6 a
Qu'importe ma torture à ta sérénité ? 6+6 b
Tu bois toujours du sang et tu n'es jamais ivre ; 6+6 a
De ces meurtres sans fin tu nourris ta beauté. 6+6 b
Ces beautés, ces faux dieux dont j'étais idolâtre, 6+6 a
50 Nés de l'horrible mort par la mort sont défaits. 6+6 b
Toi que j'ai tant aimée, implacable marâtre, 6+6 a
Tu m'as créé mortel, nature, et je le hais ! 6+6 b
Qu'ils soient maudits le lieu, l'heure où tu m'as fait naître, 6+6 a
Ces jours d'espoirs grossiers et de lâches regrets. 6+6 b
55 Où, dans l'orgueil d'être homme et de parler en maître, 6+6 a
J'ai pu croire à ce mot insensé : le progrès ! 6+6 b
Quel siècle méprisé, quelle horde sauvage. 6+6 a
D'une hache de pierre armant sa lourde main, 6+6 b
Quel siècle a plus détruit sans faire un seul ouvrage 6+6 a
60 Et s'est plus largement soûlé de sang humain ? 6+6 b
J'ai vu Paris stupide et s'égorgeant lui-même 6+6 a
A force de haïr ses ancêtres, son Dieu, 6+6 b
S'acharner sur les arts, sur les œuvres qu'il aime 6+6 a
Tout noyer dans le sang, tout jeter dans le feu. 6+6 b
65 Encore un peu de temps, Raphaël, Michel-Ange, 6+6 a
Ce grand Louvre insulté par d'ignobles rimeurs, 6+6 b
Au pétrole échappés crouleront dans la fange 6+6 a
Du progrès qui s'annonce et des nouvelles mœurs. 6+6 b
Heureux les bords du Tibre après ceux de la Seine ! 6+6 a
70 Ils verront, eux aussi, brisant prêtres et rois, 6+6 b
Régner, brûler, tuer cette canaille obscène 6+6 a
Au nom de qui l'on juge et l'on bâcle nos lois.' 6+6 b
Passez, divins sculpteurs, peintres sacrés, prophètes. 6+6 a
N'aspirez plus en haut, le peuple seul est Dieu. 6+6 b
75 Votre art, venant du ciel, attristerait ses fêtes ; 6+6 a
L'âme de cette foule, elle est dans le vin bleu. 6+6 b
Donc, j'aurai célébré, moi fidèle aux ancêtres. 6+6 a
L'esprit nouveau, la paix, la liberté, les arts. 6+6 b
Pour vieillir opprimé sous ces ignobles maîtres 6+6 a
80 Entre une plèbe immonde et d'immondes Césars ! 6+6 b
Devais-je ainsi finir dans le mépris de l'homme. 6+6 a
Dans l'effroi des beaux lieux si chers jusqu'à ce jour. 6+6 b
Oubliant le nom vrai dont l'univers se nomme, 6+6 a
Et mourir dans la haine ayant vécu d'amour ? 6+6 b
III
85 Va, tu peu.K ressaisir, il suffit d'un coup d'ailes. 6+6 a
Tout ce monde immortel de lumière et d'espoir. 6+6 b
La beauté t'a dit vrai, tes rêves sont fidèles : 6+6 a
Rien n'est fait pour mentir et pour nous décevoir. 6+6 b
Tes yeux seuls ont changé, la nature est la même ; 6+6 a
90 Ton cœur épris du bien à lui-même est pareil ; 6+6 b
En suivant la clarté de l'idéal qu'il aime, 6+6 a
Tu pourrais longuement te passer du soleil. 6+6 b
Éteins autour de toi tous les flambeaux vulgaires, 6+6 a
Ces scribes, ces tribuns, leur fol éclat te nuit 6+6 b
95 Si tu veux retrouver tes amours de naguères, 6+6 a
Renferme-toi tout seul dans une chaste nuit. 6+6 b
Rendors-toi du sommeil des fortes rêveries ; 6+6 a
Soudain reparaîtront, aux accords des neuf Sœurs, 6+6 b
Les heureux défilés des blanches Théories, 6+6 a
100 Chantant comme autrefois des hymnes à deux chœurs. 6+6 b
Tu les reconnais bien, ces figures lointaines, 6+6 a
Tu peux les rappeler chacune par son nom, 6+6 b
Toi qui suivais leurs pas dans les fêtes d'Athènes, 6+6 a
Toi qui les écoutais autour du Parthénon ! 6+6 b
105 Jeunes, belles toujours, de lumière inondées, 6+6 a
Portant des fleurs, et toi des myrtes à la main, 6+6 b
Vous reprendrez, poète, et vous, chastes Idées, 6+6 a
Vous reprendrez en Dieu votre éternel chemin. 6+6 b
Crois-tu qu'on puisse errer sans rentrer dans ses voies 6+6 a
110 Quand on l'a pour seul but, cœur droit et sans détour ? 6+6 b
Crois-tu qu'après les deuils, les fautes et les joies, 6+6 a
Dans son sein paternel on ne fait plus retour ? 6+6 b
Tu n'as cessé jamais, dans ta nuit la plus sombre. 6+6 a
D'illuminer tes vers de son nom bienfaisant ; 6+6 b
115 Sa colonne de feu planait sur toi dans l'ombre, 6+6 a
Tu l'as senti partout, ce Dieu toujours présent. 6+6 b
Qu'importe qu'on l'ignore, ou l'insulte, ou le nie, 6+6 a
Qu'on le démontre esclave en un monde fatal, 6+6 b
Qu'on lance contre lui, terreur ou calomnie, 6+6 a
120 Ce blasphème sanglant, l'éternité du mal ! 6+6 b
Va, rien ne troublera ta foi calme et profonde ; 6+6 a
Tu sais ton Dieu très bon, très grand, toujours vainqueur 6+6 b
On peut le méconnaître en disséquant le monde, 6+6 a
Si tu veux le bien voir, regarde dans ton cœur ; 6+6 b
125 Dans un cœur affranchi des ambitions vaines. 6+6 a
De ses désirs trompés ne portant plus le deuil. 6+6 b
Pur, serein, au-dessus des craintes et des haines, 6+6 a
Et dans l'immense amour abjurant son orgueil. 6+6 b
Alors tu reprendras ta paix et ta lumière ; 6+6 a
130 Tu feras mieux qu'aux jours de ta virginité : 6+6 b
Le mal que tu nias dans ta candeur première. 6+6 a
Tu l'auras vu, souffert… Et tu l'auras dompté. 6+6 b
Rien n'opprimera plus ta raison asservie ; 6+6 a
Du combat de la mort tu te feras un jeu, 6+6 b
135 Et tu t'élanceras dans l'éternelle vie. 6+6 a
Libre et sûr de toi-même et certain de ton Dieu. 6+6 b
Oui, je vous ai conquis, je vous possède, ô Père ! 6+6 a
Sais-je encor ce qu'étaient mes fragiles tourments ? 6+6 b
Je vois, je sens, je tiens tout ce qu'un autre espère : 6+6 a
140 Rien ne m'arrachera de vos embrassements. 6+6 b
Craindre et se méfier, c'est le crime suprême : 6+6 a
Ma faute à moi fut moindre, et j'aurai mon pardon 6+6 b
Ayant redit sans cesse à qui pleure ou blasphème 6+6 a
Que l'homme est votre fils et que vous êtes bon. 6+6 b
145 Vous êtes bon, voilà ma force et mon courage ! 6+6 a
Votre bonté sans terme atteint jusqu'aux méchants. 6+6 b
La bonté, la beauté dans vous, dans votre ouvrage, 6+6 a
C'était l'objet unique et l'âme de mes chants ? 6+6 b
Je me tais, ma voix tombe et mon hymne s'achève, 6+6 a
150 Nommant de son vrai nom l'idéal innomé ; 6+6 b
La mort, la douce mort m'éveille de mon rêve 6+6 a
Le Dieu bon m'enveloppe, et tout est consommé. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite périodique
schéma : 38(abab)
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